Nathalie Sarraute, "Conversation et sous-conversation"

   
Matisse, "Conversation", 1909
Grâce à MF qui a confié à Marcel sa petite bibliothèque numérique secrète, le passage de certains textes critiques en post prend des allures de récréation. Merci à elle ! 
Voici, dans le cadre de l'étude de Tropismes la fin du chapitre "Conversation et sous-conversation" dans l'Ère du soupçon (1956). L'avènement de la parole dans le roman constitue en effet un point de bascule majeur pour l'histoire du genre. Les grands romanciers du XIXème en comprennent tout de suite l'enjeu. Qu'il s'agisse de Flaubert, Daudet, Zola ou Maupassant, tous s'alimentent à la langue parlée, familière, par haine des "phrases livresques", souci de vraisemblance ou même simple défi littéraire. Proust ensuite se montre particulièrement sensible aux parlures des personnages. Nathalie Sarraute enfin, jugeant périmés les monologues intérieurs pourtant si audacieux de Joyce et Virginia Woolf se met à l'écoute de ce qui n'est pas encore à proprement parler "langage intérieur". Ainsi naissent les sous-conversations, qui sont le matériau qu'elle explore dans son oeuvre, à commencer par "Tropismes"




CONVERSATION ET SOUS-CONVERSATION 
[...] Mais les modernes qui ont voulu s’arracher à ce système et en arracher leurs lecteurs, en se délivrant de ses contraintes ont perdu la protection et la sécurité qu’il offrait. Le lecteur, privé de tous ses jalons habituels et de ses points de repère, soustrait à toute autorité, mis brusquement en présence d’une matière inconnue, désemparé et méfiant, au lieu de s’abandonner les yeux fermés comme il aime tant à le faire, a été obligé de confronter à tout moment ce qu’on lui montrait avec ce qu’il voyait par lui-même.
            Il n’a pas dû peu s’étonner alors, soit dit en passant, de l’opacité des conventions romanesques qui avaient réussi à masquer pendant si longtemps ce qui aurait dû crever tous les yeux. Mais ayant bien regardé et jugé en toute indépendance, il n’a pas pu s’en tenir là. Les modernes, en réveillant ses facultés de pénétration, ont réveillé du même coup ses exigences et aiguisé sa curiosité.
            Il a voulu regarder encore plus loin ou, si l’on aime mieux, d’encore plus près. Et il n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant de la fente d’un téléscripteur, le flot ininterrompu des mots.
            Pour ce qui est de Proust, il est vrai que ce sont précisément ces groupes composés de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs qui, traversant ou côtoyant le mince rideau du monologue intérieur, se révèlent brusquement au-dehors dans une parole en apparence insignifiante, dans une simple intonation ou un regard, qu’il s’est attaché à étudier. Mais — si paradoxal que cela puisse sembler à ceux qui lui reprochent aujourd’hui encore son excessive minutie — il nous apparaît déjà qu’il les a observés d’une grande distance, après qu’ils ont eu accompli leur course, au repos, et comme figés dans le souvenir. Il a essayé de décrire leurs positions respectives comme s’ils étaient des astres dans un ciel immobile. Il les a considérés comme un enchaînement d’effets et de causes qu’il s’est efforcé d’expliquer. Il a rarement — pour ne pas dire jamais — essayé de les revivre et de les faire revivre au lecteur dans le présent, tandis qu’ils se forment et à mesure qu’il se développent comme autant de drames minuscules ayant chacun ses péripéties, son mystère et son imprévisible dénouement.
            C’est cela sans doute qui a fait dire à Gide qu’il a amassé la matière première d’une œuvre plutôt qu’il n’a réalisé l’œuvre elle- même, et qui lui a valu le grand reproche, que lui font aujourd’hui encore ses adversaires, d’avoir fait de « l’analyse », c’est-à-dire d’avoir, dans les parties les plus neuves de son œuvre, incité le lecteur à faire fonctionner son intelligence au lieu de lui avoir donné la sensation de revivre une expérience, d’accomplir lui-même, sans trop savoir ce qu’il fait ni où il va, des actions — ce qui a toujours été et ce qui est encore le propre de toute œuvre romanesque.
