Le Manteau de Gogol : les vérités de la pelisse

      
         Dans le cadre du récit bref, Marcel recycle un article publié il y a bien longtemps, une analyse du Manteau de Gogol, nouvelle liminaire des Récits de Pétersbourg.

         A l’origine du Manteau, une simple anecdote entendue par Gogol au cours d’une conversation :
un modeste employé, qui a réussi à force de privations et d’économies à acheter le fusil de chasse anglais dont il rêvait, le perd dès sa première sortie en barque et en aurait fait une grave maladie sans la compassion de ses collègues qui se cotisent pour le dédommager. Sujet bien « mince, « comme de la toile claire » , rendu plus « maigre » encore dans le récit qu’en tire Gogol en 1841 : un modeste employé, qui a réussi à force de privations et d’économies à s’acheter le manteau dont il rêvait, se le fait voler dès sa première sortie dans Pétersbourg et en meurt, malgré la compassion de ses collègues qui se cotisent pour le dédommager, ceux-ci ne réunissant, il est vrai, qu’une somme dérisoire. Comme le rappelle B. Eikhenbaum , le centre de gravité de la nouvelle de Gogol se déplace du sujet, en effet dérisoire, vers les « procédés de sa composition », au moyen d’une narration hypertrophique qui exhibe les mécanismes de sa production, autrement dit ses coutures, sa façon. Akaki Akakiévitch et son manteau évoluent dans un monde de signes que le narrateur s’ingénie à reproduire, recopier, dédoubler selon le principe de l’anamorphose ; cette répétition s’exerçant à tous niveaux, depuis la composition des noms et des mots – Akaki est fils d’Akaki– jusqu’à celle de la structure : le manteau c’est Le Manteau. Que la reproduction à l’infini de ces signes entre eux constate finalement l’insignifiance du monde et des êtres qui l’habitent, voire de la littérature elle-même, qu’en bref il n’y ait rien à voir sous le manteau puisque « nous en sommes tous sortis » (la formule est attribuée à Dostoievski) , c’est ce dont cette étude souhaite donner l’idée.

Akaki Akakiévitch ou comment se redoubler soi-même

Dans « un certain ministère », « un certain fonctionnaire » a pour fonction de recopier un certain nombre de formulaires : telle est la pâle figure que le narrateur nous donne pour personnage principal. Akaki Akakiévitch, qui dans la première version n’était même pas doté d’un nom, n’est pas à proprement parler un sujet. Inconsistant –presque immatériel, sans intériorité – presque sans langage, c’est sous forme de spectre qu’il parachève sa destinée : ombre d’une ombre. 
Traditionnellement, l’apparition d’un nom de personnage (son signifiant), d’abord vide de sens se charge progressivement de significations par la récurrence de traits (portrait physique, moral, fonction sociale, destinée, etc.) qui assurent sa cohérence et le font accéder à une forme de « réalité » (son signifié). Peu de personnages littéraires peuvent cependant prétendre à une cohérence aussi élémentaire qu’Akaki Akakiévitch : tous les traits qui le caractérisent se rejoignent autour d’une seule notion : la réduplication du même. Son baptême d’abord le destine à la répétition. Comme les prénoms que proposent parrain et marraine à la mère sont décidément trop originaux, celle-ci en tire les conclusions qui s’imposent : 
« Rien à faire, à ce que je vois, c’est sa destinée ; dans ce cas, on n’a qu’à l’appeler comme son père. Son père était un Akaki, le fils sera aussi un Akaki, voilà tout » Et c’est ainsi qu’il fut nommé Akaki Akakiévitch. (82)
Le prénom dont la redondance est déjà assurée par l’allitération en [ak] se trouve ainsi doublement redoublé par le patronyme qui le suit : Akaki, fils d’un autre Akaki étrangement absent et d’une mère qui disparaît à son tour une fois son œuvre de reproduction achevée.
L’énumération des caractéristiques physiques qui pourraient conférer au héros quelques traits discriminants obéit au même fonctionnement : « un peu grêlé, plutôt roux, la vue apparemment basse » repose dans la langue d’origine sur des terminaisons rimées (rjabovat – ryzhevat – podslepovat)  : ce sont les signifiants eux-mêmes choisis pour leur pouvoir répétitif, qui semblent dicter le portrait physique d’Akaki, beaucoup plus que leur signifié ; d’ailleurs son nom Bachmaktine, pourtant dérivé de bachmak, la chaussure, ne renvoie cependant à aucun référent puisque « tous les Bachmaktine sans exception, le père, le grand-père et même le beau-frère portaient des bottes ». Marqué du sceau de la répétition, Akaki Akakiévitch est donc prédestiné à reproduire des signes : il exerce « l’immuable fonction de copiste ». Pour renforcer encore le trait, – ou faut-il déjà dire les coutures ? – le narrateur prend soin de rappeler qu’il « doute qu’on puisse trouver un homme qui ait à ce point identifié sa vie à sa fonction » mais encore, il rappelle que « l’on pouvait voir sur son visage chaque lettre qu’était en train de tracer sa plume ». Le trait est gros, et le lecteur le plus distrait est désormais obligé de comprendre qu’Akaki Akakiévitch est un être de papier – un être en noir et blanc qui se laisse noircir par le fumiste, blanchir par le plâtrier – bref, un personnage strictement auto-référentiel. Dans cette optique, on ne s’étonne pas qu’il faille quelque événement bien remarquable pour que le héros se rende compte qu’« il n’[est] pas au milieu d’une ligne, mais de la chaussée » , le lecteur s’apercevant à l’inverse en dépit des indices réalistes que le narrateur dispose parodiquement, qu’il n’est pas au milieu de la chaussée mais bien au milieu d’une ligne. Rien n’est réel dans ce récit pas même « la neige » qu’on fait pleuvoir sur la tête d’Akaki Akakiévitch sous forme d’« avalanche de bouts de papiers » (82), pas même son estomac qui ne goûte rien et n’est vraiment rassasié que d’écritures.

