Michel Leiris : « De la littérature considérée comme une tauromachie »

Picasso, "La mort du Torrero", 1933
     
    Même si L'Âge d'homme est sans doute l'une des trois plus grandes autobiographies du XXème siècle, l'ouvrage de Michel Leiris n'aurait probablement pas rencontré un aussi grand succès sans la préface que l'auteur lui adjoint en 1946, au moment où reparaît l'Âge d'homme passé totalement inaperçu en 1939. «De la littérature considérée comme une tauromachie » fait date, car la pétition de foi de Leiris qui consiste à « introduire ne serait-ce que l'ombre d'une corne de taureau dans une oeuvre littéraire », outre qu'elle répond à de nouvelles exigences esthétiques et morales au sortir de la deuxième guerre mondiale, repose sur la métaphore hardiment filée de la corrida, un art qui suscite un engouement passionné auprès d'un grand nombre d'intellectuels. Nous sommes aujourd'hui majoritairement horrifié·es par la cruauté de la tauromachie ; mais il faut se rappeler qu'elle a enthousiasmé des générations de peintres (Goya, Manet, Picasso, Masson) qui ont essayé de saisir ce point d'équilibre où la fragilité et la technique du torero contraignent une bête sauvage à se livrer à un étrange ballet, tout comme des générations d'écrivains, d'Hemingway à Georges Bataille, ce dernier se montrant particulièrement sensible au lien entre violence, érotisme et sacrifice quand meurt du taureau dans l'arène. Fidèle à sa mission facilitatrice, Marcel met en gras les passages de ce texte un peu long (10 pages) qui lui paraissent les plus importants ou les plus beaux.




DE LA LITTÉRATURE CONSIDÉRÉE COMME UNE TAUROMACHIE

     « Si l’on s’en tient à la frontière tracée dans le temps de chacun de ses ressortissants par la légalité française — règle à quoi sa naissance a voulu qu’il fût soumis — c’est en 1922 que l’auteur de l’Age d’homme a atteint ce tournant de la vie qui lui a inspiré le titre de son livre. En 1922 : quatre ans après la guerre, qu’il avait traversée, comme tant d'autres garçons de sa génération, en n'y voyant guère que de longues vacances, suivant l’expression de l’un d ‘eux.
     Dès 1922, il se faisait peu d’illusions sur la réalité du lien qui, théoriquement, devrait unir à la majorité légale une maturité effective. En 1935, quand il mit le point final à son livre, sans doute s’imagina-t-il que son existence avait déjà passé par des détours suffisants pour qu’il pût se targuer, enfin, d’être dans l’âge viril. En notre année 39 où les jeunes gens de l’après-guerre voient décidément chanceler cet édifice de facilité dans lequel ils désespéraient en s’efforçant d’y mettre, en même temps qu’une authentique ferveur, une si terrible distinction, l’auteur avoue sans fard que son véritable « âge d’homme » lui reste encore à écrire, quand il aura subi, sous une forme ou sous une autre, la même amère épreuve qu’avaient affrontée ses aînés.
      Pour légèrement fondé que lui semble, aujourd’hui, le titre de son livre, l’auteur a jugé bon de le maintenir, estimant que, tout compte fait, il n’en dément pas l’ultime propos : recherche d’une plénitude vitale, qui ne saurait s’obtenir avant une catharsis, une liquidation, dont l’activité littéraire — et particulièrement la littérature dite « de confession» — apparaît l’un des plus commodes instruments.
    Entre tant de romans autobiographiques, journaux intimes, souvenirs, confessions, qui connaissent depuis quelques années une vogue si extraordinaire (comme si, de l’œuvre littéraire, on négligeait ce qui est création pour ne plus l’envisager que sous l’angle de l’expression et regarder, plutôt que l’objet fabriqué, l’homme qui se cache — ou se montre — derrière), l’Âge d’homme vient donc se proposer, sans que son auteur veuille se prévaloir d’autre chose que d’avoir tenté de parler de lui-même avec le maximum de lucidité et de sincérité.
      Un problème le tourmentait, qui lui donnait mauvaise conscience et l’empêchait d’écrire : ce qui se passe dans le domaine de l’écriture n'est-il pas dénué de valeur si cela reste « esthétique », anodin, dépourvu de sanction, s’il n’y a rien, dans le fait d’écrire une œuvre, qui soit un équivalent (et ici intervient l’une des images les plus chères à l’auteur) de ce qu’est pour le torero la corne acérée du taureau, qui seule — en raison de la menace matérielle qu’elle recèle — confère une réalité humaine à son art, l’empêche d’être autre chose que grâces vaines de ballerine ?
      Mettre à nu certaines obsessions d’ordre sentimental ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l’auteur le moyen — grossier sans doute, mais qu’il livre à d’autres en espérant le voir amender — d'introduire ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire.

