L'asperge en représentation chez Proust


Edouard Manet, "Une botte d'asperges" 1880
A propos de la représentation littéraire, Marcel a rappelé l'an dernier qu'il revient à l'écrivain authentiquement nouveau de montrer les rapports singuliers qui peuvent se nouer entre un objet et une expérience. Au fil de ces observations accumulées naît ce que Proust appelle une "vision du monde". Cette vision ne résulte pas nécessairement d'une approche grandiose de l'univers mais vise plus modestement à restituer une manière de voir originale, comme si l'artiste nous avait prêté ses yeux. Et c'est ainsi que :
« Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, et autant qu’il y a d’artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial. » (Temps retrouvé)
Pour illustrer cette idée à la fois simple et féconde, Marcel avait donné à la volée l'exemple du traitement des asperges (primeur pour lequel il a un goût tout particulier) dans A la recherche du temps perdu. Il décide cette année de reprendre cet exemple (il est bon) mais de façon un peu plus méthodique (extraits à l'appui).

Le motif des asperges prend naissance à Combray. Effectivement, Françoise  met cette année-là des asperges à toutes les sauces, sous la houlette de Tante Léonie qui a vu de sa fenêtre une voisine avec des asperges "grosses comme le bras":
« Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n'ai pas le temps de m'amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n'est seulement pas éclairé, et j'ai encore à plumer mes asperges. »
— « Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c'est une vraie maladie d'asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens ! »
— « Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l'église avec de l'appétit et vous verrez qu'ils ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller. »
— « Mais à l'église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner.  » (Du côté de chez Swann, « Combray »)
Or, cette "maladie d'asperges" produit chez le narrateur deux impressions. La première est liée aux sensations primitives de l'enfance ; elle est à "la racine de l'impression" et fait l'objet d'un passage fort connu du roman où l'on voit Françoise la cuisinière "commander aux forces de la nature devenues ses aides" tandis que les asperges font l'objet d'une double poétisation, d'abord visuelle, ensuite olfactive :
 « Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outremer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied, — encore souillé pourtant du sol de leur plant, — par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum. » (DCCS, "Combray)

préparation du dîner à
Combray (B. Lamotte)
 La deuxième est d'ordre psychologique. On découvre en effet que si la famille du narrateur a mangé tant d'asperges cette année-là, c'était pour un affreux motif qui nous est enfin dévoilé:
« Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c'était parce que leur odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d'asthme d'une telle violence qu'elle fut obligée de finir par s'en aller. » (DCCS, "Combray")

Toujours est-il qu'après cet épisode, les asperges se font plus discrètes dans le roman. On les voit cependant réapparaître à l'occasion d'un dîner chez la duchesse de Guermantes, à la fois dans le menu et dans la conversation. Tandis que celle-ci    fait signe "qu'on redonnât [au narrateur] des asperges sauce mousseline" tout en parlant littérature- la conversation se met à rouler sur le peintre Elstir, dont les Guermantes possèdent quelques toiles. Et voilà que Basin, dont la réjouissante ignorance en matière de peinture a déjà fait l'objet de scènes très divertissantes se met à parler des asperges peintes par Elstir, et que Swann, fin connaisseur, avait recommandé d'acheter :
« Ce qu'on apprécie là dedans [=dans la peinture d'Elstir], c'est que c'est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n'y a pas besoin d'être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une Botte d'Asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n'y avait que cela dans le tableau, une botte d'asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d'avaler. Mais moi je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cents francs une botte d'asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! Je l'ai trouvée roide. Dès qu'à ces choses-là il ajoute des personnages, cela a un côté canaille, pessimiste, qui me déplaît. Je suis étonné de voir un esprit fin, un cerveau distingué comme vous, aimer cela.  » (Le Côté de Guermantes)
Que Basin identifie la valeur de l'oeuvre à son sujet, c'est ce qui n'étonne nullement le narrateur. Au contraire, peintes par Estir (en hommage à Manet), les asperges, doublement traitées par la peinture et la littérature s'émancipent de leur réalité concrète pour atteindre à cette forme de résistance qui est le propre de l'oeuvre d'art. 
Manet, "l'asperge" (1880)
Mais voilà qu'une remarque de Basin vient opportunément ramener les asperges à un ordre plus terre à terre. "Suite aux asperges d'Elstir et à celles qui venaient d'être servies après le poulet financière", Basin déclare soudain préférer les asperges vertes qui "n'ont pas la rigidité impressionnante de leur soeurs". On se rappelle que le pauvre curé de Combray ne pouvait faire "pousser que de petites méchantes asperges de rien". Ne peut-on voir dans cette récurrence du thème un sous-entendu plus ou moins scabreux d'autant que l'expression vulgaire "aller aux asperges" signifie racoler dans le vocabulaire de la prostitution, aussi bien féminine que masculine ? De même dans Albertine disparue, on peut voir Albertine toute excitée en entendant  par la fenêtre de leur chambre le cri de la marchande des quatre saisons   «  J’ai de la belle asperge d’Argenteuil, j’ai de la belle asperge.  » (Argenteuil est un haut lieu de la prostitution au début de XXème siècle). 
Retour à Combray. Les aperges de  l'enfance étaient décrites comme des "farces à la fois poétiques et grossières".  L'impression primitive s'est développée en rhizomes que l'écriture parvient finalement à capturer "dans les anneaux nécessaires d'un beau style." Délices de l'enfance, preuve de la cruauté de Françoise, sujet de tableau, invitation cocasse à des plaisirs coupables, voilà une botte que Proust nous donne à contempler et même à croquer, tant l'art de la représentation est chez lui aux antipodes de l'abstraction...


















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