Le récit bref ou l'esthétique du déshabillé


Aujourd’hui, Marcel tombe la veste : il croise quelques remarques sur le récit bref et la poétique de Nathalie Sarraute dans l’espoir d’aboutir à une réflexion sur la nouvelle comme art de la mise à nu. Il se livre à une courte analyse de Mademoiselle Else d’Arthur Schnitzler.


On aime le petit bonnet de nuit et l'air chafouin du loup 

La chemise de nuit du loup

Puisqu’il s’agit cette année d’aller léger et court vêtu –  le récit bref nous invitant à  sacrifier à l’esthétique du mini, du raccourci, du bikini – Marcel avoue bien humblement que le rapprochement entre le récit et le vêtement, celui-ci fût-il réduit à l’essentiel, lui a été suggéré par le commentaire qu’inspire à Philippe Escola[1]le déshabillé de la grand-mère dans LePetit chaperon rouge de Charles Perrault :
Le Loup lui cria en adoucissant un peu sa voix : « Tire la chevillette, la bobinette cherra. » Le petit chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s’ouvrit. Le Loup, la voyant entrer, lui dit en se cachant dans le lit sous la couverture : « Mets la galette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. » Le petit chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le lit, où elle fut bien étonnée de voir comment sa Mère-grand était faite en son déshabillé.
 Escola se demande comment  grand-mère-loup a bien pu se procurer ce déshabillé : a-t-il d’abord tué la grand-mère et l’ayant dévêtue avant de la manger s’est-il ensuite affublé du déshabillé de la défunte (version nécrophile) ? Ou bien, l’ayant goulument avalée, a-t-il pris ensuite le temps de fouiller dans ses malles pour trouver un déshabillé idoine, quitte à procéder devant le miroir à quelques essayages (version queer) ? Le texte prend soin de préciser qu’il avait une solide avance sur la petite fille et donc tout le temps de soigner les préliminaires. Hélas, trois fois hélas, nous ne saurons jamais ce qu’il en fut puisque le propre du récit bref est de nous priver des détails – c’est même ce qui fait de lui, si l’on en croit l’argumentation d’Escola, un genre toujours inachevé, en attente de nouveaux possibles narratifs (ou d’affabulation pour reprendre un terme d’époque). Estimons-nous heureux que Perrault ait pris soin de gazer son loup d’un déshabillé pour ménager la modestie du petit chaperon rouge. Un peu plus et nous les retrouvions tous les deux in naturalibus dans le lit et là, chaperonnera bien qui chaperonnera le dernier : horresco referens…
De cette méditation un peu oiseuse sur le déshabillé du loup, on peut cependant tirer une première observation à peu près sérieuse quoique banale, à savoir que le récit bref classique visant à l’économie – de tissu ou de texte comme on voudra –  il ne s’autorise ni les développements secondaires (le loup à la recherche fébrile du parfait déguisement dans les malles de la grand-mère) ni les moments d’analyse  (que pense le loup de son image en s’apercevant en chemise dans le miroir ?) ni même les simples descriptions (cela dit, les déshabillés du loup ont inspiré plus d’un illustrateur, il faut dire que le thème est porteur). Le récit bref classique (fable, conte, nouvelle ou historiette ici peu importe) sait d’instinct que la brièveté est condition de son efficacité, c’est pourquoi il prend au pied de la lettre l’impératif du haudnimium pour s’offrir tout cru, tou nu. C’est une forme qui va très court vêtue.

