Les Fruits d'or ou comment reconnaître un chef d'oeuvre quand on en voit un

Cézanne, Sept pommes et tube de couleur 1878-1879

 

Marcel n’est pas emballé par le retour du thème « l’œuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur », mais la lecture des Fruits d’or lui offre l’occasion de poser à nouveau une question élémentaire : qui fixe la valeur de l’œuvre ?

Les fruits d’or : qu’est-ce que c’est ?

Publié en 1964, Les Fruits d’Or est un roman de Nathalie Sarraute particulièrement féroce pour les coteries littéraires. L’intrigue tient à fil. L’écrivain Brehier vient de faire paraître un roman, Les Fruits d’Or : que vaut-il ? Question apparemment indifférente qui revêt pourtant aux yeux des salons parisiens une importance capitale. Appartient-on au petit cercle très fermé des gens de goût, cette élite raffinée qui sait reconnaître un chef d’œuvre à sa naissance ? Être intronisé ou non dans « le petit noyau, le petit groupe, le petit clan » de ces Verdurin new age, telle est donc la question.
Des Fruits d’or proprement dits, on n’apprend à peu près rien évidemment, rien en tout cas qui permette de se faire une idée de l’œuvre ; la fonction de régie est totalement abandonnée aux personnages, ceux-ci d’ailleurs réduits le plus souvent à un pronom, plus rarement à un nom. Donc rien à se mettre sous la dent, comme l’indique le titre qui joue sur l’antagonisme entre l’authentique et le factice à travers leur traduction métaphorique : le dur et le mou[1]. Le titre joue d’ailleurs à loisir de cette ambiguïté. « Elle » qui n’est pas emballée par l’ouvrage brûle de confier à son voisin :
Je l’avoue… ces Fruits d’Or dont on parle tant… eh bien il n’y a rien à faire… je m’y suis reprise à dix fois… C’est rigide, c’est froid… On s’attend à mordre une pulpe juteuse et on se casse les dents sur du métal… (p.38)
Mais on apprend que cette facticité elle-même est une intention d’auteur, comme l’explique bientôt Orthil, un de ses thuriféraires :
Vous savez comment Brehier voulait appeler Les Fruits d’Or ? « Pléonasmes » : c’était pas mal. Moi je trouvais ça très bon. Excellent. Et puis il a trouvé « Les Fruits d’Or ». C’est le côté trompe-l’œil qui l’a séduit. Il m’a dit :  « je voulais que le lecteur crève de faim devant ça. » Comme la brave dame… « il faut que ceux qui veulent croquer dans des pommes juteuses, les affamés, se cassent les dents dessus. » (p. 80-81)
Qu’on songe aux raisins de Zeuxis, à la poire d’Hugo[2]ou aux fruits du jardin des Hespérides, les fruits d’or se transforment rapidement en pomme de discorde.

Vie et mort d’un chef d’œuvre

Si l’on a parfois du mal à identifier les acteurs, on repère au contraire assez facilement les étapes qui conduisent d’abord à la célébration puis à la mise à mort de l’ouvrage.
✶ D’abord, on lance le sujet dans les dîners, à la recherche d’un avis auprès des personnes autorisées – critiques, écrivains en vogue, journalistes, tous les experts du goût  : « Les Fruits d’or… qu’en avez-vous pensé ? C’est bien non ? ». Quelques articles sont déjà parus, il faut se faire une idée, savoir  ce qu’il en est vraiment. Bientôt le mot magique est lâché : « Ad-mi-rable » la procédure de canonisation peut commencer. Le vocabulaire religieux suggère la dimension sectaire de ces coteries où s’opère sans pitié la démarcation entre Les élus et les réprouvés, le bon et le mauvais goût, les premiers jouissant d’appartenir au cercle très fermé des connaisseurs, communiant ensemble dans la célébration des Fruits d’or, momentanément élu Dieu vivant. La chasse à l’hyperbole peut commencer : « Les Fruits d’Or, c’est le meilleur livre qu’on a écrit depuis quinze ans » (p.55), « c’est un pur chef d’œuvre… cela vivra dans trois cents ans », « c’est un tremblement de terre Les Fruits d’Or, un raz de marée. » (p.90) S’ils sont mis en demeure de démontrer livre en main l’authenticité de ce chef d’œuvre, Les grands prêtres de la célébration sont parfois embarrassés, mais ils s’en sortent avec des phrases creuses qui clouent le bec des hérétiques : «… je dirais que c’est en appréhendant simultanément l’inexprimé que cette œuvre échappe à la pétrification du structuré. ». On ne saurait mieux dire… Il faut donc se soumettre et croire.
⋆La deuxième étape, plus courte, raconte l’ivresse du succès que connaît la « génération des Fruits d’Or », ceux qui s’enorgueillissent d’avoir toujours su qu’ils tenaient entre leurs mains le Graal et entendent bien entretenir la flamme
Il y a ceux d’avant les Fruits d’or et il y a ceux d’après. Et nous sommes ceux d’après. Marqués pour toujours. La génération des Fruits d’Or : nous resterons cela. (p. 89)
Le livre et son auteur sont considérés comme des dieux vivants. On traque la moindre déclaration, on examine le moindre manuscrit. L’œuvre elle-même est l’objet des jugements les plus contradictoires, tour à tour classique et moderne, tragique et comique, ironique et métaphysique, chaque exégète rivalisant d’ingéniosité pour trouver un commentaire original, au risque de l’absurdité.
⋆ Mais bientôt le doute s’insinue ; quelques-uns font remarquer les faiblesses du livre ou mettent les professionnels du jugement au défi de prouver la valeur de l’œuvre. Le mépris succède à l’admiration et le livre tombe finalement dans l’oubli malgré les efforts de quelques obstinés pour assurer sa survie. C’est la mode qui trotte, comme dirait Baudelaire.