 

     Tel est le prière d’insérer qu’à la veille de la « drôle de guerre » j’écrivais pour l’Âge d’homme. Je le relis aujourd’hui au Havre, ville où pour la Nième fois je suis venu passer des vacances de quelques jours et où depuis longtemps j’ai diverses attaches (mes amis Limbour, Queneau, Salacrou, qui y sont nés, Sartre, qui y fut professeur et avec qui je me liai en 1941 quand la plupart des écrivains restés en France occupée se trouvèrent unis contre l’oppression nazie). Le Havre est actuellement en grande partie détruit et j’aperçois cela de mon balcon, qui domine le port d’assez loin et d’assez haut pour qu’on puisse estimer à sa juste valeur l’effarante table rase que les bombes ont faite du centre de la ville comme s’il s’était agi de renouveler, dans le monde le plus réel, sur un terrain peuplé d’êtres vivants, la fameuse opération cartésienne. A cette échelle, les tourments personnels dont il est question dans l’Âge d’homme sont évidemment peu de chose : quelles qu’aient pu être, dans le meilleur des cas, sa force et sa sincérité, la douleur intime du poète ne pèse rien devant les horreurs de la guerre et fait figure de rage de dents sur laquelle il devient déplacé de gémir ; que viendrait faire, dans l’énorme vacarme torturé du monde, ce mince gémissement sur des difficultés étroitement limitées et individuelles ?
     
Manet, "Corrida"

Reste, qu‘au Havre même, les choses continuent et que la vie urbaine persévère. par-dessus les maisons intactes comme par-dessus l’emplacement des ruines, il y a par intermittence, malgré le temps pluvieux, un clair et beau soleil. Bassins nautiques et toitures miroitantes, mer écumeuse au loin et gigantesque terrain vague des quartiers rasés (abandonnés pour longtemps, en vue de je ne sais quel étonnant assolement) subissent — quand la météorologie le veut — l’emprise de l’humidité aérienne que perforent des rayons. Des moteurs ronflent ; tramways et bicyclistes passent ; les gens flânent ou s’affairent et mainte fumée monte. Moi, je regarde cela, spectateur qui n’a pas été dans le bain (ou n’y a trempé que le bout de son pied) et s’arroge sans vergogne le droit d ‘admirer ce paysage à demi dévasté comme il ferait d ‘un beau tableau, jaugeant en unités ombre et lumière, nudité pathétique et grouillement pittoresque, le lieu encore aujourd‘hui habité où une tragédie, il y a à peine plus d’un an, s’est jouée.

 

