Julien Green, Histoires de vertige

"Peine du feu", chroniques de Saint-denis (XII-XVème siècle)
     
    Marcel finit par dégoter la nouvelle de Julien Green (1900-1998) qu'analyse brièvement Jean-Pierre Aubrit pour illustrer que parmi les domaines de prédilection du genre de la nouvelle, figure l'affleurement d'un secret. "La leçon", récit de moins de 600 mots, se construit autour d'une faute mystérieuse et d'une culpabilité inavouable dans une atmosphère d'inquisition qui n'est pas sans rappeler le récent univers de The Handmaid's Tale. Elle illustre un des thèmes majeurs de l'œuvre de l'auteur, déchiré entre son homosexualité et sa foi catholique.











LA LEÇON 

    Roger se jeta dans l'escalier le cœur battant.  Ce n’était jamais agréable de voir un homme brûler et le garçon ne s'était jamais rendu à ce spectacle que malgré lui et sur l’injonction de son oncle, à qui il valait mieux ne pas désobéir.  Les poings aux tempes, il s'arrêta sur une des premiers marches, puis monta lentement jusqu'au repos, où, dans une petite fenêtre grillagée fleurissait un géranium.  La lumière tomba it de côté, dessinant un carré sur le plancher de bois clair.  Tout ici respirait la paix et la sécurité.  Pas un bruit ne venait de la rue.  Seul le joues sifflement d'un oiseau dans sa cage remplissait le silence à intervalles irréguliers.  
     Il se revit sur la place principale, perdu dans la foule, dont les prières formaient un vaste murmure que perçaient les cris d'effroi du condamné.  Déjà, les premières flammes léchaient les grandes piles de bois sec qui entouraient le bûcher.  Roger crut qu'il allait s'évanouir, mais la main de son oncle le tint debout. 
    - Encore un instant," lui disait la voix métallique de cet homme inflexible.  Il est indispensable que tu voies comment cela se passe.  
     - Mais pourquoi ?  demandait Roger dans déferlement des Ave.
     - Un instant, Roger. Je veux que tu saches. Tout à coup, le jeune homme glissa à terre et son oncle le prit sous un bras pour le remettre sur pied. Ensemble, ils se frayèrent un chemin à travers la foule. Des femmes disaient : "Le garçon est trop sensible, trop jeune pour voir ces choses.  Priez Dieu pour le condamné.  » Au bout de la rue, oncle le lâcha.  «Souviens-toi, lui dit-il.  Ces flammes ne sont que des flammes en peinture auprès de celles qui l'attendent pour le consumer sans fin dans l'autre monde. 
      Il était maintenant dans sa chambre au pied de son lit.  A vrai dire, on se serait cru dans une cellule plutôt que dans la chambre d'un jeune bourgeois.  Nul ornement ne se voyait pas sur les murs en plâtre blanc, sinon un crucifix de bois assez grossièrement sculpté.  Le carrelage nu accentuait cette impression, de même que la couche mince que recouvrait un grand drap de serge noire.  La tête dans les mains, Roger se mit à gémir.  En ce moment même, à quelque trois cent mètres de là, quelqu'un mourait dans les flammes pour avoir commis la faute innommable.   Les juges, les moines, le petit peuple, tous étaient d'accord pour envoyer au feu cet homme coupable d'avoir cédé au vertige d'une minute.  La victime, car il y avait une victime - il fallait une, autrement où le crime?  -, la victime, Roger la connaissait : un garçon de seize ans qu'on aurait brûlé, lui aussi, s'il n'avait pu prouver qu'il s'était débattu et qui, à présent, au fond d'une geôle, expiait le péché, dont il avait été complice involontaire.  De quoi le punissait-on sinon de ce qu'il était beau ?  Mais cela, il fallait pas le dire, il fallait même pas le penser.  Il était dangereux de loger dans sa tête des opinions aussi suspectes.  L'oncle Marc, qui savait tant de théologie, pouvait avec des textes prouver que le criminel allait souffrir en enfer dans tel gouffre plus affreux que les autres et comparable seulement à celui de Judas. L'oncle Marc n'avait pas son pareil pour flairer les fautes de ce genre. Déjà trois garçons amis et et une fille avaient été punis de mort grâce au zèle qu'il avait mis à les prendre en faute, et Roger tremblait devant lui.
Mai 1930 

Julien Green, Histoires de vertige, Seuil, 1984 

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