Starobinski : "Racine et la poétique du regard" (pdf)

Les colonnes font toujours bon effet dans les mises en scène
des pièces de Racine (ici Andromaque à la comédie fçse)
Grâce à la petite bibliothèque secrète de MF, Marcel peut partager facilement un article de Jean Starobinski consacré à Racine : "Racine et la poétique du regard" publié en 1961 dans l'oeil vivant. Aux personnages de Corneille, soucieux de leur gloire et prenant l'univers à témoin,  succèdent ceux de Racine, surpris dans l'ombre, entraperçus. On ne se voit pas chez Racine, on ne fait plus que s'entrevoir. Texte essentiel et magnifiquement écrit de l'infiniment regretté Jean Starobinski (1920-2019), un de nos plus brillants théoriciens littéraires.


A Georges Poulet

       Le héros de Corneille a pour témoin l’univers. Il se sait et se veut exposé aux yeux de tous les peuples et de tous les siècles. Il appelle sur lui les regards du monde ; il s'offre, exemple admirable, source de clarté. Dans chacun de ses mouvements, le héros cornélien entend faire voir quel il est : sa décision, son effort intérieur sont immédiatement donnés en spectacle. S’il se sacrifie — s'il se prive de l’être aimé ou s'il fait don de sa vie — il ne renonce jamais à se montrer dans l’acte même du sacrifice, et il reconquiert, dans le regard étonné de l'univers, une existence désormais transfigurée par la gloire. A travers ce regard, tout lui est rendu au centuple.      L'acte cornélien est toujours fondateur de souveraineté : le héros confirme sa nature princière et son droit à régner. Pour lui, se révéler, c'est établir sa grandeur ; être vu, c'est être reconnu comme le vrai maître. Les tragédies de Corneille s'achèvent presque toutes sur cet instant de «reconnaissance» éblouie; l'on y voit concorder les fins orgueilleuses de l'individu et l'intérêt de la communauté, dont l’existence et le bonheur dépendent de l'éclat glorieux du prince.                    Corneille est ainsi le poète de la vision éblouie —vision dont la pleine capacité est heureusement comblée de lumière. Loin d'être trompeur, cet éblouissement consacre l’essence et la valeur vraie des êtres admirables. L'œil ébloui est le témoin d'une grandeur insurpassée, à l'extrême limite de la clarté soutenable. Au-delà, l'éblouissement deviendrait un trouble, mais Corneille ne va pas au-delà. Il fait régner une évidence pleinement saisissable; le héros qui se montre et le regard fixé sur lui sont l'un et l'autre en possession de ce qu'ils attendaient; vision et ostentation obtiennent satisfaction l’une par l'autre, et bientôt n'existeront plus séparément: couple où presque amoureusement s’unissent l'être éblouissant et le regard ébloui. L'énergie volontaire du héros s'augmente d’une force externe, celle des regards admiratifs qui se tournent vers lui et se donnent à lui : l'événement cornélien s'accomplit au confluent de ces deux forces. Au surplus, le héros sait implicitement qu'il est vu tel qu'il se montre, sans déformation ni diminution. Les regards posés sur lui le confirment dans son être, l'acceptent et l’approuvent tout entier. Le paraître, la subjectivité des autres ne rendent pas la vérité problématique : les malentendus seront toujours dissipés. Le paraître apporte au moi héroïque la confirmation dont il eût manqué s'il n'avait été vu par les autres. Car le moi n'existe pleinement que s’il est apparaissant. Et, s’il prend sans cesse l’univers à témoin, c’est parce qu’il n’achève d’avoir conscience de lui-même que s’il apparaît ou comparaît devant témoin.     