Aragon lecteur de lui-même : au sujet du Paysan de Paris
Miró, "Je n'ai jamais appris à écrire..», 1969 |
1/ « Les journalistes sont des termites »
Mais ici je dois faire amende honorable aux journalistes. Il est à remarquer que mon précédent chef-d'œuvre, c'est du Paysan de Paris que je veux parler, n'a pas reçu de la presse le genre d'acclamations, de hourras, d'encouragements en un mot, qu'il était en droit d'attendre, étant donnés ses belles couleurs et le parfait fonctionnement de l'ascenseur et des précautions oratoires. Cependant quelques injures à l'adresse des journalistes s'étant glissées, sans doute par inadvertance, au bas d'une page, et j'ose dire d'une des meilleures pages du livres, une explication satisfaisante tant au point de vue scientifique qu'à tout autre a été avancée par un savant allemand de quoi, de quoi, de ce phénomène météorologique. Il paraîtrait que les journalistes sont des termites qui nichent dans l'oreille de la renommée, ou bien, selon d'autres auteurs, ils seraient des annelés du genre vers du nez, ne se nourrissant que de moutardes et des défécations, mais d'une susceptibilité telle, qu'il ne peuvent s'entendre traiter de salauds sans trépigner et grincer des dents. (Traité du style, in Essais littéraires, p. 29)
2/ « Je voulais ne plus être un bourgeois »
Par ailleurs, si on me traitait de bourgeois, j'éprouvais cette vérité comme une insulte, et je voulais à toute force ne plus être un bourgeois, mais je ne voyais pas d'autre moyen d'y parvenir que les mots employés à le nier. L'excès des formules me ravissait et, comme la plupart de mes amis, j'aimais ce qui est manqué, ce qui est monstre, ce qui ne peut pas vivre, ce qui ne peut pas aboutir. Il est suffisamment caractéristique après tout que deux d'entre eux aient longuement projeté d'écrire un livre qui se serait appelé Les Chevaliers de l'erreur. J'étais comme eux, je préférais l'erreur à son contraire. On trouvera la trace de cet état d'esprit dans un livre que j'ai écrit, qui est bien caractéristique d'une époque de ma vie, qui s'appelle Le Paysan de Paris et que de bons apôtres aujourd'hui font mine d'opposer avec regret à ce que j'écris maintenant, si vulgaire. ("D'Alfred Vigny à Avdéenkoé in Essais littéraires pp. 192-193)
3/ A la recherche d'un roman-comble
L'exemple de ce que je cherche ici vainement à définir est dans la dualité d'esprit que manifeste le fait d'écrire à la fois La Défense de l'infini commencée au moins un an plus tôt [...] et Le Paysan de Paris. C'est dans cette contradiction que l'on peut saisir en moi, vers 1924, 1925, l'évolution de l'idée de roman. Bien sûr, instruit par l'accueil fait à Anicet, vainement appelé roman dans son titre même: ANICET OU LE PANORAMA, ROMAN... et à Télémaque dont personne n'avait remarqué que ce fût un roman, puisque ce n'était pas dit sur la couverture... je cherchais, en même temps que je poursuivais le défi d'un roman- comble, d'un « roman des romans » (j'avais songé à l'annoncer ainsi), à faire naître à partir du roman reconnu tel, une nouvelle espèce de roman enfreignant toutes les lois traditionnelles de ce genre, qui ne soit ni un récit (une histoire) ni un personnage (un portrait), et que la critique devrait par suite envisager les mains nues, sans aucune des armes avec lesquelles elle a beau jeu d'exercer sa stupide cruauté, puisqu'il n'y avait plus de règles du genre. Il ne s'agissait d'ailleurs pas de désarmer la seule critique : ma tâche était plus difficile, car, ce roman qui n'en serait pas un, je l'écrivais, je m'imaginais l'écrire, pour démoraliser mes amis, ceux qui se proclamaient les ennemis irréductibles de tout roman. Tout en lisant, eux, Le Moine de Lewis, ou Restif de la Bretonne. (Je n'ai jamais appris à écrire ou les Incipit, Oeuvres poétiques, pp. 127-1288)
4/ Un nouvelle mythologie et une anti-philosophie
