Pierre Mabille, Le Merveilleux ou "l'étange lucidité du délire"
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Illustration originale de Masson |
"Tout en apparaissant depuis des millénaires, dans ses expressions artistiques et littéraires comme une forme symbolique du réel, le merveilleux impose, dans la nature et divers produits de l'activité humaine, une présence sensible qui trouble, exalte et inquiète." Ainsi commence Marcel Spada quand il préface l'ouvrage de Pierre Mabille, Le Merveilleux paru pour la première en 1944. Cet auteur atypique explore avec la plus grande liberté la diversité des œuvres susceptibles de nous libérer des prisons de la rationalité. Montage hétéroclite de textes qui semblent à l'auteur les plus représentatifs du genre, l'ouvrage rassemble des contes populaires, des extraits de la Bible, des poèmes, des nouvelles, sans se préoccuper de références, selon le principe du collage cher aux surréalistes. Entre deux extraits d'oeuvres plus ou moins commentées, Mabille s'efforce pourtant de définir le Merveilleux dans des formules souvent toniques. Ce sont ces tentatives de définition que Marcel numérise ici.
nota bene : Pierre Mabille (1904-1952), médecin, écrivain, anthropologue, compagnon du Surréalisme, proche d'André Breton, surtout connu pour l'ouvrage Le Miroir du merveilleux (1940) dont le Merveilleux (1944) constitue une synthèse.
Le merveilleux
Le poème de Césaire m'amène à essayer de définir d'un peu plus près le Merveilleux. La société, qui nous a fait ce que nous sommes, s'est cristallisée autour de nous ces épaisses carapaces d'intelligence, a engendré les lois, les organisations, les préjugés, les coutumes, les raisonnements appris, les manuels, les hiérarchies, les habitudes esthétiques ; elle est comme une croûte cultivée, stratifiée, qui tend à séparer de plus en plus gravement le feu intérieur de notre être de l'univers qui l'entoure. L'homme aime ce vêtement confortable, il en comprend la valeur, mais il sait aussi qu'il est obstacle à son désir, sclérosé et mort. Le Merveilleux résume alors pour lui les possibilités de contact entre ce qui est en lui et ce qui est en dehors de lui.Le Merveilleux exprime le besoin de dépasser les limites imposées, imposées par notre structure, d'atteindre une plus grande beauté, une plus grande puissance, une plus grande jouissance, une plus grande durée. Il veut dépasser les limites de l'espace, celles du temps, il veut détruire les barrières, c'est la lutte de la liberté contre tout ce qui la réduit, la détruit et la mutile ; il est tension, c'est-à-dire quelque chose de différent du travail régulier et machinal : tension passionnelle et poétique.Le Merveilleux profite des points de faiblesse de l'intelligence organisatrice, comme le feu du volcan s'insinue entre les failles des roches ; il illumine les greniers de l'enfance ; il est l'étrange lucidité du délire; il est la lumière du rêve, l'éclairage vert de la passion ; il flambe au-dessus des messes aux heures de révolte.Mais le Merveilleux est au moins encore la tension extrême de l'être que la conjonction du désir et de la réalité extérieure. Il est, à un moment précis, l'instant troublant où le monde nous donne son accord : l'île de Saint-Domingue, apparaissant à l'aube, après le décevant voyage de Colomb, l'image qui surgit soudain et qui se fait invention, le mot vrai, dans le poème, le livre oublié qui, retrouvé à l'heure imprévue, résout l'interrogation, la femme attendue qui se présente, le facteur qui sonne, portant la lettre dont on a rêvé la nuit précédente, l'apparition de Neptune au lieu indiqué par Le Verrier, l'homme qui se fait symbole du besoin populaire et l'exprime.La société humaine considère avec inquiétude ces états et ces phénomènes ; elle est agacée par les questions des enfants et leur dit : « Quand tu seras grand, quand tu seras sage ». Elle mêle aux contes, que les vieux répètent pour le plaisir des petits, ces conclusions morales qui doivent former les