La querelle des Anciens et des Modernes vite fait





       
Marcel a parié sur le moderne, mais l'Ancien se laisse pas faire...
(Georges Bellow, rencontre de Boxe chez Sharkey, 1909)
Aujourd'hui, quelques mots pour se rafraichir la mémoire sur la querelle des Anciens et des Modernes avec quelques extraits de textes. C'est utile pour situer la position paradoxale de La Fontaine dans ce débat et surtout  pour comprendre dans le cadre de l'oeuvre, ses propriétés, sa valeur, comment émerge en France la notion de modernité littéraire.

  


la querelle du Merveilleux  

       Si l'opposition entre Anciens et Modernes est topique - Pétrarque au XIVème siècle villipende déjà les Modernes amateurs d'abstraction et de style gothique -  elle commence en France avec la Querelle du merveilleux (1653-1674) : devait-il rester païen, mythologique ou devenir chrétien ? Quelques auteurs prônent une littérature fondée sur l’écriture sainte et le passé national et se risquent à l’épopée chrétienne, en particulier Desmarets de Saint-Sorlin. Celui-ci affirme la valeur poétique des Ecritures et la supériorité du merveilleux chrétien, plus vraisemblable, sur le merveilleux païen. Dans Comparaison de la langue et de la poésie française,(1670) il fait dire à un de ses personnages, Philène : 

Pour moi, je ne connais ni Muses, ni Phébus,
Je suis bien détrompé des antiques abus.
Qui les suit, dans l'erreur à tout pas s'embarrasse
Les chemins sont rompus qui menaient au Parnasse.
Pégase et les neuf sœurs ne sont plus de saison.
Je veux pour mon secours Dieu seul et la raison.
Dans l’amour, au théâtre, et dans les jardinages,
Des faux Dieux on permet les noms et les images.
Mais souiller de leurs noms nos sujets sérieux,
A notre pure foi, c’est être injurieux.
Desmarets de Saint-Sorlin, Comparaison de la langue et de la poésie française (1670)

     Mais la mise en œuvre se révèle décevante : ni Alaric ou la rome vaincue de Scudéry (1654), ni Clovis de Desmarets Saint-Sorlin (1657) d’inspiration médiocre ne risquent d’éclipser la littérature antique. Les débats contribuent cependant à constituer un parti des Modernes qui s’autorisent désormais à contester les beautés et la supériorité des Anciens.

La querelle des inscriptions

      L’affaire des inscriptions (1676-1677) envenime le débat : Fallait-il remplacer les inscriptions latines des monuments publics par leur traduction en français ? le parti des Modernes l’emporta sous l’influence de François Charpentier qui proclame l'excellence de la langue française (pour l’anecdote, Charpentier obtint de Louvois que les inscriptions latines de la Galerie des Glaces à Versailles soient remplacées par les siennes). 
      En déclarant la supériorité du français sur le latin, on consolidait le parti des « honnêtes gens », ceux (et celles, car on compte beaucoup de femmes dans ce parti) qui connaissent les classiques grecs et latins par leurs traductions en français, fuient le pédantisme et sont avides d’une littérature qui les divertit autant qu’elle les instruit.

La querelle des Anciens et des Modernes

                La scène est donc prête pour que s'épanouisse la querelle :
         D'un côté les ANCIENS : l'académie, les doctes, les écrivains "classiques" (Boileau, Racine, Bossuet, La Fontaine, La Bruyère), défenseurs des grands genres et d'une littérature à haute tenue morale et littéraire. Ils regroupent l'aristocratie et la haute magistrature, ainsi que la bourgeoisie de privilèges que l'évolution de la société française peut inquiéter.
          De l'autre, le clan des MODERNES : les poètes galants, les dilettantes, les esprits curieux, les parvenus, tous les amateurs de divertissement épris de genres nouveaux (opéra, contes, romans...) 
Il faut évidemment tenir compte des inimitiés de personne dans le choix d'un camp : Boileau et Racine étant les "anciens" les plus en vue, tous leurs ennemis se déclarent modernes, et ainsi de suite...