L’akakiévite : une maladie contagieuse

La subtile pathologie de la répétition dont souffre le personnage central ne l’affecte cependant pas seul. Tous les personnages, situations, événements en sont en quelque sorte contaminés, comme le rappelle d’ailleurs le narrateur : « dans notre sainte Russie, la maladie de l’imitation a tout contaminé ». On se limitera ici à un seul exemple emprunté encore au système des personnages. Rien ne semble plus éloigné d’Akaki Akakiévitch que le personnage important devant lequel se présente le personnage dans l’espoir de récupérer son manteau. Il n’en est cependant qu’une copie inversée, une doublure. Son discours, enfermé dans de pauvres aphorismes, est marqué par la redondance : « De la sévérité, encore de la sévérité, toujours de la sévérité » (94), il « reste muré dans son silence » ou « ne lâche que quelques syllabes »  lorsqu’il est en présence d’inférieurs, tout comme Akaki qui s’exprime » la plupart du temps par des adverbes, des prépositions, des interjections qui bout-à-bout n’[ont] aucune sens » (89) ou rest[e] muet en présence de ses égaux. Akaki surprend le personnage important en flagrant délit de répétition : « lui et son ami avaient depuis longtemps déjà tout dit et redit ». Le « dénouement fantastique » (96) enfin, si inattendu que le narrateur prend soin de s’en justifier, ne semble là que pour reproduire la scène de la dépossession : c’est après avoir bu «  deux verres de champagne », alors qu’il s’apprête à passer la soirée chez « une dame de sa connaissance », que le personnage important se retrouve chez lui, « blanc de peur, tremblant, et sans manteau », tout comme Akaki qu’on a obligé à « boire deux verres [de champagne] », qui « faillit même, fait étrange, se lancer à la poursuite d’une dame » (92) et se retrouve lui aussi chez sa logeuse, dans le plus affreux désordre. Entre le personnage important qui se croit quelque chose et Akaki qui sait qu’il n’est rien, il n’y a d’autre différence que la « valeur » –quel que soit le sens qu’on donne à ce mot – que chacun d’entre eux accorde aux signes. Tandis qu’Akaki est anéanti par les paroles prononcées par le personnage important lors de la rencontre qui précipite sa fin, celui-ci est anéanti par l’apparition d’un spectre : ici des mots, là une ombre : dans les deux cas, une représentation que ne recoupe aucune réalité. 
Ce rapport perturbé entre les mots et les choses est d’ailleurs indexé à plusieurs reprises dans la nouvelle. C’est le plus souvent le mot qui fait la chose. Ainsi l’anecdote du « conseiller titulaire » qui baptise « salle d’audience » une pièce des dimensions d’un placard ; le tailleur Pétrovitch ne manque pas non plus de faire remarquer à Akaki que c’est uniquement parce que son nom n’est pas (re)connu – « il n’avait pas d’enseigne » (89) – que le manteau ne coûte que quatre-vingts roubles ; enfin les fonctionnaires refusent depuis longtemps au premier manteau d’Akaki « la noble appellation de manteau » et lui préfèrent celle de « pelure ». 
Enfin le seul crime d’Akaki Akakiévitch est d’avoir désiré un manteau digne de ce nom, d’avoir voulu, pour une fois, que le mot corresponde à la chose . Il est donc normal qu’il en soit dépossédé dès le premier jour et ce pour deux raisons au moins : la première, c’est que dans l’économie générale d’un récit fondé sur la manipulation des signes, il est proprement aberrant qu’une chose entretienne un rapport motivé avec son nom ;  la seconde, c’est qu’aussitôt porté, le manteau cesse d’être un manteau pour devenir un signe de distinction sociale, qui ouvre à Akaki toutes les portes y compris celles de son « sous-chef de bureau » et lui donne toutes les audaces : ne s’arrête-t-il pas devant « le tableau d’une jolie femme qui ôte un de ses souliers » ? (94) Ce faisant, il rejoint la cohorte anonyme des fonctionnaires dont les loisirs inlassablement répétés ont été décrits au début du récit. Dépossédé du signe qui lui a fait entrevoir le mirage d’une existence où il aurait cessé d’être copiste pour devenir copie, Akaki devient après sa mort détrousseur de manteaux des passants « dans le plus complet mépris de leur grade ou de leur titre » (97). Au demeurant, l’ultime tentative d’Akaki pour faire apparaître la réalité nue sous les manteaux aboutit à un échec : tout en étant sommée de capturer le spectre « mort ou vif » (97), la police n’ose finalement plus capturer les vivants et c’est un voleur bien réel qu’un sergent de ville laisse filer sur le motif qu’il le prend pour un fantôme : la réalité se trouve définitivement confondue. 
Que l’écriture soit dès lors impropre à représenter un monde de formes sans substance, c’est ce que nous donne à voir Gogol dans une nouvelle qui s’ingénie à exhiber ses propres artifices de fabrication. 

