Michaux peintre : "Un jour on verra l'amour"


Un jour, un jour j'en suis persuadé et pas si loin et heureux les gaillards qui les contempleront, on les verra. On verra, grâce à quelque nouveau rayon, les sentiments, les émotions se former, se nouer , et leurs embrayages de proche en proche jusqu'à intéresser tout l'individu.
On verra l'amour. Hors du visage périphérique, du bafouillage littéraire ou de l'obscène, on pourra le faire voir.   (Michaux, Peintures et dessins, 1946, Oeuvres complètes I, bibliothèque de la pléiade, p. 860) 

Michaux, Sans titre, encre de chine, 1959
     Dans ce post, Marcel  veut faire découvrir l'oeuvre peinte d'Henri Michaux, d'autant plus que la représentation littéraire est au programme cette année.  Le cahier de l'Herne qui lui est dédié (dirigé par raymond Bellour, 1983) et dont la plupart des citations sont tirées, consacre toute une section à cet aspect de son activité. 
     Michaux n'a jamais cessé de peindre. Ses premiers essais datent de 1925 et il peint jusqu'à la fin de sa vie, avec une prédilection pour l'encre de chine, l'aquarelle et le lavis (il trouve la peinture à l'huile trop molle et collante). Il a lui-même beaucoup commenté ses dessins, dès La Nuit remue (1935) mais surtout dans Peintures et dessins (1946) où sont reproduits un grand nombre de ses oeuvres d'alors accompagnées d'un texte important : "En pensant au phénomène de la peinture"
     Le peintre André Masson a  écrit de son oeuvre peinte : "Depuis Victor Hugo, on n'avait jamais vu ça", et Zao Wou Ki (dont Michaux est "l'ami sacré) a renchéri :"c'est une peinture écrite. Beaucoup de peintre orientaux ont été de grands poètes, grands calligraphes et grands peintres en même temps".
  Peinture écrite, écriture peinte, l'observation attentive des dessins de Michaux, depuis les premiers alphabets jusqu'aux huiles de la fin en passant par l'expérience mescalinienne, nous apprennent à lire sa poésie, car la vie y pullule, une vie-passage, "passages du néant à l'être et de l'être au néant [...] qui nous révèlent combien il est glorieux et difficile de se maintenir à la surface de la vie." (Starobinski)

Premiers essais : les alphabets (1925-27)


Michaux, "Narration" (1927)


"A mi-chemin entre l'idée et la forme, [l'idéogramme] représente bien, pour Michaux, une première rupture avec notre écriture habituelle et son abstraction et déjà un effort pour revenir à la source la plus directe de l'expression : l'invention des SIGNES."
(René Bertelé, "Notes pour un itinéraire de l'oeuvre plastique d'Henri Michaux, " L'Herne, p. 359)


A la recherche des visages et des têtes : aquarelles et gouaches (à partir de 1935)



Michaux, "tête" (1942-43)
Michaux, "Apparitions" (1946)
"Sans doute, on dira que j'ai peint surtout des âmes de monstres. Cela est vrai. Je les vois mieux que les autres." (Michaux, Peintures et dessins, ibid. p. 860)

Michaux, Sans titre (1947)

"Dessinez sans intention particulière, griffonnez machinalement, il apparaît presque toujours sur le papier des visages.
Menant une excessive vie faciale, on est aussi dans une perpétuelle fièvre de visages.

Dès que je prends un crayon, un pinceau, il m'en vient sur le papier l'un après l'autre dix, quinze, vingt. Et sauvages la plupart.
Est-ce moi tous ces visages ? Sont-ce d'autres ? De quels fonds venus ? [...]
Michaux, "Au pays de la magie" (1939)
Derrière le visage aux traits immobiles, déserté, devenu simple masque, un autre visage supérieurement mobile bouillonne, se contracte, mijote dans un insupportable paroxysme. Derrière les traits figés, cherchant désespérément une issue, les expressions comme une bande de chiens hurleurs...
Du pinceau et tant bien que mal, en taches noires, voilà qu'ils s'écoulent : ils se libèrent. On est surpris, les premières fois.
(Michaux, "En pensant au phénomène de la peinture" in peintures et dessins, (1946)