     Donc, je rêvais corne de taureau. Je me résignais mal à n’être qu’un littérateur. Le matador qui tire du danger couru occasion d’être plus brillant que jamais et montre toute la qualité de son style à l’instant qu’il est le plus menacé : voilà ce qui m’émerveillait, voilà ce que je voulais être. par le moyen d’une autobiographie portant sur un domaine pour lequel, d’ordinaire, la réserve est de rigueur — confession dont la publication me serait périlleuse dans la mesure où elle serait pour moi compromettante et susceptible de rendre plus difficile, en la faisant plus claire, ma vie privée —je visais à me débarrasser décidément de certaines représentations gênantes en même temps qu’à dégager avec le maximum de pureté mes traits, aussi bien à mon usage propre qu‘afin de dissiper toute vue erronée de moi que pourrait prendre autrui. pour qu’il y eût catharsis et que ma délivrance définitive s’opérât, il était nécessaire que cette autobiographie prît une certaine forme, capable de m’exalter moi-même et d’être entendue par les autres, autant qu’il serait possible. Je comptais pour cela sur un soin rigoureux apporté à l’écriture, sur la lueur tragique également dont serait éclairé l’ensemble de mon récit par les symboles mêmes que je mettais en œuvre : figures bibliques et de l’antiquité classique, héros de théâtre ou bien le Torero — mythes psychologiques qui s’imposaient à moi en raison de la valeur révélatrice qu’ils avaient eue pour moi et constituaient, quant à la face littéraire de l’opération, en même temps que des thèmes directeurs les truchements par quoi s ‘immiscerait quelque grandeur apparente là où je ne savais que trop qu'il n’y en avait pas.
    Faire le portrait le mieux exécuté et le plus ressemblant du personnage que j’étais (comme certains peignent avec éclat paysages ingrats ou ustensiles quotidiens), ne laisser un souci d’art intervenir que pour ce qui touchait au style et à la composition : voilà ce que je me proposais, comme si j’avais escompté que mon talent de peintre et la lucidité exemplaire dont je saurais faire preuve compenseraient ma médiocrité en tant que modèle et comme si, surtout, un accroissement d’ordre moral devait pour moi résulter de ce qu‘il y avait d’ardu dans une telle entreprise puisque à défaut même de l’élimination de quelques-unes de mes faiblesses —je me serais du moins montré capable de ce regard sans complaisance dirigé sur moi-même.
Ce que je méconnaissais, c’est qu‘à la base de toute introspection il a goût de se contempler et qu’au fond de toute confession il y a désir d’être absous. Me regarder sans complaisance, c’était encore me regarder, maintenir mes yeux fixés sur moi au lieu de les porter au-delà pour me dépasser vers quelque chose de plus largement humain. Me dévoiler devant les autres mais le faire dans un écrit dont je souhaitais qu’il fût bien rédigé et architecturé, riche d’aperçus et émouvant, c’était tenter de les séduire pour qu‘ils me soient indulgents, limiter — de toute façon — le scandale en lui donnant forme esthétique. Je crois donc que, si enjeu il y a eu et corne de taureau, ce n’est pas sans un peu de duplicité que je m’y suis aventuré : cédant, d’une part, encore une fois à ma tendance narcissique ; essayant, d ‘autre part, de trouver en autrui moins un juge qu’un complice. De même, le matador qui semble risquer le tout pour le tout soigne sa ligne et fait confiance, pour triompher du danger, à sa sagacité technique.
    Toutefois, il y a pour le torero menace réelle de mort, ce qui n'existera jamais pour l’artiste, sinon de manière extérieure à son art (ainsi, pendant l’occupation allemande, la littérature clandestine mais dans la mesure où elle s’intégrait à une lutte beaucoup plus générale et, somme toute, indépendamment de l’écriture elle-même). Suis-je donc fondé à maintenir la comparaison et à regarder comme valable mon essai d’introduire « ne fût-ce que l’ombre d’une corne de taureau dans une œuvre littéraire » ? Le fait d’écrire peut-il jamais entraîner pour celui qui en fait profession un danger qui, pour n’être pas mortel, soit du moins positif ?
André Masson, "Corrida" 1936