  • "La Vérité n'était pas du goût des premiers siècles" (Saint-Evremond)


  Dès 1686, Saint-Evremond avait condamné les poèmes des Anciens au nom du respect de la vérité et de la nécessaire inspiration de l’esprit du temps. Le débat est d’importance et doit se comprendre aussi comme une critique de l’autorité des sources antiques. Réactivé par le cartésianisme, le modernisme pense qu’à de nouvelles connaissances doivent correspondre un art nouveau. 

La vérité n’étoit pas du goût des premiers siècles : un mensonge utile, une fausseté heureuse, faisoit l’intérêt des imposteurs, et le plaisir des crédules. C’étoit le secret des grands et des sages, pour gouverner les peuples et les simples. Le vulgaire, qui respectoit des erreurs mystérieuses, eût méprisé des vérités toutes nues : la sagesse étoit de l’abuser. Le discours s’accommodoit à un usage si avantageux : ce n’étoient que fictions, allégories, paraboles ; rien ne paroissoit comme il est en soi : des dehors spécieux et figurés couvroient le fond de toutes choses ; de vaines images cachoient les réalités, et des comparaisons trop fréquentes détournoient les hommes de l’application aux vrais objets, par l’amusement des ressemblances.
Le génie de notre siècle est tout opposé à cet esprit de fables, et de faux mystères. Nous aimons les vérités déclarées, le bon sens prévaut aux illusions de la fantaisie ; rien ne nous contente aujourd’hui, que la solidité et la raison. Ajoutez à ce changement de goût, celui de la connoissance. Nous envisageons la nature, autrement que les anciens ne l’ont regardée. Les cieux, cette demeure éternelle de tant de divinités, ne sont qu’un espace immense et fluide. Le même soleil nous luit encore ; mais nous lui donnons un autre cours : au lieu de s’aller coucher dans la mer, il va éclairer un autre monde. La terre immobile autrefois, dans l’opinion des hommes, tourne aujourd’hui, dans la nôtre, et rien n’est égal à la rapidité de son mouvement. Tout est changé : les dieux, la nature, la politique, les mœurs, le goût, les manières. Tant de changements n’en produiront-ils point, dans nos ouvrages ?
Si Homère vivait présentement, il ferait des poèmes admirables, accommodés au siècle où il écrirait. Nos poëtes en font de mauvais, ajustés à ceux des anciens, et conduits par des règles, qui sont tombées, avec des choses que le temps a fait tomber.
Saint-Evremond, Sur les poèmes des Anciens,  1685 

  • "Le temps a découvert plusieurs secrets de tous les arts" (Perrault)  

Boileau contre Perrault ou la querelle des perruques...
        Mais c’est Perrault, ennemi déclaré de Boileau, qui en lisant son poème Le Siècle de Louis le Grand à l’académie française le 27 janvier1687 pour célébrer la guérison du roi guéri de la fistule (non ! inutile d’insister, Marcel n’expliquera pas ce qu’est une fistule) donne le coup d’envoi de la querelle proprement dite en faisant l’apologie du progrès, y compris en art : Il y loue ses contemporains, proclame la supériorité de Louis XIV sur celle d’Auguste. 

La belle antiquité fut toujours vénérable ;
Mais je ne crus jamais qu’elle fût adorable.
Je vois les anciens, sans plier les genoux ;
Ils sont grands, il est vrai, mais hommes comme nous ;
Et l’on peut comparer, sans craindre d’Être injuste,
Le siècle de Louis au beau siècle d’Auguste.
 Perrault, Le siècle de Louis le Grand, 1687)

         Dans l'ardeur de la polémique, il en vient à proclamer dans les Parallèles entre les Anciens et les modernes,  la supériorité des Modernes dans tous les arts, y compris en peinture et en sculpture :

