Michel Foucault : "Qu'est-ce qu'un auteur ?" pdf

Michel Foucault en posture d'écoute,
 attentif et sévère...
« Qu’est-ce qu’un auteur ? » se demande Michel Foucault dans une conférence-débat donnée le 22 février 1969. Et de démontrer le pouvoir non de l’auteur, mais d’une notion construite qu’il appelle la « fonction auteur » qui va permettre d’authentifier le discours, et même d’authentifier l’œuvre. Les amateurs de vacheries repèreront ici ou là quelques piques adressées à Barthes et à son fameux article sur la mort de l'auteur. En dépit de sa longueur et de sa difficulté, on est encore étonné par l'intelligence avec laquelle Foucault se saisit du problème en faisant apparaître la dimension construite de la notion. Participaient au débat Gandillac, Goldmann, Ullmo, Lacan et... Jean d'Ormesson !







Qu'est-ce qu'un auteur ?

Jean Wahl : Nous avons le plaisir d'avoir aujourd'hui parmi nous Michel Foucault. Nous avons été un peu impatients de sa venue, un peu inquiets de son retard, mais il est là. Je ne vous le présente pas, c'est le « vrai » Michel Foucault, celui des Mots et les Choses, celui de la thèse sur la folie. Je lui laisse tout de suite la parole.
Michel Foucault : Je crois - sans en être d'ailleurs très sûr - qu'il est de tradition d'apporter à cette Société de philosophie le résultat de travaux déjà achevés, pour les proposer à votre examen et à votre critique. Malheureusement, ce que je vous apporte aujourd'hui est beaucoup trop mince, je le crains, pour mériter votre attention : c'est un projet que je voudrais vous soumettre, un essai d'analyse dont j'entrevois à peine encore les grandes lignes ; mais il m'a semblé qu'en m'efforçant de les tracer devant vous, en vous demandant de les juger et de les rectifier, j'étais, « en bon névrosé », à la recherche d'un double bénéfice : celui d'abord de soustraire les résultats d'un travail qui n'existe pas encore à la rigueur de vos objections, et celui de le faire bénéficier, au moment de sa naissance, non seulement de votre parrainage, mais de vos suggestions.
Et je voudrais vous adresser une autre demande ; c'est de ne pas m'en vouloir si, en vous écoutant tout à l'heure me poser des questions, j'éprouve encore, et ici surtout, l'absence d'une voix qui m'a été jusqu'ici indispensable ; vous comprendrez bien que tout à l'heure c'est encore mon premier maître que je chercherai invinciblement à entendre. Après tout, de mon projet initial de travail c'est à lui que j'avais d'abord parlé ; à coup sûr, j'aurais eu grand besoin qu'il assiste à l'ébauche de celui-ci et qu'il m'aide une fois encore dans mes incertitudes. Mais après tout, puisque l'absence est le lieu premier du discours, acceptez, je vous en prie, que ce soit à lui, en premier lieu, que je m'adresse ce soir.
Le sujet que j'ai proposé : « Qu'est-ce qu'un auteur ? », il me faut, évidemment, le justifier un peu devant vous.
Si j'ai choisi de traiter cette question peut-être un peu étrange, c'est d'abord que je voulais faire une certaine critique de ce qu'il m'est arrivé autrefois d'écrire. Et revenir sur un certain nombre d'imprudences qu'il m'est arrivé de commettre. Dans Les Mots et les Choses, j'avais tenté d'analyser des masses verbales, des sortes de nappes discursives, qui n'étaient pas scandées par les unités habituelles du livre, de l'oeuvre et de l'auteur. Je parlais en général de l'« histoire naturelle », ou de l'« analyse des richesses », ou de l'« économie politique », mais non point d'ouvrages ou d'écrivains. Pourtant, tout au long de ce texte, j'ai utilisé naïvement, c'est-à-dire sauvagement, des noms d'auteurs. J'ai parlé de Buffon, de Cuvier, de Ricardo, etc., et j'ai laissé ces noms fonctionner dans une ambiguïté fort embarrassante. Si bien que deux sortes d'objections pouvaient être légitimement formulées, et l'ont été en effet. D'un côté, on m'a dit : vous ne décrivez pas comme il faut Buffon, ni l'ensemble de l'oeuvre de Buffon, et ce que vous dites sur Marx est dérisoirement insuffisant par rapport à la pensée de Marx. Ces objections étaient évidemment fondées, mais je ne pense pas qu'elles étaient tout à fait pertinentes par rapport à ce que je faisais ; car le problème pour moi n'était pas de décrire Buffon ou Marx, ni de restituer ce qu'ils avaient dit ou voulu dire : je cherchais simplement à trouver les règles selon lesquelles ils avaient formé un certain nombre de concepts ou d'ensembles théoriques qu'on peut rencontrer dans leurs textes. On a fait aussi une autre objection : vous formez, m'a-t-on dit, des familles monstrueuses, vous rapprochez des noms aussi manifestement opposés que ceux de Buffon et de Linné, vous mettez Cuvier à côté de Darwin, et cela contre le jeu le plus visible des parentés et des ressemblances naturelles. Là encore, je dirais que l'objection ne me semble pas convenir, car je n'ai jamais cherché à faire un tableau généalogique des individualités spirituelles, je n'ai pas voulu constituer un daguerréotype intellectuel du savant ou du naturaliste du XVIIe et du XVIIIe siècle ; je n'ai voulu former aucune famille, ni sainte ni perverse, j'ai cherché simplement - ce qui était beaucoup plus modeste - les conditions de fonctionnement de pratiques discursives spécifiques.
Alors, me direz-vous, pourquoi avoir utilisé, dans Les Mots et les Choses, des noms d'auteurs ? Il fallait, ou bien n'en utiliser aucun, ou bien définir la manière dont vous vous en servez. Cette objection-là est, je crois, parfaitement justifiée : j'ai essayé d'en mesurer les implications et les conséquences dans un texte qui va paraître bientôt ; j'essaie d'y donner statut à de grandes unités discursives comme celles qu'on appelle l'Histoire naturelle ou l'Économie politique ; je me suis demandé selon quelles méthodes, quels instruments on peut les repérer, les scander, les analyser et les décrire. Voilà le premier volet d'un travail entrepris il y a quelques années, et qui est achevé maintenant.
Mais une autre question se pose : celle de l'auteur - et c'est de celle-là que je voudrais vous entretenir maintenant. Cette notion d'auteur constitue le moment fort de l'individualisation dans l'histoire des idées, des connaissances, des littératures, dans l 'histoire de la philosophie aussi, et celle des sciences. Même aujourd'hui, quand on fait l'histoire d'un concept, ou d'un genre littéraire, ou d'un type de philosophie, je crois qu'on n'en considère pas moins de telles unités comme des scansions relativement faibles, secondes, et superposées par rapport à l'unité première, solide et fondamentale, qui est celle de l'auteur et de l'oeuvre.
Je laisserai de côté, au moins pour l'exposé de ce soir, l'analyse historico-sociologique du personnage de l'auteur. Comment l'auteur s'est individualisé dans une culture comme la nôtre, quel statut on lui a donné, à partir de quel moment, par exemple, on s'est mis à faire des recherches d'authenticité et d'attribution, dans quel système de valorisation l'auteur a été pris, à quel moment on a commencé à raconter la vie non plus des héros mais des auteurs, comment s'est instaurée cette catégorie fondamentale de la critique « l'homme-et-l'oeuvre », tout cela mériterait à coup sûr d'être analysé. Je voudrais pour l'instant envisager le seul rapport du texte à l'auteur, la manière dont le texte pointe vers cette figure qui lui est extérieure et antérieure, en apparence du moins.