     Faire un livre qui soit un acte, tel est, en gros, le but qui m'apparut comme celui que je devais poursuivre, quand j'écrivis l’Âge d’homme. Acte par rapport à moi-même puisque j’entendais bien, le rédigeant, élucider, grâce à cette formulation même, certaines choses encore obscures sur lesquelles la psychanalyse, sans les rendre tout à fait claires, avait éveillé mon attention quand je l’avais expérimentée comme patient. Acte par rapport à autrui puisqu’il était évident qu’en dépit de mes précautions oratoires la façon dont je serais regardé par les autres ne serait plus ce qu‘elle était avant publication de cette confession. Acte, enfin, sur le plan littéraire, consistant à montrer le dessous des cartes, à faire voir dans toute leur nudité peu excitante les réalités qui formaient la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus brillants, de mes autres écrits. Il s’agissait moins là de ce qu‘il est convenu d’appeler « littérature engagée » que d’une littérature dans laquelle j’essayais de m'engager tout entier. Au-dedans comme au-dehors : attendant qu‘elle me modifiât, en m’aidant à prendre conscience, et qu’elle introduisît également un élément nouveau dans mes rapports avec autrui, à commencer par mes rapports avec mes proches, qui ne pourraient plus être tout à fait pareils quand j’aurais mis au jour ce qu’on soupçonnait peut-être déjà, mais à coup sûr confusément. Il n’y avait pas là désir d’une brutalité cynique. Envie, plutôt, de tout avouer pour partir sur de nouvelles bases, entretenant avec ceux à l’affection ou à l’estime desquels j’attachais du prix des relations désormais sans tricherie.
     Du point de vue strictement esthétique, il s’agissait pour moi de condenser, à l’état presque brut, un ensemble de faits et d'images que je me refusais à exploiter en laissant travailler dessus mon imagination ; en somme : la négation d’un roman. Rejeter toute affabulation et n'admettre pour matériaux que des faits véridiques (et non pas seulement des faits vraisemblables, comme dans le roman classique), rien que ces faits et tous ces faits, était la règle que je m’étais choisie. Déjà, une voie avait été ouverte dans ce sens par la Nadja d’André Breton, mais je rêvais surtout de reprendre à mon compte autant que faire se pourrait — ce projet inspiré à Baudelaire par un passage des Marginalia d’Edgar poe : mettre son cœur à nu, écrire ce livre sur soi-même où serait poussé à tel point le souci de sincérité que, sous les phrases de l’auteur, « le papier se riderait et flamberait à chaque touche de la plume de feu ».
      Pour diverses raisons — divergences d’idées, mêlées à des questions de personnes, qu‘il serait trop long d ‘exposer ici — j’avais rompu avec le surréalisme. Pourtant, il est de fait que j’en restais imprégné. Réceptivité à l’égard de ce qui apparaît comme nous étant donné sans que nous l’ayons cherché (sur le mode de la dictée intérieure ou de la rencontre de hasard), valeur poétique attachée aux rêves (considérés en même temps comme riches en révélations), large créance accordée à la psychologie freudienne (qui met enjeu un matériau séduisant d’images et, par ailleurs, offre à chacun, un moyen commode de se hausser jusqu’au plan tragique en se prenant pour un nouvel Œdipe), répugnance à l‘égard de tout ce qui est transposition ou arrangement c’est-à-dire compromis fallacieux entre les faits réels et les produits purs de l’imagination, nécessité de mettre les pieds dans le plat (quant à l’amour, notamment, que l’hypocrisie bourgeoise traite trop aisément comme matière de vaudeville quand elle ne le relègue pas dans un secteur maudit) : telles sont quelques-unes des grandes lignes de force qui continuaient à me traverser, embarrassées de maintes scories et non sans quelques contradictions, quand j’eus l’idée de cet ouvrage où se trouvent confrontés souvenirs d’enfance, récits d'événements réels, rêves et impressions effectivement éprouvées, en une sorte de collage surréaliste ou plutôt de photo-montage puisque aucun élément n’y est utilisé qui ne soit d’une véracité rigoureuse ou n’ait valeur de document. Ce parti pris de réalisme non pas feint comme dans l’ordinaire des romans, mais positif (puisqu‘il s’agissait exclusivement de choses vécues et présentées sans le moindre travestissement) — m’était non seulement imposé par la nature de ce que je me proposais (faire le point en moi-même et me dévoiler publiquement) mais répondait aussi à une exigence esthétique : ne parler que de ce que je connaissais par expérience et qui me touchait du plus près, pour que fût assurée à chacune de mes phrases une densité particulière, une plénitude émouvante, en d’autres termes : la qualité propre à ce qu‘on dit « authentique ». Être vrai, pour avoir chance d'atteindre cette résonance si difficile à définir et que le mot « authentique » (applicable à des choses si diverses et, notamment, à des créations purement poétiques) est fort loin d'avoir expliquée : voilà ce à quoi je tendais, ma conception quant à l’art d’écrire venant ici converger avec l’idée morale que j’avais quant à mon engagement dans l’écriture.