            Mais n’est-ce pas là reprocher à Christophe Colomb de n’avoir pas construit le port de New York?
            Ceux qui viennent après lui et qui veulent essayer de faire revivre au lecteur, à mesure qu’elles se déroulent, ces actions souterraines, rencontrent ici quelques difficultés. Car ces drames intérieurs faits d’attaques, de  triomphes, de reculs, de défaites, de caresses, de morsures, de viols, de meurtres, d’abandons généreux ou d’humbles soumissions, ont tous ceci de commun, qu’ils ne peuvent se passer de partenaire
            Souvent c’est un partenaire imaginaire surgi de nos expériences passées ou de nos rêveries, et les combats ou les amours entre lui et nous, par la richesse de leurs péripéties, par la liberté avec laquelle ils se déploient et les révélations, qu’ils apportent sur notre structure intérieure la moins apparente, peuvent constituer une très précieuse matière romanesque.     
            Il n’en reste pas moins que l’élément essentiel de ces drames est constitué par le partenaire réel.
            C’est ce partenaire en chair et en os qui nourrit et renouvelle à chaque instant notre stock d’expériences. C’est lui le catalyseur par excellence, l’excitant grâce auquel ces mouvements se déclenchent, l’obstacle qui leur donne de la cohésion, qui les empêche de s’amollir dans la facilité et la gratuité ou de tourner en rond dans la pauvreté monotone de la manie. Il est la menace, le danger réel et aussi la proie qui développe leur vivacité et leur souplesse ; l’élément mystérieux dont les réactions imprévisibles, en les faisant repartir à tout instant et se développer vers une fin inconnue, accentuent leur caractère dramatique.
            Mais, en même temps qu’afin de toucher ce partenaire,, ils montent de nos recoins obscurs vers la lumière du jour, une crainte les refoule vers l’ombre. Ils font penser à ces petites bêtes grises qui se cachent dans les trous humides. Ils sont honteux et prudents. Le moindre regard les fait fuir. Ils ont besoin, pour s’épanouir, d’anonymat et d’impunité.
Aussi ne se montrent-ils guère au-dehors sous forme d’actes. Les actes, en effet, se déploient en terrain découvert et dans la lumière crue du grand jour. Les plus infimes d’entre eux, comparés à ces délicats et minuscules mouvements intérieurs, paraissent grossiers et violents : ils attirent aussitôt les regards. Toutes leurs formes sont depuis longtemps étudiées et classées; ils sont soumis à une réglementation minutieuse, à un contrôle de chaque instant. Enfin de grands mobiles très évidents et connus, de grosses cordes bien visibles font marcher toute cette énorme et lourde machinerie.
            Mais, à défaut d’actes, nous avons à notre disposition les paroles. Les paroles possèdent les qualités nécessaires pour capter, protéger et porter au-dehors ces mouvements souterrains à la fois impatients et craintifs.
            Elles ont pour elles leur souplesse, leur liberté, la richesse chatoyante de leurs nuances, leur transparence ou leur opacité.
            Leur flot rapide, abondant, miroitant et mouvant permet aux plus imprudentes d’entre elles de glisser, de se laisser entraîner et de disparaître au plus léger signe de danger. Mais elles ne courent guère de dangers. Leur réputation de gratuité, de légèreté, d’inconséquence -ne sont-elles pas l’instrument par excellence des passe-temps frivoles et des jeux — les protège des soupçons et des examens minutieux : nous nous contentons en général à leur égard d’un contrôle de pure forme ; elles sont soumises à une réglementation assez lâche; elles entraînent rarement de graves sanctions.
             Aussi, pourvu qu’elles présentent une apparence à peu près anodine et banale, elles peuvent être et elles sont souvent en effet, sans que personne y trouve à redire, sans que la victime elle-même ose clairement se l’avouer, l’arme quotidienne, insidieuse et très efficace, d’innombrables petits crimes.