Les boucles d’argent de la culotte du père Grandet

Or, puisque les pièces de vêtement constituent le fil rouge de cette méditation, Marcel se rappelle que l’hypercaractérisation des personnages balzaciens est précisément la tête de massacre de Nathalie Sarraute, également au programme cette année. Dans un passage célèbre de L’Ère du soupçon, l’autrice se livre à un cruel effeuillage du personnage romanesque, à qui il ne reste finalement plus rien, pas même son nom :
Depuis les temps heureux d'Eugénie Grandet où, parvenu au faîte de sa puissance, il trônait entre le lecteur et le romancier, objet de leur ferveur commune, tels les Saints des tableaux primitifs entre les donateurs, il n'a cessé de perdre successivement tous ses attributs et prérogatives.
Il était très richement pourvu, comblé de biens de toute sorte, entouré de soins minutieux ; rien ne lui manquait, depuis les boucles d'argent de sa culotte jusqu'à la loupe veinée au bout de son nez. Il a, peu à peu, tout perdu : ses ancêtres, sa maison soigneusement bâtie, bourrée de la cave au grenier d'objets de toute espèce, jusqu'aux plus menus colifichets, ses propriétés et ses titres de rente, ses vêtements, son corps, son visage, et, surtout, ce bien précieux entre tous, son caractère qui n'appartenait qu'à lui, et souvent jusqu'à son nom. (Folio, pp. 60-61)
Déshabiller le personnage romanesque des oripeaux de la tradition comme elle le fait, c’est en modifier profondément la nature, le dépouiller pour ne conserver de lui que sa vibration. Ce faisant, on redéfinit la notion même de roman, désignation d’ailleurs abandonnée par bien des écrivains modernistes au profit de celle plus souple et plus vague de « récit ». d’ailleurs ce mot, sans même avoir besoin d’être caractérisé, semble suggérer la  brièveté. Aussi classiques et modernistes font du bref une qualité essentielle quoique de façon différente : la « brèveté » est pour La Fontaine condition du plaisir que donne la fable, condamnée à languir d’un excès d’ornements ; chez Nathalie Sarraute,  elle est plutôt l’effet de son désir de capter l’innommé, ce qui exige de renoncer au déjà-là du langage. Pour le dire avec Barthes qu’elle convoque volontiers, elle voudrait « inexprimer l’exprimable ». Mais qu’elle soit une cause ou un effet, qu’elle s’illustre chez les classiques ou les modernes – sans parler des réalistes chez qui la règle s’applique presque sans exception – la brièveté exige une concentration de moyens qui aboutit presque toujours à la mise en évidence d’un trait particulièrement cru de la nature humaine : le désir – faim dévorante, avidité, libido sous toutes ses formes chez La Fontaine ou Maupassant , ou la crainte – peur d’apparaître chez Sarraute, de disparaître chez Michaux. Art du déshabillez-moi [2], le récit bref met à nu des passions aussi dévorantes que déplorables.