     Me tournant vers le torero, j’observe que pour lui également il y a règle qu’il ne peut enfreindre et authenticité, puisque la tragédie qu’il joue est une tragédie réelle, dans laquelle il verse Ie sang et risque sa propre peau. La question est de savoir si, dans de telles conditions, le rapport que j’établis entre son authenticité et la mienne ne repose pas sur un simple jeu de mots.
Picasso, "Corrida" 1934
Il est entendu une fois pour toutes qu'écrire et publier une autobiographie n’entraînent pour celui qui s’en rend responsable (à moins qu’il n’ait commis un délit dont l’aveu lui ferait encourir la peine capitale) aucun danger de mort, sauf circonstances exceptionnelles. Sans doute, risque-t-il d'en pâtir dans ses rapports avec ses proches et de se déconsidérer socialement si les aveux qu’il fait vont par trop à l’encontre des idées reçues ; mais il se peut, même s’il n’est pas un pur cynique, que de telles sanctions aient pour lui peu de poids (voire le satisfassent, s’il regarde comme salubre l’atmosphère ainsi créée autour de lui) et qu‘il mène par conséquent sa partie avec un enjeu tout à fait fictif. Quoi qu’il en soit, un tel risque moral ne peut se comparer avec Ie risque matériel qu’affronte le torero ; admettant même qu‘il y ait commune mesure entre eux sur le plan de la quantité (si l’attachement de certains et l’opinion d’autrui comptent pour moi autant ou plus que ma vie même, encore qu’en un pareil domaine il soit aisé de s’illusionner), le danger auquel je m’expose en publiant ma confession diffère radicalement, sur le plan de la qualité, de celui qu’en une mise en jeu constante dont il fait son métier assume le tueur de taureaux. De même, ce qu‘il peut entrer d’agressif dans le dessein de proclamer sur soi la vérité (dussent ceux qu‘on aime en souffrir) reste très différent d’une tuerie, quels que soient les dégâts qu’on puisse ainsi provoquer. Dois-je donc tenir décidément pour abusive l’analogie qui m’avait paru s’esquisser entre deux façons spectaculaires d’agir et de se risquer ?
     J’ai parlé plus haut de la règle fondamentale (dire toute la, vérité et rien que la vérité) à laquelle est astreint le faiseur de confession et j’ai fait allusion également à l’étiquette précise à laquelle doit se conformer, dans son combat, le torero. Pour ce dernier il appert que la règle, loin d’être une protection, contribue à le mettre en danger : porter l’estocade dans les conditions requises implique, par exemple, qu’il mette corps, durant un temps appréciable, à la portée des cornes ; il y a donc là une liaison immédiate entre l’obédience à la règle et le danger couru. Or, toutes proportions gardées, n'est-ce pas à un danger directement proportionnel de la règle qu’il s’est choisie que se trouve exposé l’écrivain qui fait sa confession ? Car dire la vérité, rien que la vérité n ‘est pas tout : encore faut-il l’aborder carrément et sans artifices tels que grands airs destinés à en imposer, trémolos ou sanglots dans la voix, ainsi que fioritures, dorures, qui n’auraient d’autre résultat que de la déguiser plus ou moins, ne fût-ce qu’en atténuant sa crudité, en rendant moins sensible ce qu’elle peut avoir de choquant. Ce fait que le danger couru dépend d’une observance plus ou moins étroite de la règle représente donc ce que je puis retenir, sans trop d’outrecuidance, de la comparaison que je m'étais plu à établir entre mon activité comme faiseur de confession et celle du torero.
     S’il me semblait, de prime abord, qu’écrire le récit de ma vie vue sous l’angle de l’érotisme (angle privilégié, puisque la sexualité m’apparaissait alors comme la pierre angulaire dans l’édifice de la personnalité), s’il me semblait que pareille confession portant sur ce que le christianisme appelle les « œuvres de la chair » suffisait à faire de moi, par l’acte que cela représente, une manière de torero, encore faut-il que j’examine si la règle que je m’étais imposée — règle dont je me suis contenté d’affirmer que sa rigueur me mettait en danger — est bien assimilable, rapport avec le danger mis à part, à celle qui régit les mouvements du torero.
     
