Nathalie Sarraute : "Ce que je cherche à faire"

     
Marcel numérise la conférence prononcée par Nathalie Sarraute à l'occasion du colloque sur le nouveau roman qui s'est déroulé à Cerisy-la-Salle en juillet 1971. Il réunissait les principaux auteurs qui avaient contribué au nouveau roman (Claude Simon, Butor, Pinget, Ricardou, Robbe-Grillet, etc.) Très réticente à participer à ce colloque tant elle est consciente des différences qui la séparent des autres nouveaux romanciers, elle a pu parler la première et elle est repartie au bout d'une journée.

       La conférence, que Nathalie Sarraute prononce avec l'assurance tranquille de celle qui a renoncé a priori à tout effet de manche et fait voeu d'une parfaite sincérité, se développe en deux temps. D'abord, l'auteure expose tout ce qui la sépare des principales théories du nouveau roman, particulièrement en matière de langage, puis elle explique avec une grande clarté ce qu'elle cherche à faire, comme l'indique le titre de sa communication. C'est d'une grande utilité pour la lecture de notre programme.

Ce que je cherche à faire
Tout d'abord, il faut que je vous avoue que j'ai beau­coup hésité à participer à ce colloque. Sans l'aimable insistance de Jean Ricardou je crois que je ne m'y serais jamais décidée .
Si j'ai tant hésité, c'est que je savais que je me trouverais ici de nouveau, comme je l'ai été si souvent au cours de ma vie, dans une situation assez singulière. Dans un certain isolement dont d'ailleurs je ne me plains pas - il m'a probablement été nécessaire - mais enfin il n'est pas assez agréable pour que j'aille délibérément le chercher.
Heureusement cet isolement, cette fois, n'est pas total, sinon que ferais-je à ce colloque ? Je sais qu'à bien des points de vue je me sentirai proche des écrivains rassemblés ici.
Mais, vous voyez, dès que j'ouvre la bouche, je prononce des mots qui pour beaucoup d'entre eux sentent le fagot.. J'ai dit «écrivains» et non pas « scripteurs », un terme que de plus en plus ils tendent à employer et qui me fait penser aussitôt, tant j'ai l'esprit mal tourné, à script-girl, et le mot script-girl, bien malgré moi, au travail des script-girl qui consiste précisément à faire ce que ne fait pas, ne veut pas faire le scripteur, c'est-à-dire à se servir du langage le plus instrumental, le plus transparent, le plus naturaliste qui soit pour évoquer les objets les plus quotidiens.
Ce qui me rapproche des écrivains qui appartiennent à ce qu'on a appelé le Nouveau Roman c'est, vous le savez, l'emploi de certaines formes. Des formes que j'ai été amenée à élaborer il y a bien longtemps. Il y aura bientôt quarante ans. (C'est une antériorité que personne, je pense, ne pourra m'envier et dont je me passerais volontiers.) Des formes qui diffèrent de celles du roman traditionnel - un mot que d'ailleurs on n'employait pas, ce mot choquait, quand j'ai commencé à écrire et à réfléchir sur l'art du roman.
Elles en diffèrent par un déplacement de leur centre de gravité que n'occupe plus le personnage, dépouillé de toutes ses prérogatives, de son caractère, réduit à n'être qu'un simple trompe-l'œil, une survivance, un support de hasard. Ce personnage anonyme est souvent confondu dans un groupe que désignent de simples pronoms pluriels. L'intrigue n'est plus qu'une trame très lâche qui, sans le soutien d'un ordre chronologique, se disloque, se désintègre, disparaît souvent complètement. Enfin les mêmes scènes se répètent avec certaines variantes et le dialogue du roman traditionnel subit d'importantes transformations. La plupart de ces formes sont aujourd'hui très répandues, constamment employées.
Cependant si l'emploi de certaines de ces formes, si une même attitude de refus à l'égard de celles du roman traditionnel me rapprochent des autres écrivains du Nouveau Roman, il y a entre leurs ouvrages et les miens de notables différences. Pour n'en citer qu'une qu'il est facile de constater: la description qui constitue l'élément le plus important de leurs romans est à peu près totalement absente des miens.
Des différences très importantes apparaissent, de plus en plus, également dans nos convictions.