Le thème dont je voudrais partir, j'en emprunte la formulation à Beckett : « Qu'importe qui parle, quelqu'un a dit qu'importe qui parle. » Dans cette indifférence, je crois qu'il faut reconnaître un des principes éthiques fondamentaux de l'écriture contemporaine. Je dis « éthique », parce que cette indifférence n'est pas tellement un trait caractérisant la manière dont on parle ou dont on écrit ; elle est plutôt une sorte de règle immanente, sans cesse reprise, jamais tout à fait appliquée, un principe qui ne marque pas l'écriture comme résultat mais la domine comme pratique. Cette règle est trop connue pour qu'il soit besoin de l'analyser longtemps ; qu'il suffise ici de la spécifier par deux de ses grands thèmes. On peut dire d'abord que l'écriture d'aujourd'hui s'est affranchie du thème de l'expression : elle n'est référée qu'à elle-même, et pourtant, elle n'est pas prise dans la forme de l'intériorité ; elle s'identifie à sa propre extériorité déployée. Ce qui veut dire qu'elle est un jeu de signes ordonné moins à son contenu signifié qu'à la nature même du signifiant ; mais aussi que cette régularité de l'écriture est toujours expérimentée du côté de ses limites ; elle est toujours en train de transgresser et d'inverser cette régularité qu'elle accepte et dont elle joue ; l'écriture se déploie comme un jeu qui va infailliblement au-delà de ses règles, et passe ainsi au-dehors. Dans l'écriture, il n'y va pas de la manifestation ou de l'exaltation du geste d'écrire ; il ne s'agit pas de l'épinglage d'un sujet dans un langage ; il est question de l'ouverture d'un espace où le sujet écrivant ne cesse de disparaître.
Le second thème est encore plus familier ; c'est la parenté de l'écriture à la mort. Ce lien renverse un thème millénaire ; le récit, ou l'épopée des Grecs, était destiné à perpétuer l'immortalité du héros, et si le héros acceptait de mourir jeune, c'était pour que sa vie, consacrée ainsi, et magnifiée par la mort, passe à l'immortalité ; le récit rachetait cette mort acceptée. D'une autre façon, le récit arabe - je pense aux Mille et Une Nuits - avait aussi pour motivation, pour thème et prétexte, de ne pas mourir : on parlait, on racontait jusqu'au petit matin pour écarter la mort, pour repousser cette échéance qui devait fermer la bouche du narrateur. Le récit de Shéhérazade, c'est l'envers acharné du meurtre, c'est l'effort de toutes les nuits pour arriver à maintenir la mort hors du cercle de l'existence. Ce thème du récit ou de l'écriture faits pour conjurer la mort, notre culture l'a métamorphosé ; l'écriture est maintenant liée au sacrifice, au sacrifice même de la vie ; effacement volontaire qui n'a pas à être représenté dans les livres, puisqu'il est accompli dans l'existence même de l'écrivain. L'oeuvre qui avait le devoir d'apporter l'immortalité a reçu maintenant le droit de tuer, d'être meurtrière de son auteur. Voyez Flaubert, Proust, Kafka. Mais il y a autre chose : ce rapport de l'écriture à la mort se manifeste aussi dans l'effacement des caractères individuels du sujet écrivant ; par toutes les chicanes qu'il établit entre lui et ce qu'il écrit, le sujet écrivant déroute tous les signes de son individualité particulière ; la marque de l'écrivain n'est plus que la singularité de son absence ; il lui faut tenir le rôle du mort dans le jeu de l'écriture. Tout cela est connu ; et il y a beau temps que la critique et la philosophie ont pris acte de cette disparition ou de cette mort de l'auteur.
Je ne suis pas sûr, cependant, qu'on ait tiré rigoureusement toutes les conséquences requises par ce constat, ni qu'on ait pris avec exactitude la mesure de l'événement. Plus précisément, il me semble qu'un certain nombre de notions qui sont aujourd'hui destinées à se substituer au privilège de l'auteur le bloquent, en fait, et esquivent ce qui devrait être dégagé. Je prendrai simplement deux de ces notions qui sont, je crois, aujourd'hui, singulièrement importantes.
La notion d'oeuvre, d'abord. On dit, en effet (et c'est encore une thèse bien familière), que le propre de la critique n'est pas de dégager les rapports de l'oeuvre à l'auteur, ni de vouloir reconstituer à travers des textes une pensée ou une expérience ; elle doit plutôt analyser l'oeuvre dans sa structure, dans son architecture, dans sa forme intrinsèque et dans le jeu de ses relations internes. Or il faut aussitôt poser un problème : « Qu'est-ce qu'une oeuvre ? qu'est-ce donc que cette curieuse unité qu'on désigne du nom d'oeuvre ? de quels éléments est-elle composée ? Une oeuvre, n'est-ce pas ce qu'a écrit celui qui est un auteur ? » On voit les difficultés surgir. Si un individu n'était pas un auteur, est-ce qu'on pourrait dire que ce qu'il a écrit, ou dit, ce qu'il a laissé dans ses papiers, ce qu'on a pu rapporter de ses propos, pourrait être appelé une « oeuvre » ? Tant que Sade n'a pas été un auteur, qu'étaient donc ses papiers ? Des rouleaux de papier sur lesquels, à l'infini, pendant ses journées de prison, il déroulait ses fantasmes.
Mais supposons qu'on ait affaire à un auteur : est-ce que tout ce qu'il a écrit ou dit, tout ce qu'il a laissé derrière lui fait partie de son oeuvre ? Problème à la fois théorique et technique. Quand on entreprend de publier, par exemple, les oeuvres de Nietzsche, où faut-il s'arrêter ? Il faut tout publier, bien sûr, mais que veut dire ce « tout » ? Tout ce que Nietzsche a publié lui-même, c'est entendu. Les brouillons de ses oeuvres ? Évidemment. Les projets d'aphorismes ? Oui. Les ratures également, les notes au bas des carnets ? Oui. Mais quand, à l'intérieur d'un carnet rempli d'aphorismes, on trouve une référence, l'indication d'un rendez-vous ou d'une adresse, une note de blanchisserie : oeuvre, ou pas oeuvre ? Mais pourquoi pas ? Et cela indéfiniment. Parmi les millions de traces laissées par quelqu'un après sa mort, comment peut-on définir une oeuvre ? La théorie de l'oeuvre n'existe pas, et ceux qui, ingénument, entreprennent d'éditer des oeuvres manquent d'une telle théorie et leur travail empirique s'en trouve bien vite paralysé. Et on pourrait continuer : est-ce qu'on peut dire que Les Mille et Une Nuits constituent une oeuvre ? Et les Stromates  de Clément d'Alexandrie ou les Vies de Diogène Laërce ? 
On aperçoit quel foisonnement de questions se pose à propos de cette notion d'oeuvre. De sorte qu'il est insuffisant d'affirmer : passons-nous de l'écrivain, passons-nous de l'auteur, et allons étudier, en elle-même, l'oeuvre. Le mot« oeuvre » et l'unité qu'il désigne sont probablement aussi problématiques que l'individualité de l'auteur.