Façon, malfaçon, contrefaçon du manteau

Car nul n’échappe à la grande geste de la répétition, et surtout pas la narration qui reproduit parodiquement la fiction. Le narrateur cherche et trouve des doubles de lui-même à l’intérieur de son propre récit : il se refait et se contrefait. Le mot « façon » (89) en effet désigne le travail de l’artisan ou de l’artiste qui donne forme à une matière. Pétrovitch et le narrateur sont tous deux responsables de la façon de leur manteau / Manteau, chacun suivant ses compétences. Plus particulièrement, l’expression « à façon » se dit de l’artisan qui travaille sur une matière qu’il n’a pas fournie : on sait que l’auteur a emprunté son sujet à un fait divers cueilli au cours d’une conversation ; quant au « tissu » (texte) qui doit fournir la matière du manteau, Pétrovitch et Akaki « en parlaient depuis des mois » (89). Tout concourt à faire de cette histoire de linge une histoire de lignes, de Pétrovitch un double du narrateur et de la confection du manteau de Pétrovitch la réflexion en miniature de la façon du Manteau de Gogol. Le Manteau appartient à cette espèce de textes qui « 
conscients de leur littérarité, la narrativisent et s’astreignent, par retour permanent ou occasionnel sur eux-mêmes, à exhiber la loi sous-jacente à toute œuvre de langage » 
La pelure d’Akaki est faite de « pièces » et de « lambeaux », « pas plus épaisse que de la gaze »,« si usée qu’on v[oit] le jour au travers » (84). Ainsi en va-t-il de la nouvelle elle-même : le narrateur y multiplie les parenthèses discursives, les faux portraits, les justifications spécieuses, comme si lui-même repoussait jusqu’à ses extrêmes limites la nécessité dans laquelle il se trouve de faire une nouvelle, de donner du neuf à son lecteur et non de se contenter de décrire « à perpétuité » l’insignifiance de son personnage. Il met volontiers en avant ses propres trous... de mémoire : « personne n’arriv[e] à se souvenir » quand Akaki est entré au ministère ; « impossible de savoir » pourquoi il porte ce nom ; « difficile de savoir la date exacte » à laquelle le manteau neuf est remis ; « la mémoire commence à [le] trahir » et il colmate les brèches avec des « pièces » qui « ne mett[ent] guère en évidence l’adresse du tailleur » . C’est même la mort dans l’âme, tout comme Akaki, qu’il sacrifie aux lois du genre de la nouvelle qu’il écrit : « mais de nos jours, il convient de présenter tous les personnages d’un récit, alors, qu’on nous amène ce Pétrovitch » (85) ou encore « voilà que l’épouse a été citée, il va donc falloir en dire deux mots aussi » ; mais de la femme de Pétrovitch, nous apprendrons seulement que « Pétrovitch avait une femme », de même qu’on rapièce certaines parties du manteau à l’aide « d’autres parties » du même manteau...