Je dis cela après coup. Je ne sais (je ne crois pas) si cela s'était pour moi présenté d'emblée ainsi. Mon premier projet était plutôt simplet. Ayant remarqué que toutes les mythologies du passé, à partir du moment où l'on n'y croyait plus, se transformaient en romans, je m'étais proposé d'en agir à l'inverse et de m'adonner à un roman qui se présenterait comme une mythologie. Naturelle ment une mythologie du moderne. C'est par où j'avais entrepris l'écriture du Paysan, mais point ne s'agissait de tomber dans la pure et simple philosophie. J'ai toujours été l'ennemi de la philosophie, tout au moins des philosophes. Aussi peut-on remarquer qu'aussitôt après l'introduction de caractère abstrait, je m'astreignais délibérément de changer de manière, et d'écrire précisément ce qui serait à coup sûr intolérable aux yeux de mes juges intimes: c'est-à-dire d'adopter le ton descriptif. D'où Le Passage de l'Opéra. (Je n'ai jamais appris... pp. 1288-89)
4/ Une lecture devant ses juges intimes
Ce soir-là dans l'atelier de la rue Fntaine, où il y avait peut-être une dizaine des nôtres, avec leurs femmes, certains... quand Breton me dit devant tout le monde: «Lis-leur donc ce que tu m'as lu tout à l'heure. Tu l'as avec toi ? » j'eus le sentiment qu'il venait de tourner le pouce vers la terre devant le peuple romain. Je murmurai: Crois-tu que ce soit bien nécessaire ? » et lui entre haut et bas, « Lis... ça sera très bon pour eux... ils en prendront de la graine... » En fait de graine, je n'ai jamais de ma vie déchaîné pareille consternation. Il y eut un silence, avec des toux, le bruit des chaises remuées, les regards échangés, les moues... puis, finalement, avec beaucoup de gentillesse quelqu'un qui dit, une femme: « Mais, mon petit, pourquoi perdez- Vous votre temps à écrire des choses pareilles ? » Ce sur quoi, l'orage éclata dans toute sa grandeur mythique, l'aigle battant des ailes sous les pieds nus du dieu, les éclairs en forme d'éclairs dans l'obscurité soudaine de la pièce, et le déluge des mots indignés. Je rougirais de les redire. C'était à point inattendu, que je n'en eus même pas plaisir. À ce point disproportionné. Mais pouvais-je douter qu'il ne me restait qu'a poursuivre l'entreprise ? C'est ainsi que pour la première d'une façon consciente, je m'avançai sur la voie consciente de ce que j'ai appelé plus tard le réalisme. (Je n'ai jamais appris... pp. 1290-1292)
5/ « C'est le roman de ce que je fus en ce temps-là »
Le Paysan de Paris devint donc un roman, à condition de ne rien en dire. C'est le roman de ce que je fus en ce temps-là. Où la description est réservée aux lieux, et l'histoire est celle de l'évolution d'un esprit, à partir d'une conception mythologique du monde, vers le matérialisme, qui ne sera point atteint aux dernières pages du livre, mais seulement promis, dans la proclamation de l'échec de la plus haute conception où l'homme avait pu s'avancer par la voie de l'idéalisme, l'hégélianisme, l'idéalisme absolu. Dans une certaine mesure, une certaine démesure, on me permettra de dire que du Passage de l'Opéra, par les Buttes- Chaumont, où s'élève un lyrisme à plusieurs égards maldororien, je ne pouvais dépasser, par la description, la conception initiale de l'écrit. Il me fallait donc, il me fallut rompre avec elle, d'où Le Songe du Paysan par quoi cela se termine, au bout de deux années, et qui est à nouveau écrit, cette fois dans le ton abstrait des « pensées » ou maximes, par le procédé inventé avec Les Paramètres, par quoi je m'imposais, au bout d'un paragraphe, ou d'une simple ligne (laquelle se suffisait à mes yeux), un arrêt qui pouvait être d'une heure ou d'un jour. Qui sait ? de toute la vie... C'est-à- dire à nouveau cette lenteur, qui est à la vitesse de l'écriture automatique ce qu'est dans l'eau son image tremblée à l'homme marchant sur la berge.
Et, pour avouer enfin la nature de ma démarche, je me permettrai de la comparer à la rupture d'Isidore Ducasse, après Maldoror, avec le chant descriptif, tant dans sa forme que dans le contenu. Tout autant avec Le Paysan que pour l'autre texte, le roman secret, cette Défense de l'infini qui, après Sade et Lautréamont, s'était jetée éperdument sur la route du Mal. Et devait dans ses flammes, laisser place à la tentative insensée de récrire au bien l'univers.
Aussi, encore qu'il eût fallu près de trois ans, pour que le feu du Paysan de Paris se mît au manuscrit de La Défense, on ne peut rien comprendre à qui s'est alors passé pour moi si on ne tient pas mon roman l'ensemble de démarches contradictoires, lesquelles m'ont finalement amené à être ce que je fus, ce que je suis. (je n'ai appris à écrire... pp. 1292-1296
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