Et si je me vois obligée d'évoquer ces divergences, ce n'est pas, croyez-le, pour entamer ici une quelconque polémique, mais parce qu'il ne m'est pas possible de les passer sous silence sans fausser, sans dénaturer tout ce qui constitue pour moi le fondement et fait pour moi tout l’intérêt de mon travail. 
Ces convictions – ce sont pour moi des certitudes – me sont si nécessaires qu'y renoncer me ferait perdre à coup sûr le goût d'écrire.
Dostoïevski a dit quelque part que ce qui était avant tout indispensable à un écrivain, c'était la force de conviction, Si cette force de conviction est nécessaire, elle n'est malheureusement pas suffisante, sinon je pourrais vraiment être satisfaite: elle ne m'a jamais manqué et je commence à croire que rien ne pourra jamais me la faire perdre.
Ces convictions ont porté tout d'abord sur le langage, cette glèbe à laquelle nous sommes attachés, sur laquelle nous peinons.
Que le langage du roman ne soit pas, ne puisse pas être un simple instrument, une pure transparence qu'on traverse en toute hâte pour voir ce qu'il y a par-derrière, ce à quoi il ramène - cela m'a toujours paru évident.
Je n'ai jamais, et cela avant même d'écrire Tropismes, pu tracer des frontières entre le roman et la poésie. La distinction – devenue aujourd'hui scolaire – que fait Mallarmé entre « langage brut» et « langage essentiel » me paraît devoir s'appliquer aussi, de toute évidence, au langage du roman. Comme celui de la poésie, le langage du roman est un langage essentiel. On ne peut que s'indigner, de ce rôle que certains veulent lui faire jouer, celui d'un domestique bien stylé, revêtu d'une livrée correcte et élégante, qui fait son service en se rendant le plus discret, le plus invisible possible.
Et je me réjouis de l'indignation de certains écrivains devant ce dédain qui relègue le roman loin de tous les autres arts, en fait un art mineur ou pas un art du tout.
J'oserai même dire que je vais peut-être plus loin encore que les défenseurs les plus ardents de ce langage essentiel. Je vous avouerai que j'ai cette habitude, considérée par eux comme blâmable, de ne poursuivre la lecture d'un roman que si d'abord la première lecture d'une ou de deux pages – sans que je sache encore de quoi il retourne –                  si le premier contact avec le texte m'en a donné l'envie. Quand je lis un article critique, c'est aux citations que je vais d'abord, puis, ayant pris contact avec le texte – contact si direct: et si spontané qu'aucun commentaire venu du dehors ne pourra le modifier –je lis avec intérêt ce qu'en dit le critique, je relis les citations à cette lumière je cherche à retrouver ce qu'il y a vu – ce qui parfois enrichit ma relecture, sans jamais me faire perdre ma première impression.
Avec ce système de lecture, au cours d'une longue expérience, quand le temps a fini par tout remettre en place, je m'aperçois que je me suis rarement trompée. Une seule erreur, pourtant, et celle-là de taille. En 1933, quand je venais de commencer à écrire Tropismes, une amie m'a passé Le Châteaude Kafka, en me disant que c'était là quelque chose de très intéressant. J'étais alors persuadée – je le suis encore - que le dialogue, tel qu'il était employé dans le roman traditionnel, n'était plus qu'une convention insupportable, j'ai ouvert le livre, j'ai vu: « s'écria K », « répondit Barnabé», je n'ai pas poursuivi, j'ai rendu le livre à mon amie en lui disant que cela ne m'intéressait pas. J'ai pourtant même dans ce cas, une excuse. J'avais abordé Le Châteaudans une traduction. J'ose espérer que si je l'avais lu, comme je l'ai fait depuis, dans son texte original, il s'en serait dégagé – malgré ces éléments conventionnels qui y étaient restés fichés – ce qui aujourd'hui, quand j'ouvre un roman de Kafka, m'agrippe aussitôt.
On pourrait m'objecter cruellement que mes propres textes apportent un démenti à cette vantardise, mais je ne cherche jamais en eux autre chose que la certitude d'être allée jusqu'au bout de mes forces et de ne pouvoir faire plus. Dès qu'ils sont imprimés, j'évite, autant que je le peux, de rétablir avec eux le moindre contact.
Je ne peux donc pas partager l'opinion de ceux d'entre nous qui pensent que des textes banals, plats, puissent par leur assemblage en une construction savante produire une œuvre littéraire. Ni que la Construction globale –                celle, par exemple, en rosace, de A la recherche du temps perdu– puisse suffire à rendre intéressante la lecture de l'œuvre de -Proust.