Une autre notion, je crois, bloque le constat de disparition de l'auteur et retient en quelque sorte la pensée au bord de cet effacement ; avec subtilité, elle préserve encore l'existence de l'auteur. C'est la notion d'écriture. En toute rigueur, elle devrait permettre non seulement de se passer de la référence à l'auteur, mais de donner statut à son absence nouvelle. Dans le statut qu'on donne actuellement à la notion d'écriture, il n'est question, en effet, ni du geste d'écrire ni de la marque (symptôme ou signe) de ce qu'aurait voulu dire quelqu'un ; on s'efforce avec une remarquable profondeur de penser la condition en général de tout texte, la condition à la fois de l'espace où il se disperse et du temps où il se déploie.
Je me demande si, réduite parfois à un usage courant, cette notion ne transpose pas, dans un anonymat transcendantal, les caractères empiriques de l'auteur. Il arrive qu'on se contente d'effacer les marques trop visibles de l'empiricité de l'auteur en faisant jouer, l'une parallèlement à l'autre, l'une contre l'autre, deux manières de la caractériser : la modalité critique et la modalité religieuse. En effet, prêter à l'écriture un statut originaire, n'est-ce pas une manière de retraduire en termes transcendantaux, d'une part, l'affirmation théologique de son caractère sacré, et, d'autre part, l'affirmation critique de son caractère créateur ? Admettre que l'écriture est en quelque sorte, par l'histoire même qu'elle a rendue possible, soumise à l'épreuve de l'oubli et de la répression, est-ce que ce n'est pas représenter en termes transcendantaux le principe religieux du sens caché(avec la nécessité d'interpréter) et le principe critique des significations implicites, des déterminations silencieuses, des contenus obscurs (avec la nécessité de commenter) ? Enfin, penser l'écriture comme absence, est-ce que ce n'est pas tout simplement répéter en termes transcendantaux le principe religieux de la tradition à la fois inaltérable et jamais remplie, et le principe esthétique de la survie de l'oeuvre, de son maintien par-delà la mort, et de son excès énigmatique par rapport à l'auteur ?
Je pense donc qu'un tel usage de la notion d'écriture risque de maintenir les privilèges de l'auteur sous la sauvegarde de l'a priori : il fait subsister, dans la lumière grise de la neutralisation, le jeu des représentations qui ont formé une certaine image de l'auteur. La disparition de l'auteur, qui depuis Mallarmé est un événement qui ne cesse pas, se trouve soumise au verrouillage transcendantal. N'y a-t-il pas actuellement une ligne de partage importante entre ceux qui croient pouvoir encore penser les ruptures d'aujourd'hui dans la tradition historico-transcendantale du XIXe siècle et ceux qui s'efforcent de s'en affranchir définitivement ?
Mais il ne suffit pas, évidemment, de répéter comme affirmation vide que l'auteur a disparu. De même, il ne suffit pas de répéter indéfiniment que Dieu et l'homme sont morts d'une mort conjointe. Ce qu'il faudrait faire, c'est repérer l'espace ainsi laissé vide par la disparition de l'auteur, suivre de l'oeil la répartition des lacunes et des failles, et guetter les emplacements, les fonctions libres que cette disparition fait apparaître.
Je voudrais d'abord évoquer en peu de mots les problèmes posés par l'usage du nom d'auteur. Qu'est-ce que c'est qu'un nom d'auteur ? Et comment fonctionne-t-il ? Bien éloigné de vous donner une solution, j'indiquerai seulement quelques-unes des difficultés qu'il présente.
Le nom d'auteur est un nom propre ; il pose les mêmes problèmes que lui. (Je me réfère ici, parmi différentes analyses, à celles de Searle *.) Il n'est pas possible de faire du nom propre, évidemment, une référence pure et simple. Le nom propre (et le nom d'auteur également) a d'autres fonctions qu'indicatrices. Il est plus qu'une indication, un geste, un doigt pointé vers quelqu'un ; dans une certaine mesure, c'est l'équivalent d'une description. Quand on dit « Aristote », on emploie un mot qui est l'équivalent d'une description ou d'une série de descriptions définies, du genre de : « l'auteur des Analytiques ** », ou : « le fondateur de l'ontologie », etc.
Mais on ne peut pas s'en tenir là ; un nom propre n'a pas purement et simplement une signification ; quand on découvre que Rimbaud n'a pas écrit La Chasse spirituelle, on ne peut pas prétendre que ce nom propre ou ce nom d'auteur ait changé de sens. Le nom propre et le nom d'auteur se trouvent situés entre ces deux pôles de la description et de la désignation ; ils ont à coup sûr un certain lien avec ce qu'ils nomment, mais ni tout à fait sur le mode de la désignation, ni tout à fait sur le mode de la description : lien spécifique. Cependant - et c'est là qu'apparaissent les difficultés particulières du nom d'auteur - , le lien du nom propre avec l'individu nommé et le lien du nom d'auteur avec ce qu'il nomme ne sont pas isomorphes et ne fonctionnent pas de la même façon. Voici quelques-unes de ces différences.
Si je m'aperçois, par exemple, que Pierre Dupont n'a pas les yeux bleus, ou n'est pas né à Paris, ou n'est pas médecin, etc., il n'en reste pas moins que ce nom, Pierre Dupont, continuera toujours à se référer à la même personne ; le lien de désignation ne sera pas modifié pour autant. En revanche, les problèmes posés par le nom d'auteur sont beaucoup plus complexes : si je découvre que Shakespeare n'est pas né dans la maison qu'on visite aujourd'hui, voilà une modification qui, évidemment, ne va pas altérer le fonctionnement du nom d'auteur ; mais si on démontrait que Shakespeare n'a pas écrit les Sonnets qui passent pour les siens, voilà un changement d'un autre type : il ne laisse pas indifférent le fonctionnement du nom d'auteur. Et si on prouvait que Shakespeare a écrit l'Organon * de Bacon tout simplement parce que c'est le même auteur qui a écrit les oeuvres de Bacon et celles de Shakespeare, voilà un troisième type de changement qui modifie entièrement le fonctionnement du nom d'auteur. Le nom d'auteur n'est donc pas exactement un nom propre comme les autres.
Bien d'autres faits signalent la singularité paradoxale du nom d'auteur. Ce n'est point la même chose de dire que Pierre Dupont n'existe pas et de dire qu'Homère ou Hermès Trismégiste n'ont pas existé ; dans un cas, on veut dire que personne ne porte le nom de Pierre Dupont ; dans l'autre, que plusieurs ont été confondus sous un seul nom ou que l'auteur véritable n'a aucun des traits rapportés traditionnellement au personnage d'Homère ou d'Hermès. Ce n'est point non plus la même chose de dire que Pierre Dupont n'est pas le vrai nom de X, mais bien Jacques Durand, et de dire que Stendhal s'appelait Henri Beyle. On pourrait aussi s'interroger sur le sens et le fonctionnement d'une proposition comme « Bourbaki, c'est untel, untel, etc. » et « Victor Eremita, Climacus, Anticlimacus, Frater Taciturnus, Constantin Constantius, c'est Kierkegaard ».