Qui fixe la valeur ?

 Les Fruits d’Or sont d’abord une réjouissante satire des milieux littéraires et particulièrement  des professionnels de la critique qui mènent des batailles d’ego à grand renfort de lieux communs et d’arguments d’autorité[3]. Le livre n’est pour eux qu’un moyen de contempler leur image, « une image d’eux-mêmes aux proportions gigantesques, toujours plus énormes, se déployant de tous côtés » (p. 68). C’est aussi bien sûr une réflexion sur l’écriture comme toujours chez Sarraute mais de façon encore plus sensible ici étant donné la dimension spéculaire de l’œuvre. L’ouvrage pose enfin la question de la valeur de l’œuvre littéraire, et c’est celle qui nous intéresse ici. Peut-on reconnaître une œuvre littéraire  quand on en voit une, et sommes-nous en mesure, en dépit des solides objections énoncées par Barthes, de repérer un chef d’œuvre à sa naissance : 
On voit par là qu’un chef-d’œuvre moderne est impossible, l’écrivain étant placé par son écriture dans une contradiction sans issue : ou bien l’objet de l’ouvrage est naïvement accordé aux conventions de la forme, la littérature reste sourde à notre Histoire présente, et le mythe littéraire n’est pas dépassé ; ou bien l’écrivain reconnaît la vaste fraîcheur du monde présent, mais pour en rendre compte, il ne dispose que d’une langue splendide et morte (l’Utopie du langage)
De façon plus méthodique que ne le suggère d’abord le brouillage des voix et des situations, le texte montre de façon réjouissante la fragilité de la plupart des critères d’évaluation :

« Plus réel que la vie. Organisé. Ordonné. Savamment construit. » (p.43)

Sarraute fait d’abord éclater le critère d’architecture comme critère de qualité. La structure, le caractère solide et finement poli de l’œuvre d’art fait accéder celle-ci à une universalité factice.  La « perfection » de l’œuvre ne donne accès qu’à une réalité pré construite, aux antipodes de la vie elle-même, toujours mouvante, toujours rétive au sens. On reconnaît là l’attaque de l’autrice contre les théories de Paul Valéry, sa traditionnelle tête de massacre[4].

« Les Fruits d’or. Très prétentieux… plein de faux mystère…qui masque souvent… une grande banalité de pensée… » (p.94)

On ne peut non plus faire du caractère hermétique de l’œuvre un gage de qualité. La dimension mallarméenne de l’œuvre, d’abord louée, est ensuite récusée comme une espèce d’imposture qui masque mal la platitude de la pensée. La platitude ne peut pas pour autant  être tenue pour un gage de médiocrité indubitable tant que l’on n’est pas sûr qu’elle n’est pas intentionnelle :
Mais voyons, comment ne voyez-vous pas que ce côté banal, ce côté plat dont vous parlez, cela, justement, Bréhier l’a voulu, il l’a fait exprès. (p.95)
L’examen de la platitude donne d’ailleurs lieu à un ample développement.Pour un des personnages, une platitude volontaire ne pourrait donner la sensation désagréable qu’on éprouve quand on la rencontre dans la vie, elle serait nécessairement un concentré de platitude, ce qui la ferait aussitôt échapper à elle-même (p. 101)
Quant à la fameuse intention d’auteur, elle est attaquée de tous côtés. D’une part, elle est impossible à démontrer, et D’autre part, elle ne prouve rien : soit l’auteur a voulu faire et il a fait (l’intention se confond donc avec le sens de l’œuvre), soit il a raté son coup. 