Contrairement à ce qui se passe quand on regarde un tableau, la lecture d'un livre se fait par étapes successives, et c’est chacune de ces étapes – celle de chaque paragraphe, de chaque phrase – qui d'abord retient, stimule l'attention, provoque la satisfaction du lecteur, bien avant qu’apparaissent les rapports des différentes parties entre elles et que la construction globale, dont je ne nie pas l'importance, prenne sa forme définitive.
Que des parties volontairement écrites à plat puissent, dans certaines conditions, être valablement intégrées à un texte, cela est certain – et les résultats obtenus par amis le démontrent –          mais alors cette platitude du texte est une platitude au second degré, ce qui lui donne certaine qualité, une densité, un relief grâce auxquels elle cesse d'être ce qu'elle était.
Mais si, comme je vous le disais, je vais parfois plus loin que mes amis dans la défense du langage du roman, ils vont parfois, à leur tour, beaucoup plus loin que moi. Leur zèle, si légitime , à le défendre les conduit à des positions extrêmes sur lesquelles, me semble-t-il, il est difficile de maintenir.
Il me semble que ces efforts pour soustraire le langage du roman à l'avilissement où l'on a voulu, où l'on veut encore le maintenir (ne voit-on pas aujourd'hui des écrivains afficher ouvertement leur indifférence à ce qu'ils continuent d'appeler « le style », ils prétendent qu'ils peuvent s'en passer, ils n'en ont nul besoin), ces efforts pour défendre le langage littéraire contre les forces réactionnaires qui l'écrasent, risquent d'aboutir à un résultat contraire à celui que recherchent ses défenseurs.
Il y a encore peu de temps se répandait dans tous les articles critiques, déferlait jusqu'en Sorbonne et jusque dans les devoirs des élèves de lycées, la notion que touten littérature n'étant que langage, rien n'existait hors des mots, rien ne leur préexistait. On découvrait que tout œuvre littéraire était un « monument de langage ».
On a pu assister à un spectacle étrange : les défenseurs – si louables – de la dignité du langage, en voulant lui rendre un orgueil légitime, arrivaient à le contraindre à un grande humilité .
La littérature qui possède cette vertu unique – qui d' ailleurs peut se transformer en vice – une vertu que ne peuvent lui disputer ni la peinture, ni la musique, celle d'être constituée par un langage qui fait d'elle (comme l’a très bien dit Ezra Pound dans A .B.C. du lecteur, un texte présenté et traduit par Denis Roche) une « grande littérature simplement quand ce langage est chargé de sens au plus haut degré possible  », de quel sens ? là est toute, question et j'y viendrai tout à l'heure  –   la littérature venait humblement s'aligner sur la linguistique.
La linguistique – une science encore toute neuve, obligée à ne s'aventurer qu'avec prudence sur un terrain qui lui appartient en propre, qui n'est pas celui de la littérature – contrainte devant les obstacles que dressait devant elle la nouveauté de ses recherches dans un domaine inconnu, de ne s'attaquer qu'aux signifiants et à leurs rapports, d'abandonner, peut-être provisoirement, les signifiés, la linguistique devait servir de modèle aux écrivains.
Rien n'existait hors des mots. Rien ne leur préexistait. Ceux qui s'aventuraient, comme je l'ai fait moi-même , à affirmer timidement qu'il y avait dans l'esprit de chacun de nous des représentations , des perceptions immédiates et globales, des sensations (mot récusé dont je m'excuse, mais qu'aucun mot nouveau n'est venu remplacer et qui, pris dans le sens qu'il avait autrefois, est aussitôt intelligible à tous), que quelque chose donc existe hors des mots, se faisaient aussitôt rabrouer.
Je me suis ainsi trouvée dans la situation de cet homme qui tombé évanoui et percevant à travers le brouillard qui l'enveloppe que le médecin appelé à l'examiner déclare
qu'il est mort, rassemble ses forces, ouvre un œil, balbutie: " Mais je ne suis pas mort » et se voit vertement remis à sa place - de mort - par sa femme qui lui dit: «Tais-toi donc. Le docteur le sait mieux que toi. »
Des moqueries ont ainsi accueilli mes déclarations, sans doute très naïves, mais fondées sur la plus grossière évidence.