            Car rien n’égale la vitesse avec laquelle elles touchent l’interlocuteur au moment où il est le moins sur ses gardes, ne lui donnant souvent qu’une sensation de chatouillement désagréable ou de légère brûlure, la précision avec laquelle elles vont tout droit en lui aux points les plus secrets et les plus vulnérables, se logent dans ses replis les plus profonds, sans qu’il ait le désir ni le moyen ni le temps de riposter. Mais, déposées en lui, elles enflent, elles explosent, elles provoquent autour d’elles des ondes et des remous qui, à leur tour, montent, affleurent et se déploient au-dehors en paroles. Par ce jeu d’actions et de réactions qu’elles permettent, elles constituent pour le romancier le plus précieux des instruments.
            Et voilà pourquoi sans doute, comme le constate Henry Green, les personnages de roman deviennent si bavards.
On voit bien ici que la notion de "sous-conversation" échappe
complètement à Léna, notre sympathique illustratrice.
            Mais ce dialogue qui tend de plus en plus à prendre dans le roman moderne la place que l’action abandonne, s’accommode mal des formes que lui impose le roman traditionnel. Car il est surtout la continuation au-dehors des mouvements souterrains : ces mouvements, l’auteur — et avec lui le lecteur — devrait les faire en même temps que le personnage, depuis le moment où ils se forment jusqu’au moment où, leur intensité croissante les faisant surgir à la surface, ils s’enrobent, pour toucher l’interlocuteur et se protéger contre les dangers du dehors, de la capsule protectrice des paroles.
            Rien ne devrait donc rompre la continuité de ces mouvements, et la transformation qu’ils subissent devrait être du même ordre que celle que subit un rayon lumineux quand, passant d’un milieu dans un autre, il est réfracté et s’infléchit.
            Dès lors, rien n’est moins justifié que ces grands alinéas, ces tirets par lesquels on a coutume de séparer brutalement le dialogue de ce qui le précède. Même les deux points et les guillemets sont encore trop apparents, et l’on comprend que certains romanciers (Joyce Cary notamment) s’efforcent de fondre, dans la mesure du possible, le dialogue avec son contexte en marquant simplement la séparation par une virgule suivie d’une majuscule.
            Mais plus gênants encore et plus difficilement défendables que les alinéas, les tirets, les deux points et les guillemets, sont les monotones et gauches : dit Jeanne, répondit Paul, qui parsèment habituellement le dialogue; ils deviennent de plus en plus pour les romancier actuels ce qu’étaient pour les peintres, juste avant le cubisme, les règles de la perspective : non plus une nécessité, mais une encombrante convention.
            Aussi est-il curieux de voir comment aujourd’hui ceux-mêmes des romanciers qui ne veulent pas se mettre — inutilement, pensent-ils -martel en tête, et continuent à se servir avec une heureuse assurance des procédés du vieux roman, semblent ne pas pouvoir échapper sur ce point précis à un certain sentiment de malaise. On dirait qu’ils ont perdu cette certitude d’être dans leur bon droit, cette inconscience innocente qui donnaient aux : « dit, reprit, répliqua, rétorqua, s’exclama, etc. », dont Mme de La Fayette ou Balzac émaillaient allègrement leurs dialogues, cet air d’être solidement à leur place, indispensables et allant parfaitement de soi, qui nous les fait accepter aussitôt sans sourciller, sans même nous en rendre compte, quand nous relisons encore aujourd’hui ces auteurs. Combien auprès d’eux les romanciers actuels, au moment d’employer ces mêmes formules, semblent self-conscious, inquiets et peu sûrs d’eux.
            Tantôt — comme les gens qui préfèrent afficher et même accentuer leurs défauts pour courir au-devant du danger et désarmer les critiques — ils renoncent avec ostentation à ces subterfuges (qui leur paraissent aujourd’hui trop grossiers et trop faciles) dont se servaient ingénument les vieux auteurs et qui consistaient à varier continuellement leurs formules, et exhibent la monotonie et la gaucherie du procédé en répétant inlassablement, avec une négligence ou une naïveté affectées : dit Jeanne, dit Paul, dit Jacques, ce qui n’a d’autre résultat que de fatiguer et d’agacer encore davantage le lecteur.