« Quand l’œuvre est à l’image de l’homme » (p. 141)

On voit d’ailleurs ressurgir la vieille attaque de Proust contre Sainte Beuve. Ceux qui entendent analyser l’œuvre à la lumière de leur connaissance de l’auteur sont passés au crible de la féroce narratrice. Qu’importe que Bréhier soit un vantard et un mesquin comme s’empressent de le démontrer ceux qui croient le connaître. Son goût pour le kitch et le premier degré (Rimbaud aussi avait mauvais goût) n’impliquent nullement qu’il ne soit capable créer une œuvre métaphysique. 

Il n’y a pas de preuve parfaite

Un mauvais plaisant croit pourtant avoir trouvé une preuve irréfutable en pastichant une page de l’œuvre qui abuse tous les prétendus zélateurs de l’œuvre. Mais cela ne prouve rien non plus. Toutes les belles œuvres peuvent être pastichées, c’est même le propre de l’académisme. Alors faut-il désespérer de la valeur ? Est-ce que vraiment, comme l’affirme un personnage « il n’y a aucun critère de valeur » (p. 117) ?

CCL : « Moi Les Fruits d’or,j’aime énormément ça. »

On ne peut finalement se fier à personne, sinon à soi. Dans les dernières pages surgit un personnage fort discret, qui loin des oukazes des coteries, s’opiniâtre à aimer Les Fruits d’Or. Comme une vestale, il maintient le foyer allumé, et tandis que le livre sombre peu à peu dans l’oubli, il en ravive la flamme :
« Et Les Fruits d’Or ? Vous vous en souvenez ? » Je vais lui glisser ça doucement… – « Les Quoi ? » […] « Entre nous, c’est un fameux bouquin. Tombé dans l’oubli, je n’ai jamais compris pourquoi. Il faut le lire absolument. (p. 156)
C’est que rien ne remplace le contact qui peut s’établir entre une œuvre et son lecteur. Que Sarraute l’appelle « ondulation », « modulation », « osmose », « tintement léger », quelque chose comme une vibration se propage du livre à son lecteur et c’est finalement la seule garantie de la valeur. Cette vibration est la signature de Nathalie Sarraute : il s’agit de repérer ce « premier contact » qui est le mouvement de la vie elle-même avant qu’elle ne se nomme. Quand elle l’éprouve, elle sait qu’elle est devant quelque chose d’authentique, de quelque façon qu’on le nomme : 
Enfin, ce que je veux dire, c’est que moi, pour me sentir comme eux content et en lieu sûr, il me faut trouver… et cela n’importe où… même dans une grande fresque, pourquoi pas ? je n’ai pas de préjugés... il me faut éprouver... je ne sais pas bien ce que c'est... c'est quelque chose comme ce qu’on sent devant la première herbe qui pousse sa tige timidement... un crocus encore fermé... c'est ce parfum qu'ils dégagent, mais ce n'est pas un parfum, pas même encore une odeur, cela ne porte aucun nom, c'est une odeur d'avant les odeurs... Il me semble que c'est cela... c’est quelque chose qui me prend doucement et me tient sans me lâcher comme ce qu'on sent devant la première herbe parfum, C'est quelque chose qui me tient sans me lâcher... quelque chose d'intact, d'innocent... comme les doigts fluets d'un enfant qui s'accrocheraient à moi, la main d'un enfant qui se blottirait au creux de ma main. Une candeur confiante se répand partout en moi... chaque parcelle de moi en est imprégnée... (p. 153)
Il semble que toute l’œuvre de Sarraute cherche à capter ce mouvement initial. C’est, selon ses propres critères, ce qui en fait la valeur.

27 juillet 2019





[1]Chez Sarraute, les polarités associées au dur et au mou sont inversées par rapport aux représentations communes, comme le fait remarquer Jean Roudaut. Le minéral est associé au rigide et au factice chez Sarraute, tandis que « le tout mou, répugnant » est le lieu de l’informel, donc de l’authentique. Sarraute « prend parti pour le fluide contre le formel ». Voir Roudaut Jean, « Garder le change ». In Littérature,n°118, 2000. Nathalie Sarraute. pp. 87-97 (disponible à partir de Persée)
[2]Voir « Réponse à un acte d’accusation » : J’ai dit aux fruits d’or : mais tu n’es qu’une poire !
[3]« Les arguments d’autorité coupent court à tout approfondissement du vrai. » Arnaud Rykner,Nathalie Sarraute, Seuil, 1991, p. 42)
[4]Voir Nathalie Sarraute, « Paul Valéry et l’enfant d’éléphant », in OC, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, pp. 1521-1550

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