Manet, "Le torero mort", 1864

D’une manière générale, on peut dire que la règle tauromachique poursuit un but essentiel : outre qu’elle oblige l’homme à se mettre sérieusement en danger (tout en l’armant d'une indispensable technique), à ne pas se défaire n’importe comment de son adversaire, elle empêche que le combat soit une simple boucherie ; aussi pointilleuse qu’un rituel, elle présente un aspect tactique (mettre la bête en état de recevoir le coup d’estoc, sans l’avoir fatiguée, toutefois, plus qu’il n ‘était nécessaire) mais elle présente aussi un aspect esthétique : c’est dans la mesure où l’homme « se profilera » comme il le faut lorsqu’il donnera son coup d’épée que dans son attitude il y aura cette arrogance ; c’est dans la mesure également où ses pieds resteront immobiles au cours d’une série de passes bien serrées et bien liées, la cape se mouvant avec lenteur, qu’il formera avec la bête ce composé prestigieux où homme, étoffe et lourde masse cornue paraissent unis les uns aux autres par tout un jeu d’influences réciproques ; tout concourt, en un mot, à empreindre l’affrontement du taureau et du torero d’un caractère sculptural.
    Envisageant mon entreprise à la manière d’un photomontage et choisissant pour m'exprimer un ton aussi objectif que possible, tentant de ramasser ma vie en un seul bloc solide (objet que je pourrais toucher comme pour m'assurer contre la mort, alors même que, paradoxalement, je prétendais tout risquer), si j’ouvrais bien ma porte aux rêves (élément psychologiquement justifié mais coloré de romantisme, de même que les jeux de cape du torero, utiles techniquement, sont aussi des envolées lyriques) je m’imposais, en somme, une règle aussi sévère que si j’avais voulu faire une œuvre classique. Et c’est en fin de compte cette sévérité même, ce « classicisme » — n ‘excluant pas la démesure telle qu’il y en a dans nos tragédies même les plus codifiées et reposant non seulement sur des considérations relatives à la forme mais sur l’idée de parvenir ainsi au maximum de la véracité — qui me paraît avoir conféré à mon entreprise (si tant est que j’y aie réussi) quelque chose d’analogue à ce qui fait pour moi la valeur exemplaire de la corrida et que n'aurait pu lui donner par elle-même l’imaginaire corne de taureau.
    User de matériaux dont je n’étais pas maître et qu’il me fallait bien prendre tels que je les trouvais (puisque ma vie était ce qu’elle était et qu’il ne m ‘était pas loisible de changer d'une virgule mon passé, donnée première représentant pour moi un lot aussi peu récusable que pour le torero la bête qui débouche du toril), dire tout et le dire en faisant fi de toute emphase, sans rien laisser au bon plaisir et comme obéissant à une nécessité, tels étaient et le hasard que j’acceptais et la loi que je m’étais fixée, l’étiquette avec laquelle je ne pouvais pas transiger. Que le désir de m’exposer (dans tous les sens du terme) ait constitué le ressort premier, il demeurait que cette condition nécessaire n’était pas condition suffisante et qu’il fallait en outre que de ce but originel se déduisît, avec la force quasi automatique d’une obligation, la forme à adopter. Ces images que je rassemblais, ce ton que je prenais, en même temps qu’ils approfondissaient et avivaient la connaissance que j’avais de moi, devaient être ce qui rendrait, sauf échec, mon émotion mieux à même de se partager. De même, l’ordonnance de la corrida (cadre rigide imposé à une action où, théâtralement, le hasard doit apparaître dominé) est technique de combat et, en même temps, cérémonial. Il fallait donc que cette règle de méthode que je m ‘étais imposée — dictée par la volonté de voir en moi avec la plus grande acuité possible — jouât simultanément, de manière efficace, comme canon de composition. Identité, si l’on y tient, de la forme et du fond mais, plus exactement, démarche unique me révélant le fond à mesure que je lui donnais forme, forme capable d ‘être fascinante pour autrui et (poussant les choses à l’extrême) de lui faire découvrir en lui-même quelque chose d’homophone à ce fond qui m’était découvert.
    Ceci, évidemment, je le formule très a posteriori, pour tâcher de définir au mieux le jeu que je menais et sans qu’il m'appartienne, il va de soi, de décider si cette règle « tauromachique», à la fois guide pour l’action et garantie contre les facilités possibles, s’est avérée capable d’une telle efficacité comme moyen de style, voire même (quant à certains détails) si ce en quoi je prétendais voir une nécessité de méthode ne répondait pas plutôt à une arrière-pensée touchant à la composition.
Goya, "La mort du Picador" (1793)