Ces différences tiennent peut-être au fait suivant : un nom d'auteur n'est pas simplement un élément dans un discours (qui peut être sujet ou complément, qui peut être remplacé par un pronom, etc.) ; il exerce par rapport aux discours un certain rôle : il assure une fonction classificatoire ; un tel nom permet de regrouper un certain nombre de textes, de les délimiter, d'en exclure quelques-uns, de les opposer à d'autres. En outre, il effectue une mise en rapport des textes entre eux ; Hermès Trismégiste n'existait pas, Hippocrate non plus - au sens où l'on pourrait dire que Balzac existe - , mais que plusieurs textes aient été placés sous un même nom indique qu'on établissait entre eux un rapport d'homogénéité ou de filiation, ou d'authentification des uns par les autres, ou d'explication réciproque, ou d'utilisation concomitante. Enfin, le nom d'auteur fonctionne pour caractériser un certain mode d'être du discours : le fait, pour un discours, d'avoir un nom d'auteur, le fait que l'on puisse dire « ceci a été écrit par un tel », ou « un tel en est l'auteur », indique que ce discours n'est pas une parole quotidienne, indifférente, une parole qui s'en va, qui flotte et passe, une parole immédiatement consommable, mais qu'il s'agit d'une parole qui doit être reçue sur un certain mode et qui doit, dans une culture donnée, recevoir un certain statut.
On en arriverait finalement à l'idée que le nom d'auteur ne va pas comme le nom propre de l'intérieur d'un discours à l'individu réel et extérieur qui l'a produit, mais qu'il court, en quelque sorte, à la limite des textes, qu'il les découpe, qu'il en suit les arêtes, qu'il en manifeste le mode d'être ou, du moins, qu'il le caractérise. Il manifeste l'événement d'un certain ensemble de discours, et il se réfère au statut de ce discours à l'intérieur d'une société et à l'intérieur d'une culture. Le nom d'auteur n'est pas situé dans l'état civil des hommes, il n'est pas non plus situé dans la fiction de l'oeuvre, il est situé dans la rupture qui instaure un certain groupe de discours et son mode d'être singulier. On pourrait dire, par conséquent, qu'il y a dans une civilisation comme la nôtre un certain nombre de discours qui sont pourvus de la fonction « auteur », tandis que d'autres en sont dépourvus. Une lettre privée peut bien avoir un signataire, elle n'a pas d'auteur ; un contrat peut bien avoir un garant, il n'a pas d'auteur. Un texte anonyme que l'on lit dans la rue sur un mur aura un rédacteur, il n'aura pas un auteur. La fonction auteur est donc caractéristique du mode d'existence, de circulation et de fonctionnement de certains discours à l'intérieur d'une société.
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Il faudrait maintenant analyser cette fonction « auteur ». Dans notre culture, comment se caractérise un discours porteur de la fonction auteur ? En quoi s'oppose-t-il aux autres discours ? Je crois qu'on peut, si on considère seulement l'auteur d'un livre ou d'un texte, lui reconnaître quatre caractères différents.
Ils sont d'abord objets d'appropriation ; la forme de propriété dont ils relèvent est d'un type assez particulier ; elle a été codifiée voilà un certain nombre d'années maintenant. Il faut remarquer que cette propriété a été historiquement seconde, par rapport à ce qu'on pourrait appeler l'appropriation pénale. Les textes, les livres, les discours ont commencé à avoir réellement des auteurs (autres que des personnages mythiques, autres que de grandes figures sacralisées et sacralisantes) dans la mesure où l'auteur pouvait être puni, c'est-à-dire dans la mesure où les discours pouvaient être transgressifs. Le discours, dans notre culture (et dans bien d'autres sans doute), n'était pas, à l'origine, un produit, une chose, un bien ; c'était essentiellement un acte - un acte qui était placé dans le champ bipolaire du sacré et du profane, du licite et de l'illicite, du religieux et du blasphématoire. Il a été historiquement un geste chargé de risques avant d'être un bien pris dans un circuit de propriétés. Et lorsqu'on a instauré un régime de propriété pour les textes, lorsqu'on a édicté des règles strictes sur les droits d'auteur, sur les rapports auteurs-éditeurs, sur les droits de reproduction, etc. - c'est-à-dire à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle c'est à ce moment-là que la possibilité de transgression qui appartenait à l'acte d'écrire a pris de plus en plus l'allure d'un impératif propre à la littérature. Comme si l'auteur, à partir du moment où il a été placé dans le système de propriété qui caractérise notre société, compensait le statut qu'il recevait ainsi en retrouvant le vieux champ bipolaire du discours, en pratiquant systématiquement la transgression, en restaurant le danger d'une écriture à laquelle d'un autre côté on garantissait les bénéfices de la propriété.
D'autre part, la fonction-auteur ne s'exerce pas d'une façon universelle et constante sur tous les discours. Dans notre civilisation, ce ne sont pas toujours les mêmes textes qui ont demandé à recevoir une attribution. Il y eut un temps où ces textes qu'aujourd'hui nous appellerions « littéraires » (récits, contes, épopées, tragédies, comédies) étaient reçus, mis en circulation, valorisés sans que soit posée la question de leur auteur ; leur anonymat ne faisait pas difficulté, leur ancienneté, vraie ou supposée, leur était une garantie suffisante. En revanche, les textes que nous dirions maintenant scientifiques, concernant la cosmologie et le ciel, la médecine et les maladies, les sciences naturelles ou la géographie, n'étaient reçus au Moyen Âge, et ne portaient une valeur de vérité, qu'à la condition d'être marqués du nom de leur auteur. « Hippocrate a dit », « Pline raconte » n'étaient pas au juste les formules d'un argument d'autorité ; c'étaient les indices dont étaient marqués des discours destinés à être reçus comme prouvés. Un chiasme s'est produit au XVIIe, OU au XVIIIe siècle ; on a commencé à recevoir les discours scientifiques pour eux-mêmes, dans l'anonymat d'une vérité établie ou toujours à nouveau démontrable ; c'est leur appartenance à un ensemble systématique qui leur donne garantie, et non point la référence à l'individu qui les a produits. La fonction-auteur s'efface, le nom de l'inventeur ne servant tout au plus qu'à baptiser un théorème, une proposition, un effet remarquable, une propriété, un corps, un ensemble d'éléments, un syndrome pathologique. Mais les discours « littéraires »ne peuvent plus être reçus que dotés de la fonction auteur : à tout texte de poésie ou de fiction on demandera d'où il vient, qui l'a écrit, à quelle date, en quelles circonstances ou à partir de quel projet. Le sens qu'on lui accorde, le statut ou la valeur qu'on lui reconnaît dépendent de la manière dont on répond à ces questions. Et si, par suite d'un accident ou d'une volonté explicite de l'auteur, il nous parvient dans l'anonymat, le jeu est aussitôt de retrouver l'auteur. L'anonymat littéraire ne nous est pas supportable ; nous ne l'acceptons qu'à titre d'énigme. La fonction auteur joue à plein de nos jours pour les oeuvres littéraires. (Bien sûr, il faudrait nuancer tout cela : la critique a commencé, depuis un certain temps, à traiter les oeuvres selon leur genre et leur type, d'après les éléments récurrents qui y figurent, selon leurs variations propres autour d'un invariant qui n'est plus le créateur individuel. De même, si la référence à l'auteur n'est plus guère en mathématiques qu'une manière de nommer des théorèmes ou des ensembles de propositions, en biologie et en médecine, l'indication de l'auteur, et de la date de son travail, joue un rôle assez différent : ce n'est pas simplement une manière d'indiquer la source, mais de donner un certain indice de « fiabilité » en rapport avec les techniques et les objets d'expérience utilisés à cette époque-là et dans tel laboratoire.)