Chez Racine, l’importance du regard n’est pas moindre mais sa valeur et sa signification sont entièrement différentes. C’est un regard auquel manque non l'intensité, mais la plénitude, et qui ne peut empêcher son objet de se dérober. L’acte de voir, pour Racine, reste toujours hanté par le malheur. Dans le monde cornélien, le regard ébloui accédait au-delà du tragique: au moment où il appelait sur lui l’admiration du monde, le héros cornélien avait déjà surmonté le déchirement tragique, il était reconnu par ses rivaux généreux ou par ses sujets. Chez Racine, au contraire, le regard ne cesse de trahir l’insatisfaction et le ressentiment. Voir est un acte pathétique et reste toujours une saisie imparfaite de l’être convoité. Etre vu n’implique pas la gloire, mais la honte. Tel qu’il se montre, dans son impulsion passionnée, le héros racinien ne peut ni s'approuver lui-même, ni être reconnu par ses rivaux. Le plus souvent, il travaille à se soustraire au regard universel, par lequel il se sent d’avance condamné. Au reste, consentirait-il à subir ce regard, il ne parviendra jamais à lui apparaître dans une évidence entière. Si clair que soit le discours racinien, il laisse toujours deviner une assise psychologique qui reste dans l’ombre et se refuse à la vue. Chez Racine, derrière ce que l’on voit, il y a ce que l’on entrevoit, et, plus loin, ce dont on ne peut que pressentir la réalité, sans en rien voir. Cette perspective d'ombre est l’un des éléments de l’impression de vérité que nous font les personnages raciniens. Ils sont « profonds ». Et leur profondeur tient à l’absence d’une nature stable et entièrement visible ; elle résulte de quelque chose que l’on peut nommer tout ensemble un excès et un manque, par quoi ces personnages se dérobent à nos regards tout en nous offrant, dans la plus vive lumière, le spectacle de leur destinée.      Dans le théâtre français classique, et singulièrement chez Racine, les gestes tendent à disparaître. Au profit du langage, a-t-on dit. Il faut ajouter: au profit du regard. Si les personnages ne s'étreignent ni ne se frappent sur la scène, en revanche, ils se voient. Les scènes, chez Racine, sont des entrevues. Les personnes du drame se parlent et s'entre-regardent. Mais les regards échangés ont valeur d'étreinte et de blessure. Ils disent tout ce que les autres gestes eussent dit, avec ce privilège au surplus de porter au-delà, d’aller plus profond, d’alarmer plus vivement : ils troublent les âmes.     Une contrainte esthétique devient ainsi moyen d’expression tragique. La volonté de style, qui fait du langage un discours poétique, élève en même temps toute la mimique et toute la gesticulation au niveau du regard. C'est le résultat d'une même transmutation, d'une même « sublimation », qui épure la parole parlée et concentre dans le seul langage des yeux tout le pouvoir signifiant du corps. .L'acte de voir reprend en lui tous les gestes que la volonté de style a supprimés, il les représente 
Et voici Bérénice à la comédie frçse,
les colonnes sont tjrs là...
symboliquement, il contient toutes leurs tensions et toutes leurs intentions. C'est là, assurément, une «spiritualisation» de l'acte expressif, conforme aux exigences d'un âge de bienséance et de politesse: les passions peuvent ainsi s'exprimer avec décence, chastement, sans excessive présence du corps. Jusqu'à l'instant où s’abattra le poignard, les personnages ne s’affrontent jamais qu’à travers un intervalle. Le plateau du théâtre, presque nu, est livré à l’espace : c’est un espace clos, et les victimes sont d'avance prisonnières de ce décor (portiques, colonnades, lambris), qui porte quelques signes convenus de majesté et de pompe, peut-être non sans quelque excès baroque. Mais, entre ces limites, le vide est fait, sans nul objet interposé, et ce vide semble n'exister que pour être traversé de regards. Dès lors, la distance qui sépare les personnages rend possible, en contrepartie, l’exercice d’une cruauté qui se fait tout regard et qui atteint les âmes à travers leurs reflets dans les yeux de l’amour ou de la haine. Car il y a — malgré la distance et aussi grâce à elle — un contact par le regard. Et si nous acceptions, il y a un instant, l'idée d’une spiritualisation des gestes physiques devenant regard, il nous faut admettre l’idée inverse d’une «matérialisation» du regard, qui s’alourdit et se charge de toutes les valeurs corporelles, de toutes les significations pathétiques dont il s’est laissé envahir. Cette lourdeur charnelle du regard racinien s’exprime admirablement dans le vers fameux :
Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissentPhèdre, I.1, v.134
 Ce n'est plus un clair regard qui connaît, mais un regard qui convoite et qui souffre.   Pour nous, le regard racinien représentait d'abord une désincarnation du geste pathétique; le paradoxe, c'est qu'il est aussitôt embué par un trouble charnel qui l'appesantit. Eclat acéré, trouble passionnel : les contraires ici coexistent, et la poésie se trouve bien de cette ambiguïté, de ce mélange du pur et de l'impur. Si l'on interroge les textes de Racine, et si l'on reprend l'analyse stylistique qu’en donne Léo Spitzer, l'on s'aperçoit que le verbe voir, si fréquemment utilisé, veut dire tantôt: savoir connaître, et implique alors une vision intellectuelle —d’ailleurs souvent précaire — des vérités humaines et divines ; mais que, d’autres fois, voir désigne un élan affectif incontrôlé, l'acte d’une convoitise qui se repaît amoureusement, insatiablement, de la présence de l'être désiré, dans la hantise du malheur imminent, et dans le pressentiment d’une malédiction ou d’une punition attachée à cette vue passionnée. Le verbe voir, chez Racine, contient ce battement sémantique entre le trouble et la clarté, entre le savoir et l’égarement. C’est le résultat d'une sorte d'échange profond : la violence s'allège et se fait regard, tandis que l'acte raisonnable de voir s’alourdit et devient conducteur de puissances irrationnelles.     Assurément, l’acte de voir contribue à la magie du texte racinien — cette magie que l’on met d’habitude un peu trop exclusivement sur le compte de la musique verbale. Le mot voir, lui-même presque invisible dans sa brièveté monosyllabique, conduit l’œil du lecteur au cœur de la relation essentielle des personnages qu’unit, silencieusement, le seul échange des regards. Ainsi s'établit, non plus sur la scène, mais derrière le discours, un espace particulier, un arrière-pays qui n'existe que par la vue et pour la vue, au-delà des structures verbales qui l’ont évoqué. Dans le passé qu’évoquent tant d'expositions et de récits raciniens, le drame du regard a précédé le drame exprimé par les mots : les personnages se sont vus, puis ils se sont aimés ou haïs, enfin ils ont parlé pour dire leur amour ou leur haine ; mais ce qu’ils disent alors concerne toujours le regard : ils brûlent de « se revoir », ils sont peut-être condamnés à ne plus jamais se «voir», ils ne peuvent supporter l'outrage qui leur est infligé «à leurs yeux». La parole ne semble exister alors que pour accompagner et prolonger les intentions du regard. Elle sert d’intermédiaire entre le silence du premier regard et le silence des derniers regards. Les modulations du chant racinien se dessinent sur ces échappées. L’être ne se chante que dans le mouvement qui le porte à voir, ou qui le prive de voir. (Ce mouvement n’a pas lieu dans l’espace seulement ; il plonge dans la dimension du temps. Il revoit et prévoit. En Astyanax, Andromaque revoit Hector ; tout le passé redevient présent. Athalie a les yeux hantés par le rêve où elle a vu simultanément le passé — la mort de Jézabel — et sa propre mort à venir.) Une puissance de regard reste donc constamment tendue à l’intérieur du vers, et, à partir du langage, elle crée une ligne d’horizon où s’anéantit la parole. Mais c’est là, en même temps, le triomphe de la parole, puisqu’elle a su faire exister ce qui paraît l'exclure : un silence, un espace, et des lignes de force affectives qui relient des présences humaines à travers le silence et l’espace.