      Quand nous avons parlé de la peinture, je suis demeuré d'accord que Saint Michel et la sainte famille de Raphaël que nous vîmes hier dans le grand appartement du roi sont tous deux préférables a ceux de Lebrun ; mais j’ai soutenu et soutiendrai toujours que M.Lebrun a su plus parfaitement que Raphaël, l'art de la peinture dans toute son étendue, parce qu'on a découvert avec le temps une infinité des secrets dans cet art, que Raphaël n'a point connu. J’ai dit la même chose touchant la sculpture, et j’ai fait voir que nos bons sculpteurs étaient mieux instruits que les Phidias et les Polyclètes, quoi que quelques unes des figures qui nous restent de ses grands maîtres soient plus estimables que celles de nos meilleurs sculpteurs. Il y a deux choses dans tout artisans qui contribuent a la beauté de son ouvrage: la connaissance des règles de son art et la force de son génie; de là il peut arriver, et souvent il arrive l'ouvrage de celui qui est le moins savant, mais qui a le plus de génie, est meilleur que l'ouvrage de celui qui sait mieux les règles de son art et dont le génie a moins de force. Suivant ce principe, Virgile a pu faire un poème épique plus excellent que tous les autres, parce qu’il a eu plus de génie que tous les poètes qui l'ont suivi, et il peut en même temps avoir moins su les règles du poème épique, ce qui me suffit, mon problème consistant uniquement en cette proposition que tous les arts ont été portés dans notre siècle à un plus plus haut degré de perfection que celui ou ils étaient parmi les anciens, parce que le temps a découvert plusieurs secrets de tous les arts, qui, joints à ceux que les anciens nous ont laissés, les ont rendus plus accomplis, l'art n'étant autre chose, selon Aristote même, qu'un amas de préceptes pour bien faire l'ouvrage qu’il a pour objet. Or quand j’ai fait voir que Homère et Virgile ont fait une infinité de fautes où les modernes ne tombent plus, je crois avoir prouvé qu’ils n'avaient pas toutes les règles que nous avons, puisque l'effet naturel des règles est d'empêcher qu'on ne fasse des fautes. De sorte que s'il plaisait au ciel de faire naitre un homme qui eut un génie de la force de celui de Virgile, il est sûr qu’il ferait un plus beau poème que l'Énéide, parce qu’il aurait, suivant ma supposition, autant de génie que Virgile, et qu’il aurait en même temps un plus grand amas de préceptes pour le conduire. Cet homme pouvait naître en ce siècle de même qu'en celui d'Auguste, puisque la nature est toujours la même et qu'elle ne s'est point affaiblie par la suite des temps.
Perrault, Parallèles des Anciens et des Modernes (1688-1697)

          Les réactions sont aussi vives et nourries que les attaques. On en cite seulement deux, afin de ne pas alourdir excessivement ce post qui n'est qu'un memento :

  • Il se trouve toujours des goûts dépravés (Boileau)


      ll n'y a en effet que l'approbation de la postérité qui puisse établir le vrai mérite des ouvrages. Quelque éclat qu'ait fait un écrivain durant sa vie, quelques éloges qu'il ait reçus, on ne peut pas pour cela infailliblement conclure que ses ouvrages soient excellents. De faux brillants, la  nouveauté du style, un tour d'esprit qui était à la mode, peuvent les faire valoir ; et il arrivera peut-être que dans le siècle suivant on ouvrira les yeux et que l'on méprisera ce que l'on a admiré. Nous en avons un bel exemple dans Ronsard et dans ses imitateurs, comme du Bellay, du Bartas, Desportes, qui dans le siècle précédent ont été l'admiration de tout le monde, et qui aujourd'hui ne trouvent pas même des lecteurs... Mais lorsque des écrivains ont été admirés durant un fort grand nombre de siècles et n'ont été méprisés que par quelques gens de goût bizarre, car il se trouve toujours des goûts dépravés, alors il y a non seulement de la témérité, mais il y a de la folie à vouloir douter de ces écrivains. Le gros des hommes à la longue ne se trompe point sur les ouvrages d'esprit. Il n'est plus question à l'heure qu'il est, de savoir si Homère, Platon, Cicéron, Virgile sont des hommes merveilleux ; c'est une chose sans contestation puisque vingt siècles en sont convenus ; il s'agit de savoir en quoi consiste ce merveilleux qui les a fait admirer de tant de siècles et il faut trouver le moyen de le voir, ou renoncer aux belles-lettres, auxquelles vous devez croire que vous n'avez ni goût ni génie, puisque vous ne sentez point ce qu'ont senti tous les hommes...
 Boileau, Réflexion sur Longin, 1694