Troisième caractère de cette fonction-auteur. Elle ne se forme pas spontanément comme l'attribution d'un discours à un individu. Elle est le résultat d'une opération complexe qui construit un certain être de raison qu'on appelle l'auteur. Sans doute, à cet être de raison, on essaie de donner un statut réaliste : ce serait, dans l'individu, une instance « profonde », un pouvoir « créateur », un « projet », le lieu originaire de l'écriture. Mais en fait, ce qui dans l'individu est désigné comme auteur (ou ce qui fait d'un individu un auteur) n'est que la projection, dans des termes toujours plus ou moins psychologisants, du traitement qu'on fait subir aux textes, des rapprochements qu'on opère, des traits qu'on établit comme pertinents, des continuités qu'on admet, ou des exclusions qu'on pratique. Toutes ces opérations varient selon les époques, et les types du discours. On ne construit pas un « auteur philosophique » comme un « poète » ; et on ne construisait pas l'auteur d'une oeuvre romanesque au XVIIIe siècle comme de nos jours. Pourtant, on peut retrouver à travers le temps un certain invariant dans les règles de construction de l'auteur.
Il me paraît, par exemple, que la manière dont la critique littéraire a, pendant longtemps, défini l'auteur - ou plutôt construit la forme-auteur à partir des textes et des discours existants - est assez directement dérivée de la manière dont la tradition chrétienne a authentifié (ou au contraire rejeté) les textes dont elle disposait. En d'autres termes, pour « retrouver » l'auteur dans l'oeuvre, la critique moderne use de schémas fort voisins de l'exégèse chrétienne lorsqu'elle voulait prouver la valeur d'un texte par la sainteté de l'auteur. Dans le De viris illustribus *, saint Jérôme explique que l'homonymie ne suffit pas à identifier d'une façon légitime les auteurs de plusieurs oeuvres : des individus différents ont pu porter le même nom, ou l'un a pu, abusivement, emprunter le patronyme de l'autre. 
Le nom comme marque individuelle n'est pas suffisant lorsqu'on s'adresse à la tradition textuelle. Comment donc attribuer plusieurs discours à un seul et même auteur ? Comment faire jouer la fonction-auteur pour savoir si on a affaire à un ou plusieurs individus ? Saint Jérôme donne quatre critères : si, parmi plusieurs livres attribués à un auteur, l'un est inférieur aux autres, il faut le retirer de la liste de ses oeuvres (l'auteur est alors défini comme un certain niveau constant de valeur) ; de même, si certains textes sont en contradiction de doctrine avec les autres oeuvres d'un auteur (l'auteur est alors défini comme un certain champ de cohérence conceptuelle ou théorique) ; il faut également exclure les oeuvres qui sont écrites dans un style différent, avec des mots et des tournures qu'on ne rencontre pas d'ordinaire sous la plume de l'écrivain (c'est l'auteur comme unité stylistique) ; enfin, on doit considérer comme interpolés les textes qui se rapportent à des événements ou qui citent des personnages postérieurs à la mort de l'auteur (l'auteur est alors moment historique défini et point de rencontre d'un certain nombre d'événements).
Or la critique littéraire moderne, même lorsqu'elle n'a pas de souci d'authentification (ce qui est la règle générale), ne définit guère l'auteur autrement : l'auteur, c'est ce qui permet d'expliquer aussi bien la présence de certains événements dans une oeuvre que leurs transformations, leurs déformations, leurs modifications diverses (et cela par la biographie de l'auteur, le repérage de sa perspective individuelle, l'analyse de son appartenance sociale ou de sa position de classe, la mise au jour de son projet fondamental). L'auteur, c'est également le principe d'une certaine unité d'écriture - toutes les différences devant être réduites au moins par les principes de l'évolution, de la maturation ou de l'influence. L'auteur, c'est encore ce qui permet de surmonter les contradictions qui peuvent se déployer dans une série de textes : il doit bien y avoir - à un certain niveau de sa pensée ou de son désir, de sa conscience ou de son inconscient - un point à partir duquel les contradictions se résolvent, les éléments incompatibles s'enchaînant finalement les uns aux autres ou s'organisant autour d'une contradiction fondamentale ou originaire. Enfin, l'auteur, c'est un certain foyer d'expression qui, sous des formes plus ou moins achevées, se manifeste aussi bien, et avec la même valeur, dans des oeuvres, dans des brouillons, dans des lettres, dans des fragments, etc. Les quatre critères de l'authenticité selon saint Jérôme (critères qui paraissent bien insuffisants aux exégètes d'aujourd'hui) définissent les quatre modalités selon lesquelles la critique moderne fait jouer la fonction auteur.
Mais la fonction auteur n'est pas en effet une pure et simple reconstruction qui se fait de seconde main à partir d'un texte donné comme un matériau inerte. Le texte porte toujours en lui-même un certain nombre de signes qui renvoient à l'auteur. Ces signes sont bien connus des grammairiens : ce sont les pronoms personnels, les adverbes de temps et de lieu, la conjugaison des verbes. Mais il faut remarquer que ces éléments ne jouent pas de la même façon dans les discours qui sont pourvus de la fonction auteur et dans ceux qui en sont dépourvus. Dans ces derniers, de tels « embrayeurs » renvoient au locuteur réel et aux coordonnées spatio-temporelles de son discours (encore que certaines modifications puissent se produire : ainsi lorsqu'on rapporte des discours en première personne). Dans les premiers, en revanche, leur rôle est plus complexe et plus variable. On sait bien que dans un roman qui se présente comme le récit d'un narrateur, le pronom de première personne, le présent de l'indicatif, les signes de la localisation ne renvoient jamais exactement à l'écrivain, ni au moment où il écrit ni au geste même de son écriture ; mais à un alter ego dont la distance à l'écrivain peut être plus ou moins grande et varier au cours même de l'oeuvre. Il serait tout aussi faux de chercher l'auteur du côté de l'écrivain réel que du côté de ce locuteur fictif ; la fonction-auteur s'effectue dans la scission même - dans ce partage et cette distance. On dira, peut-être, que c'est là seulement une propriété singulière du discours romanesque ou poétique : un jeu où ne s'engagent que ces « quasi-discours ». En fait, tous les discours qui sont pourvus de la fonction-auteur comportent cette pluralité d'ego. L'ego qui parle dans la préface d'un traité de mathématiques - et qui en indique les circonstances de composition - n'est identique ni dans sa position ni dans son fonctionnement à celui qui parle dans le cours d'une démonstration et qui apparaît sous la forme d'un « Je conclus » ou « Je suppose » : dans un cas, le « je » renvoie à un individu sans équivalent qui, en un lieu et un temps déterminés, a accompli un certain travail ; dans le second, le « je » désigne un plan et un moment de démonstration que tout individu peut occuper, pourvu qu'il ait accepté le même système de symboles, le même jeu d'axiomes, le même ensemble de démonstrations préalables. Mais on pourrait aussi, dans le même traité, repérer un troisième ego ; celui qui parle pour dire le sens du travail, les obstacles rencontrés, les résultats obtenus, les problèmes qui se posent encore ; cet ego se situe dans le champ des discours mathématiques déjà existants ou encore à venir. La fonction-auteur n'est pas assurée par l'un de ces ego (le premier) aux dépens des deux autres, qui n'en seraient plus alors que le dédoublement fictif. Il faut dire au contraire que, dans de tels discours, la fonction-auteur joue de telle sorte qu'elle donne lieu à la dispersion de ces trois ego simultanés.