Bérénice, mise en scène de Klaus-Michael Grüber (1984)
Rien de moins imagé, cependant, que la poésie de Racine. Le regard n’est point tourné vers des objets ; il ne s'arrête ni aux formes ni aux couleurs. Il n’explore pas le monde, interroge à peine la nature : il ne cherche que le regard des autres. S'il est inattentif aux objets, c'est qu’il est trop exclusivement tourné vers la conscience-regard qu'il interroge; il n'est préoccupé que d'avoir prise sur quelqu'un, et de savoir si les yeux qu'il cherche le regardent ou l'ignorent en retour. Il ne faut donc attendre nulle description du détail visible : ce serait là le fait d'une vision moins impatiente de toucher avant tout à l’existence et à l’âme des personnes. Chez Racine, l'acte de voir vise toujours, synthétiquement, un être total, une essence. Il n'est plus temps de détailler les aspects et les charmes d’un visage: le regard les a déjà dépassés, en direction d'une proie immatérielle.     Point d’images, donc, ou très peu. De même que le regard ne peut voir que l’essence des êtres, il ne veut voir que l’essence du monde. Certaines formes fort stylisées — chevaux, forêts, rivages, voiles — sont dessinées. Mais l'essence visuelle du monde est plus simple encore: c'est le couple élémentaire jour-nuit, ombre- lumière. Dualité presque abstraite, où la réalité cosmique est aussitôt humanisée par le symbole éthique surajouté. Une nuit profonde ne peut comporter que l'horreur (songe d’Athalie), tandis qu’au jour la pureté appartient de droit (dernières paroles de Phèdre). Le symbole éthique, ici, se manifeste comme une dimension cosmique du regard : la lumière et l'ombre ne sont pas seulement les conditions qui rendent possible ou impossible la vision ; elles sont elles-mêmes un regard et un aveuglement transcendants. À la limite, elles ne sont plus des choses regardées, elles sont chargées de vision. Le jour n'est pas seulement ce qui rend visible, il est un Regard absolu. Phèdre a honte à la face du jour et du Soleil, qui l'éclaire pour la condamner. Elle sait qu'elle appartient à la nuit, c'est-à-dire qu'elle est prise dans le champ d'un regard nocturne issu du monde infernal.      On lit dans une lettre de jeunesse, datée d'Uzès : J’allais voir le feu de joie qu’un homme de ma connaissance avait entrepris... Il y avait tout autour de moi des visages qu’on voyait à la lueur des fusées, et dont vous auriez bien eu autant de peine à vous défendre que j’en avais3. Des visages qui apparaissent dans la nuit, à la lumière des flammes : il semble que ce soit là un thème favori de la rêverie racinienne. La lettre d’Uzès décrit ce qui restera pour Racine une situation-archétype : le premier regard sur un être dont l'image s'éclaire sur fond nocturne... Mais poursuivons la lecture de cette lettre. Nous y découvrirons un second élément typique : si gai que soit le ton du récit, toujours est-il que ce spectacle est condamné. Il est frappé d’interdit, le péché y est inscrit. L’angoisse, ou, du moins, l’insécurité semblent l’accompagner : Mais pour moi, je n’avais garde d’y penser; je ne les regardais pas même en sûreté; j’étais en la compagnie d’un révérend père de ce chapitre, qui n’aimait point fort à rire... Toute la scène se déroule sous le regard réprobateur du prêtre, qui surveille les yeux de Racine. Celui-ci ne peut même pas échanger un coup d’œil «en sûreté». Le regard autoritaire indiscrètement posé sur lui le sépare des femmes qu’il convoite, lui vole littéralement le plaisir de voir, et ne lui laisse que la honte d’avoir osé regarder. Dans les tragédies de Racine, nous retrouverons de façon très constante le thème du regard regardé. Il est rare qu’un échange de regards ait lieu sans qu’il soit dominé par les yeux proches ou lointains d’un tiers personnage. Si Racine situe l’une de ses tragédies dans le sérail de Constantinople, c’est parce que le sérail est le type parfait d’un univers où tous les regards sont épiés par d’autres regards :
                     ACOMAT
                                                        ...la sultane éperdue
                    N'eut plus d’autre désir que celui de sa vue.