Depuis, je crois que sur ce point la vague de terreur régresse : des voix se sont élevées, d'autres docteurs, des savants sont venus au secours des malheureux qu'on réduisait au silence. Ainsi Jacque s Monod ne craint-il pas d'amener de l'eau au moulin de ceux qui disent que tout – et il s'en faut – n'est pas langage, en affirmant que non seulement la sensation , mais même la réflexion n'est pas, au niveau profond, verbale : 
« C'est, écrit-il, une expérience imaginaire simulée à l'aide de formes, de forces, d'interaction s qui ne composent qu'à peine une image au sens visuel du terme… Il s’agirait d'une réalité subjective et abstraite offerte, dit-il, à l’expérience imaginaire.
« Dans l'usage courant, écrit Jacques Monod, ce processus est entièrement masqué par la parole qui le suit immédiatement et semble se confondre avec la pensée l'elle-même. Mais on sait que de nombreuses observations objectives prouvent que chez l'homme les fonctions cognitives, même complexes ne sont pas immédiatement liées à la parole ou à tout autre moyen d'expression symbolique. » Et il invoque des expériences récentes.
Je m'excuse ici de m'appuyer si lourdement sur l'autorité d'un savant. Cela prouve la violence de la répression qui, i n'y a pas si longtemps, interdisait sur ce point toute discussion et explique ces pitoyables appels aux secours.
Dans mon dernier livre publié, Entre la vie et la mort, j'ai montré un enfant qui aime jouer avec les mots. Avec un mot, Hérault (le nom du département), il s'amuse à faire des calembours. Avec Hérault, hé ros, erre haut, héraut, R. O., etc., il fait surgir en lui des représentations, des images.
Mais cette attention, cette sensibilité aux mots, ce goût pour ce genre de jeux, propres à beaucoup d'enfants, ne suffisent nullement à prédire qu'il sera un jour un écrivain Seule la mère de cet enfant, qui se fait une idée très convenue de ce qu'est« un écrivain», y voit un signe de ce qui à ses yeux est une « prédestination ». Elle l'encourage, se mêle à ses jeux, arrive à faire ,surgir d'autres images du même ordre, de jolies images d'Épinal, à peine plus chargées d'une même poésie de pacotille.
Elle parvient alors, sans le vouloir – et c'est peut-être là que pourrait se nicher son espoir naïf d' avoir un fils « poète » – elle parvient ainsi à le dégoûter de ces jeux, à les lui faire abandonner, comme elle l'a fait s'écarter de tous les objets « poétiques » vers lesquels elle cherchait à l'attirer, des bourgeons, des chatons, des feuilles d'automne, etc.
À s'en écarter pour aller ailleurs. Pour aller vers quoi ? Eh bien, vers ces régions où ni elle ni personne ne pourrait le suivre, des régions silencieuses et obscures où aucun mot ne s'est encore introduit, sur lesquelles le langage n'a pas encore exercé son action asséchante et pétrifiante, vers ce qui n'est encore que mouvance, virtualités, sensations vagues et globales, vers ce non-nommé qui oppose aux mots une résistance et qui pourtant les appelle, car il ne peut exister sans eux.
Entre ce non-nommé et le langage qui n'est qu’un système de conventions, extrêmement simplifié, un code grossièrement établi pour la commodité de la communication, il faudra qu'une fusion se fasse pour que, patinant l'un contre l'autre, se confondant et s'étreignant dans union toujours menacée, ils produisent un texte.
Une union à chaque instant menacée, un équilibre si difficile qu'il paraît parfois impossible.
Il suffit, en effet, que le langage perde ce contact avec le non-nommé, qu'il s'éloigne de cette source d'où il tire sa vitalité (une vitalité que, faute de ce contact initial, ne pourront lui conserver ses imitateurs) et comme le cheval qui retourne à l'écurie, il reviendra à la sécurité de cette terre ferme sur laquelle il espère ne courir aucun risque. Il ira se placer docilement sous la protection des notions toutes faites, des conventions – telles que la beauté, l'harmonie, l'élégance, une correction de bon aloi.
Et au contraire s'il arrive au langage de se laisser attirer trop loin dans ces zones silencieuses et obscures, il s'y enlise, s'y désintègre, ne devient lui-même qu'obscurité et silence.