Sans doute l'analyse pourrait-elle reconnaître encore d'autres traits caractéristiques de la fonction-auteur. Mais je m'en tiendrai aujourd'hui aux quatre que je viens d'évoquer, parce qu'ils paraissent à la fois les plus visibles et les plus importants. Je les résumerai ainsi : la fonction-auteur est liée au système juridique et institutionnel qui enserre, détermine, articule l'univers des discours ; elle ne s'exerce pas uniformément et de la même façon sur tous les discours, à toutes les époques et dans toutes les formes de civilisation ; elle n'est pas définie par l'attribution spontanée d'un discours à son producteur, mais par une série d'opérations spécifiques et complexes ; elle ne renvoie pas purement et simplement à un individu réel, elle peut donner lieu simultanément à plusieurs ego, à plusieurs positions-sujets que des classes différentes d'individus peuvent venir occuper.
*
Mais je me rends compte que jusqu'à présent j'ai limité mon thème d'une façon injustifiable. À coup sûr, il aurait fallu parler de ce qu'est la fonction-auteur dans la peinture, dans la musique, dans les techniques, etc. Cependant, à supposer même qu'on s'en tienne, comme je voudrais le faire ce soir, au monde des discours, je crois bien avoir donné au terme « auteur » un sens beaucoup trop étroit. Je me suis limité à l'auteur entendu comme auteur d'un texte, d'un livre ou d'une oeuvre dont on peut légitimement lui attribuer la production. Or il est facile de voir que, dans l'ordre du discours, on peut être l'auteur de bien plus que d'un livre - d'une théorie, d'une tradition, d'une discipline à l'intérieur desquelles d'autres livres et d'autres auteurs vont pouvoir à leur tour prendre place. Je dirais, d'un mot, que ces auteurs se trouvent dans une position « transdiscursive". 
C'est un phénomène constant - aussi vieux à coup sûr que notre civilisation. Homère et Aristote, les Pères de l'Église ont joué ce rôle ; mais aussi les premiers mathématiciens et ceux qui ont été à l'origine de la tradition hippocratique. Mais il me semble qu'on a vu apparaître, au cours du XIXe siècle en Europe, des types d'auteurs assez singuliers et qu'on ne saurait confondre ni avec les « grands » auteurs littéraires, ni avec les auteurs de textes religieux canoniques, ni avec les fondateurs de sciences. Appelons-les, d'une façon un peu arbitraire, « fondateurs de discursivité ».
Ces auteurs ont ceci de particulier qu'ils ne sont pas seulement les auteurs de leurs oeuvres, de leurs livres. Ils ont produit quelque chose de plus : la possibilité et la règle de formation d'autres textes. En ce sens, ils sont fort différents, par exemple, d'un auteur de romans, qui n'est jamais, au fond, que l'auteur de son propre texte. Freud n'est pas simplement l'auteur de la Traumdeutung ou du Mot d'esprit * ; 
Seulement, à cette objection, je crois qu'on peut répondre : ce que rendent possible ces instaurateurs de discursivité (je prends pour exemple Marx et Freud, car je crois qu'ils sont à la fois les premiers et les plus importants), ce qu'ils rendent possible, c'est tout autre chose que ce que rend possible un auteur de roman. Les textes d'Ann Radcliffe ont ouvert le champ à un certain nombre de ressemblances et d'analogies qui ont leur modèle ou principe dans son oeuvre propre. Celle-ci contient des signes caractéristiques, des figures, des rapports, des structures qui ont pu être réutilisés par d'autres. Dire qu' Ann Radcliffe a fondé le roman de terreur veut dire en fin de compte : dans le roman de terreur du XIXe siècle, on retrouvera, comme chez Ann Radcliffe, le thème de l'héroïne prise au piège de sa propre innocence, la figure du château secret qui fonctionne comme une contre-cité, le personnage du héros noir, maudit, voué à faire expier au monde le mal qu'on lui a fait, etc. En revanche, quand je parle de Marx ou de Freud comme « instaurateurs de discursivité », je veux dire qu'ils n'ont pas rendu simplement possible un certain nombre d'analogies, ils ont rendu possible (et tout autant) un certain nombre de différences. Ils ont ouvert l'espace pour autre chose qu'eux et qui pourtant appartient à ce qu'ils ont fondé. Dire que Freud a fondé la psychanalyse, cela ne veut pas dire (cela ne veut pas simplement dire) que l'on retrouve le concept de la libido, ou la technique d'analyse des rêves chez Abraham ou Melanie Klein, c'est dire que Freud a rendu possibles un certain nombre de différences par rapport à ses textes, à ses concepts, à ses hypothèses qui relèvent toutes du discours psychanalytique lui-même.
Aussitôt surgit, je crois, une difficulté nouvelle, ou du moins un nouveau problème : est-ce que ce n'est pas le cas, après tout, de tout fondateur de science, ou de tout auteur qui, dans une science, a introduit une transformation qu'on peut dire féconde ? Après tout, Galilée n'a pas rendu simplement possibles ceux qui ont répété après lui les lois qu'il avait formulées, mais il a rendu possibles des énoncés bien différents de ce que lui-même avait dit. Si Cuvier est le fondateur de la biologie, ou Saussure celui de la linguistique, ce n'est pas parce qu'on les a imités, ce n'est pas parce qu'on a repris, ici ou là, le concept d'organisme ou de signe, c'est parce que Cuvier a rendu possible dans une certaine mesure cette théorie de l'évolution qui était terme à terme opposée à son propre fixisme ; c'est dans la mesure où Saussure a rendu possible une grammaire générative qui est fort différente de ses analyses strurcturales. Donc, l'instauration de discursivité semble être du même type, au premier regard, en tout cas, que la fondation de n'importe quelle scientificité. Cependant, je crois qu'il y a une différence, et une différence notable. En effet, dans le cas d'une scientificité, l'acte qui la fonde est de plain-pied avec ses transformations futures ; il fait, en quelque sorte, partie de l'ensemble des modifications qu'il rend possibles. Cette appartenance, bien sûr, peut prendre plusieurs formes. L'acte de fondation d'une scientificité peut apparaître, au cours des transformations ultérieures de cette science, comme n'étant après tout qu'un cas particulier d'un ensemble beaucoup plus général qui se découvre alors. Il peut apparaître aussi comme entaché d'intuition et d'empiricité ; il faut alors le formaliser de nouveau, et en faire l'objet d'un certain nombre d'opérations théoriques supplémentaires qui le fonde plus rigoureusement, etc. Enfin, il peut apparaître comme une généralisation hâtive, qu'il faut limiter et dont il faut retracer le domaine restreint de validité. Autrement dit, l'acte de fondation d'une scientificité peut toujours être réintroduit à l'intérieur de la machinerie des transformations qui en dérivent.