citoyens soumis.Elle enferme les fous, laissant en liberté les plus dangereux : ceux qui, par leur vulgarité et leur sadisme, trouvent un écho prolongé et sont vénérés comme des chefs ; les nations en font aujourd'hui l'expérience douloureuse.Elle se rit des rêves, des prémonitions et cherche à déconsidérer tout ce qui ne trouve pas, dans l'instant présent, d'explication rationnelle, elle accorde au Merveilleux une simple activité théâtrale, allégorique, où les formes vides et soi-disant poétiques se débattent sans voix au milieu de décors de carton. Je ne saurais trop protester contre l'assimilation du Merveilleux à l'allégorie, au fantastique, aux fantômes à bon marché.Je persiste à accepter comme la plus valable la définition d'André Breton. « L'imaginaire est ce qui tend à devenir réel. » C'est-à-dire que pour quelques-uns d'entre nous, fidèles à la pensée d'Héraclite, l'activité onirique, imaginative, poétique, n'est pas un jeu gratuit, un agrément vain d'oisifs dilettantes et esthètes, elle correspond pour nous aux zones dangereuses dans lesquelles l'énergie se transmute en réalité tangible. Nous considérons le message de l'artiste comme une préfiguration prophétique, une marche en avant dans l'inconnu, nous ne pouvons donc pas nous étonner de son obscurité temporaire. Nous n'avons jamais pu dissocier le poète du prophète. (pp. 42-40)
Pierre Mabille, le noeud de la recherche La société n'est pas tendre à l'égard de la passion et de l'amour qu'elle se hâte d'enfermer par les liens proviennent des institutions et qu'elle arrive à noyer dans les convenances sociales.Mais l'appétit du Merveilleux rebondit toujours ; il est présent depuis l'origine de l'histoire ainsi que le témoigne la collection inépuisable de contes et de légendes. Fait digne d'être noté, ces contes sont identiques à travers les siècles, malgré leur origine différente, malgré les races dissemblables qui les ont chantés. Les mêmes thèmes se retrouvent, mais, plus encore, les thèmes se traduisent par des images identiques. En voici quelques-uns des plus courants : la traversée du miroir, la plongée dans le lac à la rencontre de la fée, la princesse lointaine endormie attendant son chevalier, l'apparition du génie près de la grotte ou près de la source, le combat contre le monstre dont les yeux lancent des flammes, l'inquiétude au carrefour, avec la manifestation en ce lieu de génies trompeurs, les traces de sang sur la neige, la vierge dont la bouche laisse échapper des fleurs et des perles. Et la liste serait longue et son étude conduirait à une psychanalyse du rêve collectif.Le Merveilleux continue aujourd'hui, malgré les vestons complets et les robes de grande couture, malgré les progrès mécaniques ; il est présent dans l'homme brodé à l'usine et au bureau, revêtu de l'uniforme le plus monotone ; il est le mystère des nuits, non qu'il soit fait d'obscurité, mais parce qu'il est lumière dans la nuit. Il est suffisamment présent pour nous attirer, en toutes occasions, à l'appel de son nom et pour qu'à l'audition de certains poèmes nous sentions un trouble étrange et que l'impérieux ait besoin de nous dépouiller du vieil homme dont le poids continue à peser sur nous tous. Le Merveilleux est le poisson des grandes profondeurs que Lautréamont a explorées dans les « Chants de Maldoror ». [...]Le Merveilleux est la force de renouvellement, commune à tous les hommes, quels que soient leur culture particulière et le développement de leur intelligence ; il permet d'entretenir un accord profond au-delà des frontières et des intérêts, une fraternité vraie qui a sa langue universelle dans la poésie et l'art véritable. Il est probablement la seule réalité qui conserve l'espoir dans l'homme et dans l'aveugle. Il est, comme ces textes d'âges différents, une tradition vivante, le feu que Prométhée a saisi et qui ne s'éteindra pas. (pp. 49-53)
Pierre Mabille, Le Merveilleux, Fata Morgana, 1992 pour cette édition
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