Dès lors, Pétrovitch apparaît comme un double arrogant et inversé de ce narrateur incompétent. Il possède à la fois le savoir et le savoir-faire. Il sait qu’à tout manteau il faut une matière, qu’on ne peut pas piquer une aiguille dans une « trame trop usée », « que le manteau, il faut en faire un neuf » ; autrement dit qu’on ne peut pas faire un Manteau sans sujet. Il sait, lui, où trouver les pièces, comment coudre les morceaux, quitte à tricher un peu sur la matière première : « la soie » sera remplacée par de la percaline, quant au « le chat », on peut toujours le prendre, « de loin... pour de la martre » (89). Que dire enfin de ces coutures, qu’il signe en y laissant « diverses empreintes de dents » ? Son ouvrage terminé, il l’apporte « parfaitement conscient d’avoir fait œuvre de maître et d’illustrer l’abîme qui sépare les tailleurs qui rapiècent de ceux qui confectionnent » : il est bien l’auteur du manteau. 
C’est pourtant ce manteau-là et son auteur, qui disparaissent corps et biens dans les rues de Pétersbourg. Par une comique pirouette narrative, le manteau neuf, dont l’originalité est démentie dès la visite chez le sous-chef de bureau où sont suspendus déjà tant de « pelisses et de manteaux », sera reconnu comme sien – « Eh ! Mais c’est mon manteau ! » (92) – par le premier voleur qui passe. Ainsi en va-t-il d’une nouvelle : elle ne le reste jamais très longtemps. Si la confection du manteau neuf se réfléchit en miniature dans la confection du manteau neuf, c’est pourtant dans la vieille pelisse d’Akaki Akakiévitch que le récit se reflète le mieux : récit qui « part » dans tous les sens, mélange tous les styles comme le rappelle Georges Nivat – « bureaucratique, pseudo-épique, faussement sentimental, populaire, rhétorique... »  – et tient au prix de visibles coutures, visiblement exhibées. 
Enfin délestés de l’encombrante nouveauté du manteau, le narrateur et Akaki, son double pathétique, peuvent se livrer aux joies de la répétition : Le personnage retrouve sa pelure à la fin telle qu’au début, Pétersbourg continue à vivre « comme si [Akaki Akakiévitch] n’avait jamais existé dans cette ville », les voleurs continuent à voler, les policiers continuent à les laisser filer et « le tout disparaît à tout jamais dans la nuit noire » (99).

C’est donc bien du manteau neuf, et non du vieux, qu’on semble ici vouloir se débarrasser, comme si sa factice originalité prétendait empêcher soudain le monde de tourner tranquillement à vide, comme pour prouver à ce faiseur de manteaux neufs qu’est Pétrovitch que contrairement à ses affirmations péremptoires, on n’a nul besoin de drap pour faire un manteau ; « une toile claire », une « trame usée » suffisent : tout est dans la façon. Non seulement Gogol nous montre, par le procédé simple mais efficace de la réduplication indéfinie du même, qu’on peut écrire sans sujet, mais peut-être même qu’on ne peut écrire que sans sujet, puisque un signe en répétant un autre, les sujets ont disparu : il ne reste plus qu’à spéculer sur des « âmes mortes ». Gogol ouvre ainsi la voie à cette lignée de héros dont la puissance d’inertie trahit la vacuité du monde, celle des Bartleby  dont la seule présence dénonce l’inconsistance du réel, celle des Tityre qui vivent « dans une tour entourée de marais »  et s’en contentent, porte-parole d’une littérature condamnée à se reproduire elle-même, fatalement incapable de traduire un réel à lui-même son ombre, ombre d’une ombre, signe d’un signe : si nous sommes sortis du Manteau, nous ne sommes pas sortis de la caverne.


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