Or je crois que l'instauration d'une discursivité est hétérogène à ses transformations ultérieures. Étendre un type de discursivité comme la psychanalyse telle qu'elle a été instaurée par Freud, ce n'est pas lui donner une généralité formelle qu'elle n'aurait pas admise au départ, c'est simplement lui ouvrir un certain nombre de possibilités d'applications. La limiter, c'est, en réalité, essayer d'isoler dans l'acte instaurateur un nombre éventuellement restreint de propositions ou d'énoncés, auxquels seuls on reconnaît valeur fondatrice et par rapport auxquels tels concepts ou théorie admis par Freud pourront être considérés comme dérivés, seconds, accessoires. Enfin, dans l'oeuvre de ces instaurateurs, on ne reconnaît pas certaines propositions comme fausses, on se contente, quand on essaie de saisir cet acte d'instauration, d'écarter les énoncés qui ne seraient pas pertinents, soit qu'on les considère comme inessentiels, soit qu'on les considère comme « préhistoriques » et relevant d'un autre type de discursivité. Autrement dit, à la différence de la fondation d'une science, l'instauration discursive ne fait pas partie de ces transformations ultérieures, elle demeure nécessairement en retrait ou en surplomb. La conséquence, c'est qu'on définit la validité théorique d'une proposition par rapport à l'oeuvre de ces instaurateurs - alors que, dans le cas de Galilée et de Newton, c'est par rapport à ce que sont, en leur structure et leur normativité intrinsèques, la physique ou la cosmologie qu'on peut affirmer la validité de telle proposition qu'ils ont pu avancer. Pour parler d'une façon très schématique : l'oeuvre de ces instaurateurs ne se situe pas par rapport à la science et dans l'espace qu'elle dessine ; mais c'est la science ou la discursivité qui se rapporte à leur oeuvre comme à des coordonnées premières.
On comprend par là qu'on rencontre, comme une nécessité inévitable dans de telles discursivités, l'exigence d'un « retour à l'origine ». [Ici encore, il faut distinguer ces « retours à.... » des phénomènes de « redécouverte » et de « réactualisation » qui se produisent fréquemment dans les sciences. Par « redécouvertes », j'entendrai les effets d'analogie ou d'isomorphisme qui, à partir des formes actuelles du savoir, rendent perceptible une figure qui a été brouillée, ou qui a disparu. Je dirai par exemple que Chomsky, dans son livre sur la grammaire cartésienne *, a redécouvert une certaine figure du savoir qui va de Cordemoy à Humboldt : elle n'est constituable, à vrai dire, qu'à partir de la grammaire générative, car c'est cette dernière qui en détient la loi de construction ; en réalité, il s'agit d'un codage rétrospectif du regard historique. 
Par « réactualisation », j'entendrai tout autre chose : la réinsertion d'un discours dans un domaine de généralisation, d'application ou de transformation qui est pour lui nouveau. Et là, l'histoire des mathématiques est riche de tels phénomènes (je renvoie ici à l'étude que Michel Serres a consacrée aux anamnèses mathématiques *). Par « retour à », que faut-il entendre ? Je crois qu'on peut ainsi désigner un mouvement qui a sa spécificité propre et qui caractérise justement les instaurations de discursivité. Pour qu'il y ait retour, en effet, il faut, d'abord, qu'il y ait eu oubli, non pas oubli accidentel, non pas recouvrement par quelque incompréhension, mais oubli essentiel et constitutif. L'acte d'instauration, en effet, est tel, en son essence même, qu'il ne peut pas ne pas être oublié. Ce qui le manifeste, ce qui en dérive, c'est, en même temps, ce qui établit l'écart et ce qui le travestit. Il faut que cet oubli non accidentel soit investi dans des opérations précises, qu'on peut situer, analyser, et réduire par le retour même à cet acte instaurateur. Le verrou de l'oubli n'a pas été surajouté de l'extérieur, il fait partie de la discursivité en question, c'est celle-ci qui lui donne sa loi ; l'instauration discursive ainsi oubliée est à la fois la raison d'être du verrou et la clef qui permet de l'ouvrir, de telle sorte que l'oubli et l'empêchement du retour lui-même ne peuvent être levés que par le retour. En outre, ce retour s'adresse à ce qui est présent dans le texte, plus précisément, on revient au texte même, au texte dans sa nudité, et, en même temps, pourtant, on revient à ce qui est marqué en creux, en absence, en lacune dans le texte. On revient à un certain vide que l'oubli a esquivé ou masqué, qu'il a recouvert d'une fausse ou d'une mauvaise plénitude et le retour doit redécouvrir cette lacune et ce manque ; de là, le jeu perpétuel qui caractérise ces retours à l'instauration discursive - jeu qui consiste à dire d'un côté : cela y était, il suffisait de lire, tout s'y trouve, il fallait que les yeux soient bien fermés et les oreilles bien bouchées pour qu'on ne le voie ni ne l'entende ; et, inversement : non, ce n'est point dans ce mot-ci, ni dans ce mot-là, aucun des mots visibles et lisibles ne dit ce qui est maintenant en question, il s'agit plutôt de ce qui est dit à travers les mots, dans leur espacement, dans la distance qui les sépare.] Il s'ensuit naturellement que ce retour, qui fait partie du discours lui-même, ne cesse de le modifier, que le retour au texte n'est pas un supplément historique qui viendrait s'ajouter à la discursivité elle-même et la redoublerait d'un ornement qui, après tout, n'est pas essentiel ; il est un travail effectif et nécessaire de transformation de la discursivité elle-même. Le réexamen du texte de Galilée peut bien changer la connaissance que nous avons de l'histoire de la mécanique, jamais cela ne peut changer la mécanique elle-même.
En revanche, le réexamen des textes de Freud modifie la psychanalyse elle-même et ceux de Marx, le marxisme. [Or pour caractériser ces retours, il faut ajouter un dernier caractère : ils se font vers une sorte de couture énigmatique de l'oeuvre et de l'auteur. En effet, c'est bien en tant qu'il est texte de l'auteur et de cet auteur-ci que le texte a valeur instauratrice, et c'est pour cela, parce qu'il est texte de cet auteur, qu'il faut revenir vers lui. Il n'y a aucune chance pour que la redécouverte d'un texte inconnu de Newton ou de Cantor modifie la cosmologie classique ou la théorie des ensembles, telles qu'elles ont été développées (tout au plus cette exhumation est-elle susceptible de modifier la connaissance historique que nous avons de leur genèse). En revanche, la remise au jour d'un texte comme l'Esquisse * de Freud - et dans la mesure même où c'est un texte de Freud - risque toujours de modifier non pas la connaissance historique de la psychanalyse, mais son champ théorique - ne serait-ce qu'en en déplaçant l'accentuation ou le centre de gravité. Par de tels retours, qui font partie de leur trame même, les champs discursifs dont je parle comportent à l'égard de leur auteur « fondamental » et médiat un rapport qui n'est pas identique au rapport qu'un texte quelconque entretient avec son auteur immédiat.]
Ce que je viens d'esquisser à propos de ces « instaurations discursives » est, bien entendu, très schématique. En particulier, l'opposition que j'ai essayé de tracer entre une telle instauration et la fondation scientifique. Il n'est peut-être pas toujours facile de décider si on a affaire à ceci ou à cela : et rien ne prouve que ce sont là deux procédures exclusives l'une de l'autre. Je n'ai tenté cette distinction qu'à une seule fin : montrer que cette fonction-auteur, déjà complexe quand on essaie de la repérer au niveau d'un livre ou d'une série de textes qui portent une signature définie, comporte encore de nouvelles déterminations, quand on essaie de l'analyser dans des ensembles plus vastes - des groupes d'oeuvres, des disciplines entières.
Je regrette beaucoup de n'avoir pu apporter, au débat qui va suivre maintenant, aucune proposition positive : tout au plus des directions pour un travail possible, des chemins d'analyse. Mais je vous dois au moins de dire, en quelques mots, pour terminer, les raisons pour lesquelles j'y attache une certaine importance.]
