"Passion de la lecture" : un art d'épuisement
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Humpty Dumpty |
On ne lit plus guère aujourd'hui Marcel Béalu (1908-1993), qui fut pourtant un poète et un nouvelliste prolifique et parfois génial. Mais puisque le récit bref est au programme, Marcel a envie de faire découvrir la nouvelle liminaire des Contes du demi-sommeil (1960), qui propose le récit, très bref, d'un lecteur qui devient lui aussi de plus en plus bref, manière cocasse quoiqu'un peu inquiétante de célébrer les pouvoirs d'une "littérature de l'épuisement", selon les mots de Dominique Rabaté.
PASSION DE LA LECTURE
N'aurait-il pas dû se méfier ? A tout instant sa femme lui disait :- Encore le nez plongé dans un livre !Et jadis déjà sa mère : Tu lis trop, ça te rendra fou.Ce fut pire. Environ sa trente-cinquième année débuta l'atrophie précédant une disparition complète de ses membres inférieurs. Praticiens et médicastres n'y entendirent goutte. A quarante ans cette résorption s'étendit au tronc, puis aux bras. Bientôt le corps n'eut plus sous le menton que les dimensions d'une bavette, et cela se ratatinait encore, enfin cela s'évanouit tout à fait.Sa femme commençait à s'inquiéter : avoir comme mari un homme-tête !Il lui fallut chaque matin le débarbouiller et tous les deux jours l'emporter chez le coiffeur, uniquement pour la barbe, car l'étrange infirmité avait entraîné la chute complète des cheveux, révélant un crâne du plus bel ovoïde. Les premiers temps cette épouse fidèle l'emmenait aussi en commissions, dans un panier à claire-voie. Quand elle le posait délicatement au fond de ce réceptacle, il la regardait amoureusement et, le long du chemin, ne cessait de parler avec bonne humeur, n'ayant plus que ces moyens d'exprimer ses sentiments.Cependant les plaisanteries que les commères ne manquaient ne manquaient jamais de lui lancer à propos de ce bout d'homme finirent pas la rebuter et elle adopta le parti de le laisser à la maison.Pour plus de commodité elle fit confectionner une sorte de gros coquetier aux rebords garnis de velours. Mais chaque fois qu'elle s'absentait, bien qu'il ne semblât pas autrement insatisfait, de grosses larmes coulaient de ses joues sur la table et tachaient la nappe. Elle eut alors l'idée de placer un livre devant ses yeux, afin qu'il pût à nouveau se livrer à sa passion favorite.Et ce devint même un jeu pour ce monsieur Tête de tourner les pages avec l'unique secours de son souffle.
Marcel Béalu, "Passion de lire", in Contes du demi-sommeil (1960)
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