La nudité de Mademoiselle Else

Venons-en à la nouvelle d’Arthur Schnitzler, Mademoiselle Else[3](1924),dont la mise à nu, au sens propre, constitue précisément l’enjeu. Entièrement construit sur le monologue intérieur de l’héroïne, le texte épouse les pensées un peu décousues d’Else, jeune fille de la bonne société viennoise, altière et même un peu hautaine, en villégiature avec sa tante et son cousin dans une station huppée de San Martino di Castrozza. Ses pensées  de jeune fille (ses toilettes, ses parties de tennis, son pouvoir de séduction, ses rêveries romanesques de mariage) sont bientôt troublées par un courrier express de « maman » qui lui expose à grand renfort de circonlocutions que le père risque la prison s’il ne rembourse pas sous trois jours « une somme assez dérisoire, trente mille gulden ». Else se voit chargée de solliciter de toute urgence le richissime Monsieur Dorsday, qui séjourne opportunément au même endroit. Mais comment se résoudre à quémander cet argent auprès d’un vieux beau dont le regard insistant et les compliments ampoulés lui sont insupportables ? Entre embarras et humiliation, Mademoiselle Else ne doute pourtant pas que Dorsday, qui a les moyens de s’offrir des toiles de maître, lui consentira ce prêt sans exiger de contrepartie. Ne lui manque que l’audace de lui parler. Mais voici que Dorsday se révèle moins naïf qu’elle ne l’a naïvement espéré. Il connaît la situation désastreuse de « papa » qu’il a déjà aidé en pure perte par le passé, mais surtout il est « un homme de quelque expérience… qui sait notamment que celui qui fait cadeau de son argent quand il peut obtenir quelque chose en échange est un crétin fini » (p.498). Il lui consentira donc ce prêt à la condition qu’il puisse la contempler nue pendant un quart d’heure ; cet échange restera secret et il s’engage à ne pas abuser de la situation. Ce marché est certes choquant mais pas au point qu’Else ne puisse l’envisager si elle est vraiment décidée à sauver son père. Cela constitue le point de bascule du texte et le thème de la nudité est désormais traité en leitmotiv. D’abord symbole de la marchandisation de son corps, la nudité devient bientôt le moyen par lequel la vérité se dévoile à la jeune fille. « Papa », le génial avocat, se révèle bientôt à la conscience tourmentée de l’héroïne tel qu’il est : un joueur et un escroc qui n’hésite pas à spéculer sur les deniers pupillaires. Elle comprend peu à peu qu’elle n’est pour ses parents qu’une monnaie destinée à les sauver provisoirement de la ruine : « ils m’ont éduquée avec un seul objectif : que je me vende, de n’importe quelle façon ».  Alors qu’elle imagine les moyens les plus rocambolesques pour se tirer d’affaire, surgit soudain une idée lumineuse : 
Je ne me suiciderai pas. Je n'y pense même pas. Je n'irai pas non plus rejoindre monsieur von Dorsday dans sa chambre. Quelle idée ! Je ne vais pas poser nue devant un vieux jouisseur, pour sauver une crapule de la prison. Non, non, tout ou rien. Pourquoi Monsieur Dorsday serait-il le seul ? Lui justement ! S’il y a un qui me voit, que d'autres me voient aussi. Oui !... Quelle idée splendide !... Qu'ils me voient tous. Que tout le monde me voie. Et après, le Véronal. (p.514)
Iphigénie sacrifiée sur l’autel de la dette paternelle, Else fait alors du trésor de sa nudité l’instrument de sa révolte. Se mettre nue devant tout le monde, c’est mettre à nu le scandale de la marchandisation des filles, révéler les instincts les plus sordides circulant sous les apparences feutrées de cette société d’oisifs, c’est aussi bien sûr se mettre à mort, car Else ne pourra (mais le veut-elle ?) se remettre du scandale dont elle est l’instigatrice. 
En nouant habilement des ressorts du caché et du visible, Schnitzler parvient en moins de cinquante pages à faire de la nudité d’Else un prisme aux multiples rayons : pour Dorsday, elle est un objet de désir érotique dont il espère jouir seul, pour les parents un moyen économique dont ils espèrent tirer profit. Mais pour Else, cela devient un geste politique : en exposant son corps à tous, Else lui ôte toute valeur marchande et procède tragiquement au dévoilement (alèthéia) de la sordide vérité. Se prêtant délibérément à cette parodie de foire à l’encan, elle en révèle l’obscénité et empêche finalement le marché de se conclure.
Retour au loup de la fable. Quel que soit le raffinement de notre déshabillé, on ne parvient jamais bien longtemps à masquer qu’on est un animal à poil(s). La faim dévorante nous tenaille tous, qu’on soit loup ou notable à lorgnon. Le récit bref fait ressortir de façon éclatante la cruauté de ce festin nu. 


13 juillet 2019


[1]Philippe Escola, Lupus in fabula, six façons d’affabuler la fable, PUF, 2003
[2]Le récit bref préfère d’ailleurs le style coupé (= style attique ou concis), plus concentré que le style périodique (=style asiatique ou étendu) sans qu’il soit pour autant souhaitable réduire mécaniquement une matière à une forme, cfJean Lafond dir. , Les formes brèves de la prose et le discours discontinu : XVIème XVIIéme siècles, « librairie philosophique » Vrin, 2000, pp. 106-107
[3]Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles II, « Mademoiselle Else » la Pochothèque, pp. 477-531

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