Le loup contre l'agneau : gros suspense !

Un post tout simple : quelques documents destinés à éclairer le (les) sens possible(s) de cette fable géniale qu'est "le loup et l'agneau". Du plus simple au plus complexe : les sources, les contemporains, et une longue citation extraite de l'analyse politique qu'en donne Louis Marin dans La Parole mangée, et autres essais théologico-politiques.

Les hypotextes : Esope et Phèdre 



Un loup, voyant un agneau qui buvait à une rivière, voulut alléguer un prétexte spécieux pour le dévorer. C'est pourquoi, bien qu'il fût lui-même en amont, il l'accusa de troubler l'eau et de l'empêcher de boire. L'agneau répondit qu'il ne buvait que du bout des lèvres, et que d'ailleurs, étant à l'aval, il ne pouvait troubler l'eau à l'amont. Le loup, ayant manqué son effet, reprit : « Mais l'an passé tu as insulté mon père. – Je n'étais pas même né à cette époque, » répondit l'agneau. Alors le loup reprit : « Quelle que soit ta facilité à te justifier, je ne t'en mangerai pas moins. »

Cette fable montre qu'auprès des gens décidés à faire le mal la plus juste défense reste sans effet. (Esope)

Au bord du même ruisseau étaient venus un loup et un agneau pressés par la soif. En amont se tenait le loup et loin de là, en aval, était l'agneau. Alors, poussé par sa voracité sans scrupules, le brigand prit un prétexte pour lui chercher querelle. « Pourquoi, dit-il, as-tu a troublé l'eau que je bois? » Le porte-laine répondit tout tremblant : « Comment pourrais-je, je te prie, Loup, faire ce dont tu te plains ? C'est de ta place que le courant descend vers l'endroit où je m'abreuve. » Repoussé par la force de la vérité, le loup se mit à dire: « Il y a six mois tu as médit de moi. » - « Moi? répliqua l'agneau, je n'étais pas né. » - Ma foi, dit le loup, c'est ton père qui a médit de moi. » Et là-dessus il saisit l'agneau, le déchire et le tue au mépris de la justice.
Cette fable est pour certaines gens qui, sous de faux prétextes, accablent les innocents. (Phèdre)

Pascal, Pensées :

Justice, force.
 Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.

La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.

La justice sans force est contredite, parce qu'il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste.
 Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. (n°298-299)

Louis Marin, La Parole mangée 
De cette lutte à mort universelle de la culture contre la nature, l'agneau, délégué de la première égaré dans la seconde, ne peut être qu'une victime, et par là-même, grâce au loup, sa notion fait retour à la nature, en retrouvant son innocence, en deçà du bien et du mal, de la culpabilité et du mérite : le plus faible dévoré par le plus fort, une innocence que l'accès au langage lui avait un moment fait perdre dans son dialogue avec le loup. De son côté le loup, en engageant dialogue avec l'agneau - au lieu de le manger sans phrases - avait découvert sa propre vérité, celle du transfert de la notion morale et sociale du mal et de la culpabilité qui en découle, de son lieu d'origine, la société, la culture, dans la nature où elle perd toute signification. Ces parcours symétriques et inverses des deux "notions" de la nature à la culture et de la culture à la nature, de la morale et du droit à la force et à la nécessité se sont croisées sur cette frontière un moment brouillée, un moment transgressée, entre nature et culture pour produire le récit de leur rencontre et, plus encore, l'échange de deux discours incommunicables parce les deux acteurs de ces langages ont stratégiquement, pragmatiquement, tenu le langage de l'autre : le loup celui du droit, l'agneau celui du fait. La scission de la nature et de la culture, du fait et du droit est insurmontable sinon par une violence et une guerre où l'un est anéanti par l'autre : par une rapport de force. Que la nature, la force anéantisse la culture, le droit, cela est dans l'ordre, car le moyen est de même genre que le but poursuivi. Que la culture, le droit, annihile la nature, cela est incompréhensible et absurde puisque le moyen est hétérogène à sa fin, et pourtant cela est : ce qui signifie que la violence sera toujours à l'origine du droit, la force, à l'origine de la morale et que le droit et la morale ne seront jamais que des justifications. Les hommes, ne pouvant justifier la justice ont justifié la force. C'est le sens du discours du loup. Ce serait le sens du discours des bergers et de leurs chiens, gardiens du troupeau social, si le fabuliste leur avait donné la parole. La raison du plus fort est toujours la meilleure. Les discours l'ont démontré, le récit l'a montré. C'est peut-être le sens du dernier mot du loup. (Louis Marin, "La raison du plus fort est toujours la meilleure" in La Parole mangée et autres essais théologico-politiques, klincksiek, 1986)
on peut lire cet article en intégralité à partir de l'adresse suivante : http://www.louismarin.fr/ressources_lm/pdfs/Raison.pdf





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