                   OSMIN
        Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards

                                       Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts4
La lettre d'Uzès, certes, n'apporte pas le témoignage d'un événement capital de la biographie de Racine.  Cependant, il se trouve que le poète semble s'être constamment souvenu de cette situation. Tout se passe comme si ce moment lui avait fait reconnaître, en pleine réalité, un thème issu des régions les plus secrètes de l'imagination : un mythe personnel. Il n'était pas nécessaire que Racine rencontrât, à la lumière de ce feu de joie, la séduction et la honte du Regard nocturne : il l’aurait inventé. Et il saura métamorphoser le feu de joie en flamboiement tragique...     Tant d'exemples s'offrent: Andromaque n'a pas oublié les yeux de Pyrrhus, étincelant dans la lueur de l'immense incendie de Troie. À la lumière des torches, Néron voit pour la première fois Junie, « levant au ciel ses yeux mouillés de larmes». — Dans une autre «nuit enflammée », Bérénice voit tous les regards se tourner vers Titus, ces regards mêmes qui apprendront à Titus qu'il lui est interdit d'épouser une reine étrangère. Chacun de ces regards nocturnes a la valeur d'un événement premier, situé avant le début de l'action représentée. C'est le moment originel, où la fatalité prend naissance. Les personnages raciniens le savent : tout a commencé par la rencontre dans la nuit. Ce qui a déterminé leur destin, c’est d’avoir vu ces yeux, et de n’avoir plus pu se séparer de leur image.     Sans doute, la tradition de la rhétorique amoureuse veut que la passion naisse d’un seul coup d’œil, et du premier coup d’œil. Etre amoureux, c’est être captif d’un regard. Et cet idéal ne cesse pas d’avoir cours chez Racine. Mais combien s'aggrave chez lui le sortilège du regard ! Le faire naître dans la nuit, l’éclairer par des torches, l’entourer d’armes et d’incendies, c’est le lier à des puissances néfastes, c’est lui donner charge de destin. Lors même que la scène ne se déroule pas dans la nuit, l’acte de voir possède toujours une violence sacrée ou sacrilège. Il adore ou il enfreint. Au milieu du carnage d’une ville conquise, ce sont les regards d’un vainqueur sur une prisonnière (Andromaque), ou d’une prisonnière (Ériphile) sur un vainqueur sanglant : regards qu’il n’eût pas fallu échanger entre ennemis, naissance d’un amour où la patrie sera oubliée et trahie. Chaque fois, il eût mieux valu ne pas avoir vu, c'était un spectacle interdit. Selon la loi du sérail, Roxane n’aurait jamais dû voir Bajazet ; pour l’avoir seulement regardé, elle mérite la mort. Tout le malheur de Phèdre date du jour où elle a vu Hippolyte : le premier regard, d’emblée, violait l’interdit de l’inceste et de l’adultère :
Athènes me montra mon superbe ennemi:
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue...

Le regard de Phèdre s'obscurcit, la nuit se fait en elle :

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler....
Ainsi l’acte de voir, par sa violence même, produit 1a nuit. La scène ici n’a plus besoin de se dérouler dans un décor nocturne : la nuit naît à l’intérieur du personnage tragique. Et l’image des flambeaux dans la nuit, que nous avions trouvée dans Andromaque, Britannicus et Bérénice, nous la retrouvons maintenant intériorisée et inversée. Sur le fond du jour solaire, la passion de Phèdre brûle comme une flamme noire :
Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
  Et dérober au jour une flamme si noire1.                                      
Ce flamboiement obscur, cette chose sombre à la face du jour, c’est Phèdre elle-même — qui pourtant appartient à la race du Soleil, et dont le nom grec est: la Brillante. La nuit habite le regard de Phèdre comme elle habite la vision d’Athalie — pour être affrontée au jour meurtrier et purificateur.     Le regard racinien est une avidité malheureuse. La satisfaction lui est toujours refusée; il reste inassouvi. Ce n’est pas sans raison que Racine a repris aux anciens cette métaphore viscérale : « se rassasier d'une si chère vue ». Mais la satiété est impossible. Les yeux cherchent les yeux, et même lorsqu’ils obtiennent la réponse attendue, quelque chose manque. Il faut regarder encore, retourner à cette trompeuse pâture, poursuivre un bonheur qui n’achève jamais d’être conquis. Il faut que les amants se voient et se revoient sans cesse. Les voici liés à la servitude de la répétition: recommencement infini, espoirs menacés. Leur bonheur a quelque chose d'une interminable agonie. Ils obéissent à la passion avec une lassitude accablée, et cette lourde fatigue du regard désirant devient une nouvelle arme de l’amour.Nous disions, tout à l’heure, que l’acte de voir, chez Racine, visait une essence unique et profonde. Mais il faut ajouter que cette essence, toujours entrevue, visée, désirée, n'est cependant jamais atteinte et jamais possédée. Ce que le désir voulait si passionnément rejoindre —la profondeur du regard des autres — se dérobe à toute prise : le désir se rue vers sa proie, n’y trouve que la douleur — sa propre douleur — qu'il aggrave à mesure qu’il s’obstine; il devient alors rage destructrice. Ce qu’il découvre alors, c’est bien davantage sa propre profondeur fuyante, l’absence de tout appui intérieur, l’égarement. De même que le héros voit les autres sans les atteindre, il se voit lui-même sans s’atteindre. Il se sait troublé, mais ne découvre plus rien au-delà. Renvoyé à lui-même, le regard devient stupeur : « Que vois-je ? » Question évidemment destinée à rester sans réponse. C’est le moment où le héros est affronté à l’épreuve la plus violente et fait face à quelque chose de monstrueux. Mais le monstrueux n’est pas dans le spectacle qui s’offre au regard, il n’est pas en face, il est dans le regard même, dans sa stupeur, dans cette interrogation vaine où les yeux ne sont ouverts que pour s’emplir d’un effroi né d’eux- mêmes (comme les yeux de Phèdre s’emplissent de nuit). Effroi sans image, mais qui parfois devient hallucination. Dans son délire, Oreste revoit Hermione et s’épouvante de ses « affreux regards » : la vision finale est vision de regards et achève une histoire tragique qui avait commencé par la rencontre des mêmes regards.Avant d'être cette question retournée contre soi- même, le regard racinien est une question inquiète plongée dans l’âme des autres. Le caractère commun de l’amour et de la haine, chez Racine, c’est que tous deux s’expriment par la tournure interrogative. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire quelques-unes des grandes scènes de ce théâtre. Les personnages s’y affrontent en s'interrogeant sans relâche : telle est leur façon de se chercher et de se blesser (de se chercher pour se blesser). Souvent les questions se croisent : la riposte d’une nouvelle question tient lieu de réponse. Provocation sur provocation. La fameuse cruauté racinienne trouve dans l'interrogation son arme favorite. Les personnages se mettent littéralement à la question. (Supplice non sans attrait aux yeux du Dandin des Plaideurs : « N’avez- vous jamais vu donner la question ?» À quoi Isabelle répond : « Hé ! Monsieur, peut-on voir souffrir les malheureux?» Et Dandin: «Bon! Cela fait toujours passer une heure ou deux. »)Le regard-question est animé d’une double intention : il veut saisir la vérité, et il veut en même temps posséder amoureusement. Cette double intention se transforme en un seul acte : faire mal. Faire naître les larmes dans les yeux de l’être convoité, c’est à la fois une prise de connaissance et une prise de possession. Ce qui s’était dérobé obstinément semble être devenu saisissable. Les larmes sont le clair aveu de la douleur: si la victime ne se livre pas dans l’amour, elle se livre du moins dans la souffrance. Et, devenant bourreau, l’amant prend plaisir à agir sur un regard qui ne lui échappera plus, et par lequel il ne sera plus ignoré. Les larmes qu'il fait couler lui seront une preuve qu’il existe enfin aux yeux de celle qu’il aime. Il tient alors une certitude qui lui manquait : mais c’est aussi la certitude d’être plus que jamais refusé. Car tel est, chez Racine, le destin du regard-question : il cherche à s’emparer des êtres, pénètre jusqu’à la source des larmes ; mais plus il resserre sa prise sur le regard convoité, plus il s’en exclut. Il accède à la connaissance qu’il cherchait ; mais c’est une connaissance intolérable, où se précise la douleur d’être séparé, d’être rejeté au- dehors, et renvoyé à une solitude amère. La douleur la plus vive est alors pour le bourreau. Quand Junie «lève au ciel ses yeux mouillés de larmes », Néron ne souffre pas moins que sa victime. Il a fait couler ces larmes mais le regard de Junie s’est détourné vers le ciel. Le persécuteur connaît sa force et la sait inutile ; les yeux en larmes sont plus blessants que blessés, et c’est sur Néron que la question se retourne. Accusé par ce regard chargé de reproche, Néron ne trouve d’autre réponse que d’aggraver sa violence jusqu’à la rendre mortelle, en s’abandonnant toujours davantage au mal. Le monstre naît et grandit en cet homme à mesure que l’amour s’exaspère, comme par une fatalité infligée du dehors. Car il y a dans le regard de la victime une provocation à la méchanceté : un défi délibéré à la cruauté, qui est lui-même une surenchère de cruauté. L’on y devine la secrète joie de rendre le persécuteur toujours plus coupable, d’irriter sa souffrance et de le pousser à bout. Il faudra donc que Néron en vienne à de pires violences, qui lui déroberont toujours davantage la réponse qu’il convoite. Hanté jusque dans ses insomnies par l’image de Junie en larmes, il poursuivra la mort de ce regard et s’efforcera d’avoir raison de cet éclat qu'il ne peut posséder. Tel est le sens de la scène fameuse où Néron, voyeur meurtrier, se cache pour épier l’entrevue de Junie et de Britannicus:
Madame, en le voyant, songez que je vous vois9.