Ici, il faut que je vous fasse part de mon étonnement devant un certain aveu de Flaubert. Un aveu qui pourrait me faire croire que Flaubert en qui, parce qu'il avait écrit Madame Bovary, j'ai vu un précurseur du roman d'aujourd'hui – un aveu qui pourrait laisser croire que Flaubert n'est pas un écrivain moderne.
Il a écrit, en effet : « A chaque ligne, à chaque mot, la langue me manque et l'insuffisance du vocabulaire est telle que je suis forcé à changer les détails très souvent »
Or c'est précisément vers ce qui ne se laisse pas nommer vers ce qui échappe à toute définition, à toute qualification pétrifiante, que se portent tous les efforts des modernes.
C'est l'existence de ces régions, de ce domaine qui n’était qu’à lui et et où l'œuvre de Roussel prenait sa source, c’est cette existence qui peut seule expliquer que quels que soient les jeux de pur langage à partir desquels il a dit avoir écrit certains de ses livres, tous portent la même marque, la sienne, à laquelle on les reconnaît aussitôt.
C’est aussi cette nécessité, dont j'ai parlé tout à l'heure, de trouver entre le non-nommé et le langage un équilibre à chaque instant menacé, de laisser circuler le plus librement possible à travers le langage la sève qui monte de ces régions inconnues où il plonge ses racines - c'est cette nécessité qui sépare, pour reprendre une distinction qui a fait tant de bruit, les « écrivains» des « écrivants ».
« L’écrivant », en effet, qui se propose de montrer ce qui s'étale au grand jour, ce que le langage usuel a déjà prospecté, peut se servir de ce langage usuel, non seulement à regret, comme d'un pis-aller, mais même avec satisfaction, comme d'un instrument parfaitement adapté à ses fins.
Ceci explique comment celui-là même qui est un écrivain quand il écrit un texte littéraire, devient un écrivant dès qu'il rédige un papier pour un journal. Entre les deux états il y a d'ailleurs, pour des raisons évidentes, de nombreuses gradation s.
Maintenant permettez-moi de vous parler – puisque c'est ce qu'indique le titre de mon exposé et que c'est vers cela que je n' ai cessé de tendre, permettez-moi de vous parler de mes propres efforts.
Je dois déclarer d'abord, avec une sincérité que je l'espère vous ne mettrez pas en doute, je dois affirmer qu'à aucun moment je n'ai cherché à délivrer des messages, à donner le moindre enseignement moral, ni à rivaliser avec les psychologues ou les psychiatres par des découvertes psychologiques quelconques. Non, tout ce que j'ai voulu, c'était investir dans du langage une part, si infime fût-elle, d'innommé.
La désignation globale très vague et grossière de Tropismes que j' ai donnée à mon premier livre ne peut définir chacun de ces mouvements dont tout l'attrait à mes yeux résidait dans le fait qu'ils ne portaient et ne pouvaient porter aucun nom.
Ils se situaient, en effet, dans ces régions marécageuses et obscures vers lesquelles se dirigeait pour échapper au « langage poétique » l'enfant d’Entre la vie et la mort, dans ces régions dédaignées sur lesquelles Alain Guimier essayait en vain, dansLe Planétarium, d'attirer l'attention et dont se détournait Germaine Lemaire, écrivain solidement installé sur les vastes domaines qui à ses yeux appartiennent à la « littérature ».
C'est par leur aspect mouvant, trouble, insaisissable que ces mouvements, ces états (mais ce sont des termes bien impropres) m'attiraient. En effet, je sentais que pour les capter dans du langage, il faudrait se transporter à l'écart de ces régions déjà en tous points occupées où le langage littéraire dressait ses modèles admirables et écrasants. Ici, dans ce petit domaine, je sentais que je pourrais enfin me sentir chez moi.
Ces mouvements pour accéder à l'existence exigeaient certaines formes différentes des formes traditionnelles du roman.
Il fallait pour qu'ils se déploient devant mes yeux et – je l'espérais – devant ceux du lecteur, que rien ne puisse nous en distraire, qu'ils apparaissent comme détachés et pour ainsi dire à l'état pur.
Le personnage de roman ne pouvait que détourner sur soi notre attention, enfermer dans un moule qui ne pourait pas la contenir cette substance fluide qui circule chez tous, passe des uns aux autres, franchissant des frontières arbitrairement tracées. Ce personnage ne devait plus être qu'un porteur d'états, un porteur anonyme, à peine visible, un simple support de hasard.