Étant entendu cependant que je distingue, en littérature, une sorte de genre pour moi majeur (qui comprendrait les œuvres où la corne est présente, sous une forme ou sous une autre : risque direct assumé par l’auteur soit d’une confession soit d’un écrit au contenu subversif, façon dont la condition humaine est regardée en face ou « prise par les cornes », conception de la vie engageant son tenant vis-à-vis des autres hommes, attitude devant les choses telle que l’humour ou la folie, parti pris de se faire le résonateur des grands thèmes du tragique humain) je puis indiquer en tout cas — mais sans doute est-ce là enfoncer une porte ouverte ? — que c’est dans la mesure exacte où l’on ne peut y déceler d’autre règle de composition que celle-là même qui a servi de fil d’Ariane à son auteur au cours de l’explication abrupte qu’il opérait par approches successives ou à brûle-pourpoint — avec lui-même qu’une œuvre de ce genre peut être tenue pour littérairement « authentique ». Cela par définition, dès le moment qu’on admet que l’activité littéraire, dans ce qu’elle a de spécifique en tant que discipline de l’esprit, ne peut avoir d’autre justification que de mettre en lumière certaines choses pour soi en même temps qu’on les rend communicables à autrui et que l’un des buts les plus hauts qui puissent être assignés à sa forme pure, j’entends : la poésie, est de restituer au moyen des mots certains états intenses, concrètement éprouvés et devenus signifiants, d’être ainsi mis en mots.
    Je suis bien loin, ici, d’événements tout à fait actuels et tout à fait consternants tels que la destruction d ‘une grande partie du Havre, si différent aujourd’hui de ce que j’ai connu, et amputé d’endroits auxquels, subjectivement, me rattachaient des souvenirs : l’Hôtel de l’Amirauté, par exemple, et les rues chaudes aux bâtisses maintenant anéanties ou éventrées, comme celle sur le flanc de laquelle on lit encore l’inscription « LA LUNE The Moon » accompagnée d’une image représentant une face hilare en forme de disque lunaire. Il y a la plage aussi, jonchée d’une étrange floraison de ferraille et couverte de tas de pierres laborieusement rassemblées, face à la mer où un cargo, l’autre jour, a sauté sur une mine, ajoutant son épave à pas mal d’autres épaves. Je suis bien loin, cotes, de cette corne authentique de la guerre dont je ne vois, en des maisons abattues, que les moins sinistres effets. Plus engagé matériellement, plus agissant et, de ce fait, plus menacé, peut-être envisagerais-je la chose littéraire avec plus de légèreté ? L’on peut présumer que je serais travaillé de façon moins maniaque par le souci d’en faire un acte, un drame en quoi je tiens à assumer, positivement, un risque comme si ce risque était condition nécessaire pour que je m’y réalise tout entier. Il resterait, néanmoins, cet engagement essentiel qu’on est en droit d’exiger de l’écrivain, celui qui découle de la nature même de son art : ne pas mésuser du langage et faire par conséquent en sorte que sa parole, de quelque manière qu’il s’y prenne pour la transcrire sur le papier, soit toujours vérité. Il resterait qu’il lui faut, se situant sur le plan intellectuel ou passionnel, apporter des pièces à conviction au procès de notre actuel système de valeurs et peser, de tout le poids dont il est si souvent oppressé, dans le sens de l’affranchissement de tous les hommes, faute de quoi nul ne saurait parvenir à son affranchissement particulier.


Le Havre, décembre 1945. Paris, Janvier 1946. 


Michel Leiris, L'Âge d'homme, 1939
(Folio n°435, 212 pages)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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