            Tantôt ils essaient d’escamoter ce malencontreux « dit Jeanne », « répliqua Paul », en le faisant suivre à tout bout de champ des derniers mots répétés du dialogue : « Non, dit Jeanne, non » ou : « C’est fini, dit Paul, c’est fini. » Ce qui donne aux paroles des personnages un ton solennel et chargé d’émotion qui ne répond visiblement pas à l’intention de l’auteur. Tantôt encore, ils suppriment autant que possible cet appendice encombrant en introduisant à tout instant le dialogue par le plus factice encore, et qu’aucune nécessité interne, on le sent, n’exige : Jeanne sourit : «Je vous laisse le choix » ou : Madeleine le regarda : « C’est moi qui l’ai fait. [...]
            Ne vaut-il pas mieux essayer, en dépit de tous les obstacles et de toutes les déceptions possibles, de perfectionner pour l’adapter à de nouvelles recherches un instrument qui, perfectionné à son tour par des hommes nouveaux, leur permettra de décrire de façon plus convaincante, avec plus de vérité et de vie des situations et des sentiments neufs, plutôt que de s’accommoder de procédés faits pour saisir ce qui n’est plus aujourd’hui que l’apparence, et de tendre à fortifier toujours plus le penchant naturel de chacun pour le trompe-l’œil ?
            II est donc permis de rêver — sans se dissimuler tout ce qui sépare ce rêve de sa réalisation — d’une technique qui parviendrait à plonger le lecteur dans le flot de ces drames souterrains que Proust n’a eu le temps que de survoler et dont il n’a observé et reproduit que les grandes lignes immobiles : une technique qui donnerait au lecteur l’illusion de refaire lui- même ces actions avec une conscience plus lucide, avec plus d’ordre, de netteté et de force qu’il ne peut le faire dans la vie, sans qu’elles perdent cette part d’indétermination, cette opacité et ce mystère qu’ont toujours ses actions pour celui qui les vit.
            Le dialogue, qui ne serait pas autre chose que l’aboutissement ou parfois une des phases de ces drames, se délivrerait alors tout naturellement des conventions et des contraintes que rendaient indispensables les méthodes du roman traditionnel. C’est insensiblement, par un changement de rythme ou de forme, qui épouserait en l’accentuant sa propre sensation, que le lecteur reconnaîtrait que l’action est passée du dedans au-dehors.
            Le dialogue, tout vibrant et gonflé par ces mouvements qui le propulsent et le sous- tendent, serait, quelle que soit sa banalité apparente, aussi révélateur que le dialogue de théâtre.
            Il ne s’agit là, évidemment, que de recherches possibles et d’espoirs.
            Cependant ces problèmes que le dialogue pose de façon chaque jour plus pressante à tous les romanciers, qu’ils veuillent ou non le reconnaître, ont été jusqu’à un certain point résolus, mais de manière très différente, par un écrivain anglais encore peu connu ici, Ivy Compton- Burnett.
            La solution absolument originale, à la fois élégante et forte, qu’elle a su leur donner, suffirait pour lui faire mériter la place qui lui est attribuée depuis quelques années par la critique anglaise unanime et par une certaine partie du public anglais : celle d’un des plus grands romanciers que l’Angleterre ait jamais eus.
            On ne peut qu’admirer le discernement d’une critique et d’un public qui ont su voir la nouveauté et l’importance d’une œuvre déconcertante à bien des égards.
            Rien de moins actuel, en effet, que les milieux que décrit Ivy Compton-Burnett (la riche bourgeoisie et la petite noblesse anglaise entre les années 1880 et 1900), rien de plus limité que le cercle familial où se meuvent ses personnages, ni de plus désuet que les descriptions de leur aspect physique par lesquelles elle les présente, ni de plus surprenant que la désinvolture avec laquelle elle dénoue, suivant les procédés les plus conformistes, ses intrigues et l’opiniâtreté monotone avec laquelle, au long de quarante années de travail et à travers vingt ouvrages, elle pose et résout de façon identique les mêmes problèmes.
            Mais ses livres ont ceci d’absolument neuf, c’est qu’ils ne sont qu’une longue suite de dialogues. L’auteur, là encore, les présente suivant la manière traditionnelle, se tenant à distance de ses personnages, à une grande distance cérémonieuse, se bornant le plus souvent, comme le font les behavioristes, à reproduire simplement leurs paroles et à renseigner tranquillement le lecteur, sans chercher à varier ses formules, au moyen du monotone : dit X., dit Y.