Nulle part n’apparaît mieux le sadisme qui chez Racine appartient toujours à la situation du regard surplombant. Observés secrètement par Néron, les yeux de Junie ne pourront plus rien dire à Britannicus. Au moyen du seul regard, Néron met à mort l’échange de regards dont vivait l’amour de Junie et de Britannicus.     Il     jouit de cette étrange dioptrique de la souffrance, dont les rayons convergent vers le lieu où il est caché. Le voyeur dissimulé tient à sa discrétion le bonheur de ceux dont il est jaloux, et transforme ce bonheur en désespoir. Mais le désespoir lui est renvoyé et l’atteint à son tour. Plus visible est le malheur qu’il provoque, plus grande sera pour Néron la certitude de n’être pas aimé. Au point où se rassemblent les rayons de cette dioptrique, après passage à travers le regard anéanti des victimes, la douleur est à son comble et vient détruire la jouissance du voyeur.     Le regard en surplomb a beau être cruellement efficace, sa cruauté est l’indice de son échec. Il n'aura pas accès à l’intériorité essentielle qu’il convoitait. L’éclat des larmes qu’il fait couler lui renvoie sa cruauté amplifiée. Désormais, plus qu’il ne connaît l’autre conscience qu’il voulait posséder, il connaît sa propre limite, le point que le destin lui interdit de dépasser, et qu’il ne pourra même pas forcer en mourant ou en faisant mourir.Nous pouvons, dès lors, mieux préciser la signification des deux situations fondamentales de l’être racinien : regarder et être regardé. L'acte de voir comporte un échec fondamental; l’être s’y heurte à un obscur refus, il y découvre son impuissance. Non que le regard manque de clarté, mais la clarté, au rebours de ce qui se passe chez Corneille, ne peut jamais être transformée en volonté ferme ou en action efficace. Le regard racinien n’est pas aveuglé au point de ne pouvoir découvrir la vérité. Mais c'est pour lui une pire condition de n’être pas aveuglé: toutes les vérités que le regard découvre sont néfastes, tous les aveux qu’il provoque — et combien difficilement obtenus — auront des conséquences mortelles. Les personnages de Racine sont assez lucides pour reconnaître, dans leur violence même, une faiblesse sans recours. Ils se savent entraînés malgré eux et ne peuvent rien faire pour éviter leur perte. Connaissance inutilement claire, puisqu’elle ouvre sur un trouble insurmontable. Vision pénétrante qui ne met pas fin à l’égarement, mais au contraire l’accroît. La vérité découverte n’est salvatrice en aucun cas: «J’ai des yeux», proclame Ériphile; mais, lorsqu’elle connaîtra sa propre identité, elle saura qu’elle est condamnée à mourir et se donnera la mort dans un accès de fureur. Nul meilleur exemple pour confirmer cette donnée qui se répète sans cesse dans les tragédies de Racine : si l’illusion, si l’aveuglement peuvent être surmontés, c’est pour que s’impose une vérité mortelle. Ainsi, la progression du trouble tragique coïncide avec le progrès de la connaissance.L’acte de voir, dans toute sa violence possessive, est habité par la faiblesse et par la conscience de la faiblesse. En revanche, être vu, ce sera, presque au même instant, se découvrir coupable dans les yeux des autres. Ce qu'attendait le personnage racinien, c’était le regard caressant, la douce prise amoureuse ; ce qu’il découvre en réalité, c’est sa propre culpabilité. Au lieu du bonheur d’être regardé, le malheur d’être vu dans la faute. Non pas seulement parce que, comme Néron ou Pyrrhus, il s’est transformé en bourreau pour saisir l’insaisissable, mais parce que, dans tout regard désirant, il y a d’avance une transgression, le viol d’un interdit, le commencement d’un crime. Il le sait à l’instant même où il rencontre l’autre regard, et dès lors il ne peut plus échapper à la faute; il est littéralement fixé dans sa culpabilité.     