Parfois c'est à travers un groupe que cette substance mouvante circulait le plus aisément, un groupe désigné par « ils» ou « elles», mais où l'emploi du masculin ou du féminin était quelquefois déterminé seulement par un souci de phonétique ou de diversité.
Le déroulement de ces états en perpétuelle transformation constituait une action dramatique très précise dont les péripéties devaient remplacer celles qu'offrait au lecteur l'intrigue du roman traditionnel. Cette action dramatique, toujours en train de se construire, gonflait l'instant présent et ne pouvait se couler dans l'ordre chronologique habituel. 
Enfin ces mouvements transformaient pour moi les dialogues qui n'avaient pas d'autre intérêt que de porter ces mouvements au-dehors, tout en les abritant sous la couverture des lieux communs de la communication. Détachés de ce qui les propulse au-dehors, ces dialogues m'apparaissaient comme des pièces assez grossièrement rapportées. A partir de la phrase la plus banale du dialogue le plus commun qui soit, j'ai essayé, dans Martereau, publié en 1953, de construire quatre actions dramatiques différentes, choisies dans la masse infinie de ces virtualités que l'imagination fait surgir, dont aucune n'a sur l'autre l'avantage d'une réalité ou d'une vérité plus grande.
Cette même scène reprise dans quatre variantes différentes (il aurait pu y en avoir quarante) a constitué une technique qui, employée avec les résultats remarquables que vous connaissez et répondant à une exigence très différente de la mienne, est aujourd'hui considérée comme une des caractéristiques essentielles du Nouveau Roman. Cet innommé, cet innommable, il a fallu, pour qu'il parvienne jusqu'au lecteur, le faire passer à travers ce qui serait immédiatement perceptible. Des images très simples destinées à faire surgir aussitôt des sensations familières, ont pris ainsi une place de plus en plus importante dans mes livres, elles se sont développées en scènes imaginaires de plus en plus longues qui devaient attirer à elles, amplifier et amener à la lumière, sans pourtant le dénaturer, ce qui sans elles serait resté un magma obscur et confus.
Mais ces efforts pour faire accéder au langage ce qui sans cesse se dérobe ont présenté de grandes difficultés,; Ces efforts, en effet, ont rencontré un obstacle redoutable, celui que dressait devant eux le langage lui-même. Un langage partout installé, solidement établi sur des positions qui paraissent inexpugnables tant elles sont universellement respectées.
Là où ce langage étend son pouvoir, se dressent les notions apprises, les dénominations, les définitions, les catégories de la psychologie, de la sociologie, de la morale. Il assèche, durcit, sépare ce qui n'est que fluidité, mouvance, ce qui s'épand à l'infini et sur quoi il ne cesse de gagner.
A peine cette chose informe, toute tremblante et flageolante, cherche-t-elle à se montrer au jour qu'aussitôt ce langage si puissant et si bien armé, qui se tient toujours prêt à intervenir pour rétablir l'ordre – son ordre – saute sur elle et l'écrase.
Cette lutte, j'ai essayé de la montrer dans mes romans. Sur ces mouvements innombrables, innommables, subtils et complexes, le langage convenu pose aussitôt la plaque de ciment de ses définitions. Dans Portrait d'un inconnu, le narrateur s'efforce d'arracher cette plaque, sur laquelle est inscrit : c'est un égoïste, c'est un avare, pour dégager ce qu'elle recouvre. Dans Martereau, sous la pression de cette matière mouvante, se désagrègent les traits de caractère, les sentiments et les conduites bien connus, recensés et catalogués, qui faisaient apparaître Martereau comme un person­ nage type du roman traditionnel.
C'est cette percée difficile à travers un univers factice, où chacun apparait aux yeux des autres comme un personnage aux traits de caractère et aux conduites bien définis, qui a constitué l'un des thèmes du Planétarium.
Et c'est ce qui bouillonne sous et affleure dans la conversation que j'ai voulu montrer dans Les Fruits d'or.