Martin Ashkhatoev, "Conversation", 2018
            Mais ces dialogues sur lesquels tout repose n’ont rien de commun avec ces brefs colloques allègres et ressemblants qui, réduits à eux- mêmes ou accompagnés de quelques explications cursives, menacent de faire penser chaque jour davantage à ces petits nuages circonscrits d’un trait épais qui sortent de la bouche des personnages sur les dessins des comics.
            Ces longues phrases guindées, à la fois rigides et sinueuses, ne rappellent aucune conversation entendue. Et pourtant, si elles paraissent étranges, elles ne donnent jamais une impression de fausseté ou de gratuité.
            C’est qu’elles se situent non dans un lieu imaginaire, mais dans un lieu qui existe dans la réalité : quelque part sur cette limite fluctuante qui sépare la conversation de la sous-conversation. Les mouvements intérieurs, dont le dialogue n’est que l’aboutissement et pour ainsi dire l’extrême pointe, d’ordinaire prudemment mouchetée pour affleurer au-dehors, cherchent ici à se déployer dans le dialogue même. Pour résister à leur pression incessante et pour les contenir, la conversation se raidit, se guindé, prend cette allure précautionneuse et ralentie. Mais c’est sous leur pression qu’elle s’étire et se tord en longues phrases sinueuses. Un jeu serré, subtil, féroce, se joue entre la conversation et la sous-conversation.
            Le plus souvent, le dedans l’emporte : à tout moment quelque chose affleure, s’étale, disparaît et revient, quelque chose est là qui menace à chaque instant de tout faire éclater. Le lecteur, sans cesse tendu, aux aguets, comme s’il était à la place de celui à qui les paroles s’adressent, mobilise tous ses instincts de défense, tous ses dons d’intuition, sa mémoire, ses facultés de jugement et de raisonnement : un danger se dissimule dans ces phrases douceâtres, des impulsions meurtrières s’insinuent dans l’inquiétude affectueuse, une expression de tendresse distille tout à coup un subtil venin.
            Il arrive que la conversation ordinaire paraisse l’emporter, qu’elle refoule trop loin la sous-conversation. Alors parfois, au moment où le lecteur croit pouvoir enfin se détendre, l’auteur sort tout à coup de son mutisme et intervient pour l’avertir brièvement et sans explication que tout ce qui vient d’être dit était faux.
            Mais le lecteur n’est que rarement tenté de se départir de sa vigilance. Il sait qu’ici chaque mot compte. Les dictons, les citations, les métaphores, les expressions toutes faites ou pompeuses ou pédantes, les platitudes, les vulgarités, les maniérismes, les coq-à-l’âne qui parsèment habilement ces dialogues ne sont pas, comme dans les romans ordinaires, des signes distinctifs que l’auteur épingle sur les caractères des personnages pour les rendre mieux reconnaissables, plus familiers et plus « vivants » : ils sont ici, on le sent, ce qu’ils sont dans la réalité : la résultante de mouvements montés des profondeurs, nombreux, emmêlés, que celui qui les perçoit au-dehors embrasse en un éclair et qu’il n’a ni le temps ni le moyen de séparer et de nommer.
            Sans doute cette méthode se contente-t-elle de faire soupçonner à chaque instant au lecteur l’existence, la complexité et la variété des mouvements intérieurs. Elle ne les fait pas connaître comme pourraient y parvenir les techniques qui plongeraient le lecteur dans leur flot et le feraient naviguer parmi leurs courants. Elle a du moins sur ces techniques cette supériorité, d’avoir pu atteindre d’emblée la perfection. Et par là elle a réussi à porter au dialogue traditionnel le plus rude coup qu’il ait subi jusqu’ici.
            Il est évident que cette technique, comme aussi toutes les autres, paraîtra un jour prochain ne pouvoir plus décrire que l’apparence. Et rien n’est plus réconfortant et plus stimulant que cette pensée. Ce sera le signe que tout est pour le mieux, que la vie continue et qu’il faut non pas revenir en arrière, mais s’efforcer d’aller plus avant.

N.N.R.F., janvier, février 1956.



Nathalie SARRAUTE, L'Ere du soupçon, Paris, 1956,
chap.III « Conversation et sous-conversation ».





Commentaires

Articles les plus consultés