Une pareille analyse, si elle était développée, permettrait peut-être d'introduire à une typologie des discours. Il me semble en effet, au moins en première approche, qu'une pareille typologie ne saurait être faite seulement à partir des caractères grammaticaux des discours, de leurs structures formelles, ou même de leurs objets ; sans doute existe-t-il des propriétés ou des relations proprement discursives (irréductibles aux règles de la grammaire et de la logique, comme aux lois de l'objet), et c'est à elles qu'il faut s'adresser pour distinguer les grandes catégories de discours. Le rapport (ou le non-rapport) à un auteur et les différentes formes de ce rapport constituent - et d'une manière assez visible - l'une de ces propriétés discursives.
Je crois d'autre part qu'on pourrait trouver là une introduction à l'analyse historique des discours. Peut-être est-il temps d'étudier les discours non plus seulement dans leur valeur expressive ou leurs transformations formelles, mais dans les modalités de leur existence : les modes de circulation, de valorisation, d'attribution, d'appropriation des discours varient avec chaque culture et se modifient à l'intérieur de chacune ; la manière dont ils s'articulent sur des rapports sociaux se déchiffre de façon, me semble-t-il, plus directe dans le jeu de la fonction-auteur et dans ses modifications que dans les thèmes ou les concepts qu'ils mettent en oeuvre.
N'est-ce pas également à partir d'analyses de ce type qu'on pourrait réexaminer les privilèges du sujet ? Je sais bien qu'en entreprenant l'analyse interne et architectonique d'une oeuvre (qu'il s'agisse d'un texte littéraire, d'un système philosophique, ou d'une oeuvre scientifique), en mettant entre parenthèses les références biographiques ou psychologiques, on a déjà remis en question le caractère absolu, et le rôle fondateur du sujet. Mais il faudrait peut-être revenir sur ce suspens, non point pour restaurer le thème d'un sujet originaire, mais pour saisir les points d'insertion, les modes de fonctionnement et les dépendances du sujet. Il s'agit de retourner le problème traditionnel. Ne plus poser la question : comment la liberté d'un sujet peut-elle s'insérer dans l'épaisseur des choses et lui donner sens, comment peut-elle animer, de l'intérieur, les règles d'un langage et faire jour ainsi aux visées qui lui sont propres ? Mais poser plutôt ces questions : comment, selon quelles conditions et sous quelles formes quelque chose comme un sujet peut-il apparaître dans l'ordre des discours ? Quelle place peut-il occuper dans chaque type de discours, quelles fonctions exercer, et en obéissant à quelles règles ? Bref, il s'agit d'ôter au sujet (ou à son substitut) son rôle de fondement originaire, et de l'analyser comme une fonction variable et complexe du discours.
[L'auteur - ou ce que j'ai essayé de décrire comme la fonction auteur - n'est sans doute qu'une des spécifications possibles de la fonction-sujet. Spécification possible, ou nécessaire ? À voir les modifications historiques qui ont eu lieu, il ne paraît pas indispensable, loin de là, que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme, dans sa complexité, et même dans son existence. On peut imaginer une culture où les discours circuleraient et seraient reçus sans que la fonction-auteur apparaisse jamais *.] Tous les discours, quel que soit leur statut, leur forme, leur valeur, et quel que soit le* Variante : « Mais il y a aussi des raisons qui tiennent au statut' idéologique. de l'auteur. La question devient alors : comment conjurer le grand péril, le grand danger par lesquels la fiction menace notre monde ? La réponse est qu'on peut les conjurer à travers l'auteur. L"auteur rend possible une limitation de la prolifération cancérisante, dangereuse des significations dans un monde où l'on est économe non seulement de ses ressources et richesses, mais de ses propres discours et de leurs significations. L"auteur est le principe d. économie dans la prolifération du sens, En conséquence, nous devons procéder au renversement de l'idée traditionnelle d'auteur. Nous avons coutume de dire, nous l'avons examiné plus haut, que l’auteur est l'instance créatrice jaillissante d’une oeuvre où il dépose, avec une infinie richesse et générosité, un monde inépuisable de significations. Nous sommes accoutumés à penser que l'auteur est si différent de tous les autres hommes, tellement transcendant à tous les langages, qu'aussitôt qu'il parle le sens prolifère et prolifère indéfiniment.
La vérité est tout autre : l'auteur n'est pas une source indéfinie de significations qui viendraient combler l'oeuvre, l'auteur ne précède pas les oeuvres. Il est un certain principe fonctionnel par lequel, dans notre culture, on délimite, on exclut, on sélectionne. bref, le principe par lequel on entrave la libre circulation, la libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de la fiction. Si nous avons l'habitude de présenter l'auteur comme génie, comme surgissement perpétuel de nouveauté, c'est parce qu'en réalité nous le faisons fonctionner sur un mode exactement inverse. Nous dirons que l'auteur est une production idéologique dans la mesure où nous avons une représentation inversée de sa fonction historique réelle. L"auteur est donc la figure idéologique par laquelle on conjure la prolifération du sens.
» En disant cela, je semble appeler une forme de culture où la fiction ne serait pas raréfiée par la figure de l'auteur. Mais ce serait pur romantisme d'imaginer une culture où la fiction circulerait à l'état absolument libre, à la disposition de chacun, se développerait sans attribution à une figure nécessaire ou contraignante. Depuis le XVIIIe siècle, l'auteur a joué le rôle de régulateur de la fiction, rôle caractéristique de l'ère industrielle et bourgeoise, d'individualisme et de propriété privée. Pourtant, compte tenu des modifications historiques en cours, il n'y a nulle nécessité à ce que la fonction-auteur demeure constante dans sa forme ou sa complexité ou son existence. Au moment précis où notre société est dans un processus de changement, la fonction-auteur va disparaître d'une façon qui permettra une fois de plus à la fiction et à ses textes polysémiques de fonctionner à nouveau selon un autre mode, mais toujours selon un système contraignant, qui ne sera plus celui de l'auteur, mais qui reste encore à déterminer ou peut-être à expérimenter. » (Trad. D. Defert.) 
traitement qu'on leur fait subir, se dérouleraient dans l'anonymat du murmure. On n'entendrait plus les questions si longtemps ressassées : « Qui a réellement parlé ? Est-ce bien lui et nul autre ? Avec quelle authenticité, ou quelle originalité ? Et qu'a-t-il exprimé du plus profond de lui-même dans son discours ? » Mais d'autres comme celles-ci : « Quels sont les modes d'existence de ce discours ? D'où a-t-il été tenu, comment peut-il circuler, et qui peut se l'approprier ? Quels sont les emplacements qui y sont ménagés pour des sujets possibles ? Qui peut remplir ces diverses fonctions de sujet ? » Et, derrière toutes ces questions, on n'entendrait guère que le bruit d'une indifférence : « Qu'importe qui parle. »



« Qu'est-ce qu'un auteur ? », Bulletin de la Société française de philosophie, 63e année, no 3, juillet-septembre 1969, pp. 73-104. (Société française de philosophie, 22 février 1969 ; débat avec M. de Gandillac, L. Goldmann, J. Lacan, J. d'Ormesson, J. Ullmo, J. Wahl.)
Dits Ecrits Tome I texte n°69
On trouve la totalité du texte (avec le débat) sur :  http://1libertaire.free.fr/MFoucault349.html
 

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