 L'expérience mescalinienne

     Michaux mène à partir des années 50 une série d'expériences avec les drogues, notamment la mescaline, dont il rend compte dans Misérable miracle (1956) et L'infini turbulent (1957). 
     Les dessins sous mescaline donnent l'impression que "la main de l'artiste, sismographe docile, s'est abandonnée à la dictée de l'événement, que Michaux s'est arrangé pour nous livrer les photocopies immédiates du spectacle mental, en se contentant d'abolir les résistance, les contraintes et les contrôles".(Starobinski). 
     Pour le peintre Jean Degottex : "on pourrait presque dire que les dessins mescaliniens ne sont presque plus oeuvre d'art : c'est l'oeuvre de la mescaline plus que l'oeuvre de Michaux. D'ailleurs, je crois que c'est intentionnel, il y a une suite vraiment logique, du Michaux poète à la dépersonnalisation de la mescaline." ("Entretiens et témoignages sur l'oeuvre peint d'Henri Michaux", L'Herne, p. 374)

Michaux, dessin mescalinien (1956)


Michaux, dessin mescalinien (1956)



Michaux, dessin mescalinien (1957)


"Stupide, absurde, exorbitant. Je n'aurais pas dû reprendre de la mescaline. Car j'en ai encore repris un peu il y a quelque temps. Quand ? Si encore je voyais des couleurs au lieu de cet étincelant blanc, blanc, blanc ! Comme si chaque seconde disait "à perte de vue", "à perte de vue". Cliquetis secret du blanc. Je dois faire quelque chose avant que ce blanc n'opère le hachage complet de ma volonté et de mes possibilités de décision. Il faut faire quelque chose, mais Quoi ? Ce blanc est excessif, ce blanc m'affole, je n'y vois aucune forme" (Michaux, "Expérience II" in L'Infini turbulent, Mercure de France, 1964, p. 52)

Dessiner l'écoulement du temps (depuis 1960)


Michaux, encre de chine, (1961)


Michaux, acrylique (1972)


Michaux, sans titre, encre de chine (1962)
Quand naît l'image peinte, une permu-tation renverse l'es-pace : Michaux fait surgir devant nous les figures qui appar-tiennent à L'Espace du dedans. Ces images intérieures, les voici soudain pro-jetées dans la dimension du dehors ; elles nous font face, elles occupent l'ho-rizon objectif, elles le travaillent de façon magique, pour le rendre semblable à l'espace mental : le fond noir, le fond blanc du papier deviennent des équivalents métaphoriques de notre profondeur." (Starobinski, "Témoignage, combat et rituel", L'Herne, p.355)



Michaux, aquarelle (sans titre) 1981

"Un sentiment d'extrême évidence nous saisit en présence des oeuvres d'Henri Michaux : les apparitions fabuleuses de la vie mentale sont devant nous, comme si l'artiste avait trouvé le secret de les capter, séance tenante, à mesure qu'elles surgissent...
Dépaysés, puis repassés, nous reconnaissons ces figures : c'est le spectacle qui s'offre à nous aux abords du sommeil, ou derrière les yeux clos, quand le champ est libre pour les phantasmes ou pour ces phénomènes d'animation - les pareidolies - qui font d'une tache sur le mur un visage, d'un rameau agité un animal. Quand nous regardons les peintures, les gouaches, les encres de Chine de Michaux, nous subissons, certes, la secousse de l'étrangeté, mais dans cette étrangeté même nous nous retrouvons aussitôt : c'est notre propre substance sensible, c'est le peuplement agité que notre retiens ajoute au bleu du ciel, c'est le tremblement que les états d'extrême fatigue impriment à l'espace."
Jean Starobinski, "Témoignage, combat et rituel" in Henri Michaux, L'Herne

Michaux, Sans titre, 1977







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