Pierre Michon, les deux corps du roi

Beckett, par Lutfi Özkök, 1961
        On a deux bonnes raisons de relire cette année la nouvelle liminaire de Corps du roi (Verdier, 2002) de Pierre Michon. D'une part, elle nous rappelle la double nature du corps du roi, et particulièrement celui de Louis XIV dont Saint-Simon accuse de compromettre la pureté à cause de cette grande "souillure de bâtardise". Plus sérieusement, les deux corps du roi apparaissent à Michon comme une métaphore de la double nature du corps de l'auteur, « Le Verbe vivant et le saccus merdæ », la défroque provisoire et la « littérature en personne ». Cette méditation s'engage pendant qu'il contemple le portrait de Beckett photographié par Lutfi Özkök. Il existe encore une troisième raison de relire, c'est que le texte est beau, serré et ciselé à la perfection comme toujours avec Michon.




Les deux corps du roi

        L’année 1961. Plutôt l’automne ou le début de l’hiver. Samuel Beckett est assis. Il y a dix ans qu’il est roi — un peu moins ou un peu plus de dix ans : huit ans pour la première de Godot, onze ans pour la publication massive de grands romans par Jérôme Lindon. Rien n’existe en France pour lui faire pièce ou lui disputer ce trône sur quoi il est assis. Le roi, on le sait, a deux corps: un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine. Ou il s’appelle seulement et carcéralement Samuel Beckett et dans la prison de ce nom il est assis en automne 1961 devant l’objectif de Lutfi Özlök, Turc, photographe – photographe esthétisant, qui a disposé derrière son modèle habillé de sombre un drap sombre pour donner au portrait qu’il va en faire un air de Titien ou de Champaigne, un grand air classique. Ce Turc a pour manie, ou métier, de photographier des écrivains, c’est-à -dire, par grand artifice, ruse et technique, de tirer le portrait de deux corps du roi, l’apparition simultanée du corps de l’Auteur et de son incarnation ponctuelle, le Verbe vivant et le saccus merdae. Sur la même image.
        Tout cela Beckett le sait, parce que c’est l’enfance de l’art - et parce qu’il est roi. Il sait aussi qu’avec lui, pour lui, cette opération magique est plus facile que pour Dante ou Joyce, car à la différence de Dante ou Joyce il est beau: beau comme un roi, l’œil de glace, l’illusion du feu sous la glace, la lèvre rigoureuse et parfaite, le noli me tangere qu’il porte de naissance; et comble de luxe, beau avec des stigmates, la maigreur céleste, les rides taillées au tesson de Job, les grandes oreilles de chair, le look roi Lear. Il sait que pour lui c’est trop facile, comme si le gros rentier élisabéthain avait eu la tête du roi Lear ; et qu’on ne peut guère prendre la photo du saccus merdae nommé Samuel Beckett sans qu’apparaisse dans le même moment le portrait du roi, la littérature en personne, avec, bien visibles autour de l’œil de glace et des grandes oreilles, le bonnet de Dante, la fraise élisabéthaine et, dans un coin, visible ou pas le tesson de Job.
Beckett, par Lutfi Özkök, 1961
        De cela, de ce hasard biologique ou de cette justice immanente, est-ce qu’il se réjouit, Samuel Beckett, ce jour d’automne 1961 ? Est-ce qu’il en tire vanité, dégoût, ou une extraordinaire envie de rire ? Je ne le sais pas, mais je suis sûr qu’il l’accepte. Il dit: Je suis le texte, pourquoi ne serais-je pas l’icône ? Je suis Beckett, pourquoi n’en aurais-je pas l’apparence ? J’ai tué ma langue et ma mère, je suis né le jour de la Crucifixion, j’ai les traits mélangés de saint François et de Gary Cooper, le monde est un théâtre, les choses rient, Dieu ou le rien exulte, jouons tout cela dans les formes. Continuons. Il tend la main, il prend et allume un boyard blanc, gros module, il se le met au coin des lèvres, comme Bogart, comme Guevara, comme un métallo. Son œil de glace prend le photographe, le rejette. Noli me tangere. Les signes débordent. Le photographe déclenche. Les deux corps du roi apparaissent. 



Pierre Michon, "Les deux corps du roi" in Corps du roi, Verdier, 2002, pp.13-16 


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