Régis Jauffret, "Glace aux fraises"

glace aux fraises (what did you expect ?)
     

     Dans le cadre du récit bref, Marcel continue d'explorer des auteurs un peu moins canoniques. Régis Jauffret (né en 1953) fait partie de ses chouchous. Il a l'imagination cruelle à souhait et c'est un amateur de faits divers, domaine qui nous intéresse particulièrement cette année dans ses rapports structurels avec le conte et la nouvelle. 

     Il a commencé à publier ses microfictions en 2007 (aucun récit n'excède deux pages). Il récidive en 2018 avec les Microfictions 2018, ouvrage de plus de mille pages d'où est tirée cette "Glace aux fraises".

    Attention SPOILERS : Ce récit illustre les vertus de la concentration : le caractère anodin de l'épisode - le retour de l'école d'un père et de sa fille, le bain, le dîner, le coucher - masque et révèle à la fois le chagrin que père et fille s’efforcent de taire. A remarquer aussi la structure métonymique : une courte séquence temporelle traduit en miniature la totalité d'une existence brisée.





GLACE AUX FRAISES

     Je tenais Héloïse par la main, pressé de rentrer prendre une douche et regarder n'importe quoi à la télé pendant que la gamine bavarderait sans fin sur son ordinateur avec des copines.
     Devant notre immeuble une moto a ripé sur un chou vert tombé du panier d'un vieux qui venait de glisser. Il pouvait être sous l'emprise d'un médicament, de l'alcool, d'un gâtisme à couper au couteau et le motard cacher sous la visière de son casque des narines blanches de cocaïne . En tant que policier j'aurais dû à tout hasard procéder à un double contrôle d'identité.
     – Ils pouvaient tous crever.
     La ville était froide, les trottoirs verglacés. J'étais transi, la gamine se plaignait de ma poigne de fer. Il y avait un rappel d'im­pôts dans la boîte aux lettres, une publicité pour des piscines préfa­briquées et dans l'escalier on a croisé le petit cancre du quatrième qui dévalait avec un cabas. Il souffrait de pelade, un disque de peau rosée apparaissait à l'endroit de la tonsure. II n'a pas répondu à nos bonsoirs et a filé comme un rat.
     – Si tu as des mauvaises notes, tu finiras chauve comme lui.
     Héloïse a rigolé du bout du museau, poliment pour ne pas vexer son père dont les plaisanteries incessantes commençaient à la fatiguer comme elles avaient fatigué avant elle sa mère qui pour ne plus les entendre s'était tiré l'an dernier une balle avec mon pistolet de service, ce qui m' avait valu un blâme et avait bloqué mon avance­ ment jusqu'à la saint-glinglin.
     Aucun membre de sa famille n'était venu aux obsèques. Mes beaux-parents avaient cependant invité Héloïse à passer quelques jours avec eux pendant les vacances de Noël, le temps de lui enfoncer dans la tête que les suicidés brûlaient en enfer. Depuis, elle cauchemarde.
     – Ce soir on mangera une omelette.
     – Du steak haché, des frites, une glace aux fraises.
     Je lui ai ouvert la porte. Je suis allé faire les courses. À mon retour, elle pleurait dans son bain. Je lui ai dit que les larmes étaient l'arme des faibles et me suis vautré sur le carrelage en faisant semblant de la mitrailler. Son chagrin a ralenti, elle s'est mise à sangloter doucement. Je l'ai soulevée, je l'ai roulée dans un peignoir, je l'ai gardée accrochée à mon cou pendant que je faisais tant bien que mal la cuisine avec mon bras libre.
     – On va dîner en amoureux.
     Elle a souri, j'ai séché ses yeux. On s'est glissés dans le grand lit. Elle s'est endormie épuisée dans mes bras avant d'avoir entamé la glace. Je suis allé la coucher dans sa chambre. J'ai bu une vodka au salon. Depuis la mort de sa mère, avec ma fille nous n'aimons pas autant qu'avant la vie.
Régis Jauffret, Microfictions 2018, Gallimard, 2018, p. 353-354 

  

Commentaires

Articles les plus consultés