  • Mon imitation n'est point un esclavage (La Fontaine)
On ne s'étonnera pas de voir La Fontaine, peu enclin aux disputes, prendre parti pour les Anciens tout en revendiquant le droit de s'affranchir des modèles...

Mes dieux du Parnasse,
Je vous fais un présent capable de me nuire.
Chez vous Quintilien s'en va tous nous détruire
Car enfin qui le suit? qui de nous aujourd'hui
S'égale aux anciens tant estimés chez lui?
Tel est mon sentiment, tel doit être le vôtre.
Mais si notre suffrage en entraîne quelque autre,
Il ne fait pas la foule ; et je vois des auteurs
Qui, plus savants que moi, sont moins admirateurs.
Si nous les en croyons, on ne peut sans faiblesse
Rendre hommage aux esprits de Rome et de la Grèce
Craindre ces écrivains ! on écrit tant chez nous
La France excelle aux arts, ils y fleurissent tous
Notre prince avec art nous conduit aux alarmes,
Et sans art nous louerions le succès de ses armes
Dieu désapprendrait-il à former des talents?
Les Romains et les Grecs sont-ils seuls excellents?
Ces discours sont fort beaux, mais fort souvent
Je ne vois point l'effet répondre à ces paroles
Et, faute d'admirer les Grecs et les Romains,
On s'égare en voulant tenir d'autres chemins.
Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue,
Suivent en vrais moutons le pasteur de Mantoue
J'en use d'autre sorte ; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j'ose me hasarder.
On me verra toujours pratiquer cet usage
Mon imitation n'est point un esclavage
Je ne prends que l'idée, et les tours, et les lois,
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois,
Si d'ailleurs quelque endroit plein chez eux d'excellence
Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l'y transporte, et veux qu'il n'ait rien d'affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité.
Je vois avec douleur [ces] routes méprisées
Art et guides, tout est dans les Champs Élysées
J'ai beau les évoquer, j'ai beau vanter leurs traits,
On me laisse tout seul admirer leurs attraits.
Jean de La Fontaine,Epître à Huet (1687)

Le grain de sel de Marcel pour finir : Fallait-il ou non traduire Homère en français (querelle d'Homère) ? La tragédie de Quinault, Alceste, défigurait-elle ou non son modèle Euripide (querelle d'Alceste) ? L'épopée était-elle supérieure au conte (Querelle du Sublime) ? Le dessin ou la couleur prévaut-il en peinture (Querelle du coloris) ? C'est pour Marcel assez rafraîchissant de se représenter qu'on pouvait s'étriper en France pour ce genre de questions. On savait s'amuser en ce temps-là... Pittoresque mis à part, ces querelles ont contribué à poser des questions essentielles à la littérature : les rapports entre la tradition et la création ; entre la littérature et de son public (pour qui écrit-on) ; la légitimité des hiérarchies et des classements ; les circuits de légitimation de l'oeuvre littéraire. Elle montre aussi que la modernité émerge dans des moments de crise de la représentation. Les Anciens pouvaient solidement s'appuyer sur les chefs d'oeuvre du passé ; mais les Modernes, dont les oeuvres étaient souvent de moindre valeur, avaient pour eux le sens de l'histoire : ils ouvraient la voie à une nouvelle esthétique, mondaine, rationaliste, en mouvement, qui allait aboutir aux chefs d'oeuvre de demain. Nourrie d'ambitions personnelles, de haines recuites, de parisianisme snobinard autant que d'enjeux esthétiques, la querelle fut donc féconde à plus d'un titre : petit miracle de l'histoire...

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