Comme pour accentuer encore la culpabilité, Racine fait intervenir, au-dessus du débat tragique où sont engagés les personnages, un autre regard surplombant —une instance ultime — qui les atteint de plus haut ou de plus loin. Il suffit de quelques allusions espacées à l'intérieur du poème: la .Grèce entière a les yeux tournés vers son ambassadeur Oreste et vers le roi Pyrrhus (Andromaque) ; Rome observe les amours de Titus (Bérénice) ; Phèdre sait qu’elle est vue par le Soleil ; et les pièces religieuses se déroulent sous l’œil de Dieu. Chaque fois la culpabilité des personnages se constitue sous le regard suprême de ce témoin, ou mieux : de ce Juge transcendant. Tous les regards échangés par les héros humains sont épiés pas un œil inexorable, qui réprouve et condamne. Occupés à satisfaire leurs passions, tous avaient cru pouvoir se soustraire à la collectivité, au Soleil, à Dieu; tous avaient tenté de fuir le regard accusateur. Mais tous, à plus ou moins brève échéance, sont repris par lui. Pour qui entreprend d'analyser l’évolution du théâtre de Racine, il vaudrait la peine de se demander comment, après avoir été une personne collective (le peuple, la nation), le regard surplombant accusateur a pris, dans les pièces plus tardives, une valeur religieuse : Dieu, le Soleil, puissances absolues et supra-tragiques, qui dominent et dirigent d'en haut l'action tragique. Toujours est-il que, lorsqu'il n'est pas élu pour être l'interprète du Regard divin (Calchas, Joad), l'homme racinien est exposé sans merci à la colère du Juge. Cette colère entraîne parfois une sentence de mort, mais, le plus souvent, elle ne fait qu'établir la Faute, et laisse l'homme aux prises avec elle.Faiblesse et faute: telles sont, constamment présentes et presque confondues, les significations que Racine attache à l'acte de celui qui regarde et à la situation de celui qui est regardé. Le seul regard sans faiblesse — celui du Juge transcendant — a sa source en deçà ou au-delà de l'univers tragique. L'homme, lui, ne sort jamais de l'univers tragique, c’est-à-dire de la faiblesse et de la faute. Il ne reçoit aucun secours venu d'ailleurs. S’il sent tomber sur lui le regard surplombant du Juge, ce sera pour que s'accroisse le déchirement, et non pour qu'il guérisse. Il n'y a point de paix pour qui a les yeux ouverts, ni pour celui qui se sait vu.     Cette poétique du regard — de la faiblesse et de la faute du regard — a sans doute pris naissance dans la rencontre de la tragédie grecque et de la pensée janséniste. À tout le moins, née de l'imagination de Racine, la poétique du regard trouve à Port-Royal et chez Euripide une idéologie qui lui correspond. Le tragique chrétien de la Faute y rejoint le tragique antique de l'Erreur; et le dieu persécuteur du théâtre d’Euripide s'y confond avec le Dieu dont l’homme ne peut rencontrer le regard sans se reconnaître pécheur.Mais nous sommes au théâtre, et non pas au Tribunal de Dieu. — Le théâtre, dont l'existence est un scandale, puisque le poète et les spectateurs usurpent le regard surplombant du Juge et prétendent à leur tour dominer et juger. — Dans cette étrange construction visuelle où s'échafaudent regards sur regards, le poète établit un regard ultime: regard raisonnable sur la passion déraisonnable, regard chargé de pitié sur le destin impitoyable. La vision culminante est poésie. C'est d'elle que tout procède, et c'est à elle que tout revient. Mais il y persiste un trouble et une angoisse ineffaçables. Pour le spectateur, la connaissance tragique est l'étrange plaisir de savoir que l'homme est faible et coupable. Preuve dernière de la blessure du Regard: ce plaisir fait couler des larmes — que personne maintenant ne peut voir.
1954

Jean Starobinski, L'oeil vivant, « Racine et la poétique du regard », Gallimard, 1961.





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