Mais il s'est produit ce qu'il fallait attendre: les lecteurs de ces livres, tant est grande la force de l'habitude, n'y ont vu d'abord que ce que le langage convenu les avait habitués à voir et ce que précisément je cherchais à détruire. Dans Portrait d'un inconnu : la peinture d'un caractère d'égoïste et d'avare. On ne connaissait que ça... Dans Martereau : un personnage dont on s'est demandé s'il était un honnête homme ou un filou. Dans Le Planétarium, un caractère de jeune ambitieux arriviste, etc. Dans Les Fruits d'or, des conversations de cocktail littéraire.
Cette tendance à ramener l'inconnu au connu le plus banal est si grande, si enracinée en chacun de nous, qu'on la voit apparaître là où l'on s'attendrait le moins à la trouver. Ainsi, toutes proportions gardées – des proportions dont l'admiration que j'ai montrée pour Madame Bovaryprouve que nul plus que moi n'en a conscience – ainsi, toutes proportions gardées, on a pu voir Sartre réduire ce personnage, Mme Bovary, à travers lequel a fait irruption dans la littérature ce dont elle n'a pas encore, depuis un siècle, fini de se nourrir, ce que Sartre lui-même nommait « l'inauthentique », on a pu voir Sartre réduire Mme Bovary à sa plus simple expression en disant d'elle: « Elle est bête et méchante » Si je n'avais pas de mes yeux lu cette stupéfiante déclaration, je crois que je ne serais jamais parvenue à y croire.
De pareils résultats me poussent à me ranger aux côtés de ceux de mes amis qui prônent ce qu'ils nomment une « lecture textuelle».
Les fluctuations incessantes et rapides d'états en perpétuelle transformation qui donnent, me semble-t-il, à mon écriture toutes ses particularités , ne peuvent être perçues que dans et par le texte. Séparées de lui, elles cessent d'exister. Ces mouvements qui, dans Portrait d'un inconnu, se propulsaient encore assez timidement à travers les méandres, les détours et les retours de phrases sinueuses, ces mouvements, dans mes derniers livres, en prenant plus d'assurance, en acquérant plus de liberté, ont produit ces phrases hachées, suspendu es, cabrées devant le danger que leur ferait courir le souci de la correction grammaticale et le respect des usages qui les tireraient immanquablement vers la clarté mortelle du déjà connu .
A elles aussi pourrait s'appliquer ce mot d'un peintre à propos de ses toiles: « Les achever serait les achever. »
Je ne prétends nullement que mon propre point de sur mes textes soit un point de vue privilégié. Il y a dans tout texte une grande part d'inconscient, d'involontaire, qu'il est loisible à tout lecteur d'y trouver. Toute interprétation d'un texte est valable. Dès qu'il est livré au dehors il devient un bien commun. Le lecteur, dont la collaboration est indispensable, doit être libre de pousser ses investigations et de laisser vagabonder son imagination dans toutes les directions.
Une seule pourtant devrait, me semble-t-il, lui être interdite. Celle qui tire le texte vers ce qu'il se refuse à être, vers ce qu'il cherche à combattre, vers ce dont au prix de grands efforts il s'est écarté.        
Et ici qu'il me soit permis, puisque la sincérité est, dans cet exposé, la seule qualité dont je puisse me prévaloir,, qu'il me soit permis d'adresser un amical reproche à Mme Tison-Braun.
Un reproche que je lui fais bien à contrecœur, à elle qui a montré dans l'ouvrage qu'elle vient de me consacrer tant d'attention, de sympathie, une si rare générosité.
Après un préambule d'une grande pénétration, quand elle s'est attachée à étudier l'un après l'autre chacun de mes livres, elle a été amenée, s'écartant d'une lecture textuelle, à les transposer dans un langage qui n'était pas le leur et où ont réapparu les définitions, les catégories psychologiques, sociales, morales que mes textes s'étaient efforcés de saper.
En effet, le texte étant dans le roman l'équivalent de ce qu'est la couleur ou le son, il est aussi impossible de raconter un roman ou un poème que de raconter un tableau ou une œuvre musicale.
Cette exigence d'une lecture textuelle – telle du moins qu'elle m'apparaît - n'est-elle pas un des aspects essentiels de la lutte que nous avons, dès le début, menée pour que le roman cesse enfin d'être considéré comme une forme hybride et impure et pour qu'il acquière toutes les prérogatives et la dignité des autres arts ?
Nathalie Sarraute, Oeuvres complètes, 
Gallimard, "bibliothèque de la pléiade", 1996, pp. 1694-1706 

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