Tennessee Williams, "Le Masseur noir" (PDF)

R. Mapplethorpe, "Ken Moody and Robert Sherman" (1984)
    Grâce à l'excellent ouvrage que Jean-Pierre Aubrit consacre au récit bref (le Conte et la nouvelle, Colin, 1977), Marcel découvre un incroyable récit du dramaturge et nouvelliste américain Tennessee Williams (1911-1983) dont l'imagination torturée trouve ici une terrifiante façon de s'incarner. 
    La nouvelle est un peu longue (13 pages) et Aubrit l'utilise pour montrer les effets d'annonce suggérés par les incipit dans les récits brefs, qui obligent littéralement tout le récit, car "le contenu et la fin d'une nouvelle brève sont la chair de la chair et le sang du sang de son début" (Stevenson). 
    On sera sensible ici (si du moins on réussit à lire cette affreuse histoire jusqu'au bout : âme sensible, passe ton chemin !) à la façon dont l'expérience finale est suggérée dès le début par le désir d'engloutissement du héros, Anthony Burns.


LE MASSEUR NOIR
     Presque depuis sa naissance, cet homme : Anthony Burns, avait manifesté une tendance instinctive à se laisser avaler et engloutir par les milieux dans lesquels il vivait. Il appartenait à une famille de quinze enfants, il était celui à qui l'on prêtait le moins d'attention. Après avoir achevé ses classes dans une école secondaire, il avait commencé à travailler et pris un emploi dans la plus grande maison de gros de la ville. Partout, il se sentait écrasé et comme englouti – mais pas vraiment en sécurité. Où il se sentait mieux que partout ailleurs, c'était au cinéma. Il n'aimait rien tant que s'asseoir au dernier rang dans la salle obscure qui l'engloutissait doucement, comme s'il n'était qu'un petit morceau de nourriture, se dissolvant dans une grande bouche chaude. Le film léchait son esprit de sa langue tendre et vacillante, qui le berçait presque à l'endormir. Oui, un gros toutou bien maternel ne l'aurait pas mieux léché, ne lui aurait pas procuré un repos plus doux que le cinéma, lorsqu'il s'y rendait après son travail. Il gardait la bouche ouverte devant le film, la salive s'accumulait dans sa bouche et lui coulait au coin des lèvres.Tout son être était détendu, si complètement détendu que toutes les petites piqûres, les tensions de tout un jour d'angoisse se trouvaient emportées. Il ne suivait pas l'histoire qui se déroulait sur l'écran, mais il regardait les personnages. Pour lui, ce qu'ils disaient ou faisaient était complètement irréel : il ne se souciait que des personnages qui le réchauffaient comme s'ils le serraientdansleursbras,commes'ilssecollaient àluidans la salle obscure, et il les aimait tous – sauf ceux qui criaient d'une voixperçante.
     Anthony Burns était un être extrêmement timide, toujours à la recherche d'une nouvelle protection, et aucune d'elles ne durait assez pour le satisfaire.
     Maintenant, à trente ans, à force d'avoir été ainsi protégé, il avait gardé dans le visage et le corps l'apparence informe d'un enfant ; en présence de personnes plus âgées, qui pouvaient le critiquer, il secomportait comme un enfant. Dans chaque mouvement d.e son corps, dans chaque inflexion de sa voix, chaque expression de sa physionomie, il y avait comme une excuse timide adressée au monde, pour le peu d'espace qu'il était voué à occuper. Son esprit était sans curiosité. Il avait tout juste appris ce qu'on l'avait tenu d'apprendre, et sur lui-même il ne savait rien. Il n'avait aucune idée de ce qu'étaient ses désirs réels. Désirer, cela consiste à vouloir occuper un espace plus grand que celui quivous est offert – et cela était spécialement vrai dans le cas d' Anthony Burns. Ses désirs, ou plutôt son désir fondamental était tellement trop grand pour lui qu'il l'engloutissait complètement – comme un manteau qu'il aurait fallu couper en dix manteaux plus petits. Ou, plus exactement: c'est beaucoup plus de Burns qu'il aurait fallu pour remplir ce manteau-là.
     Parce que tous les péchés du monde ne sont en réalité que des inachèvements, que des incomplétudes, toute la souffrance du monde est en réalité une expia­ tion. Qu'une maison reste avec ses trois murs parce qu'on n'a plus de pierres pour faire le quatrième ; qu'une pièce reste sans meubles parce que le propriétaire n'a plus d'argent, on trouve généralement une sorte d'arrangement artificiel pour pallier un manque de ce genre. La nature de l'homme est riche de ces palliatifs artificiels ; il se met en quatre pour dissimuler ses incomplétudes. Il sent qu'une part de lui-même est semblable à un mur qui manque dans une maison, à un meuble qui manque dans une pièce, et il essaye tant bien que mal de remédier à ce manque. L'usage de l'imagination, l'exercice du rêve ou des plus hautes ambitions de l'art, c'est le masque qu'il fabrique pour dissimuler ses incomplétudes. Ou encore, la violence ou la guerre, que ce soit entre deux hommes ou entre deux nations, apparaissent aussi comme une compensation aveugle et insensée à tout ce qui n'est pas vraiment achevé dans la nature humaine.
     Eh bien, il y a encore une autre compensation, c'est celle que l'on trouve dans le principe de l'expiation : la soumission de soi-même à la violence d'un autre, avec l'idée de se laver soi-même ainsi de toutes ses fautes. C'est cette dernière voie qu'avait inconsciemment choisie Anthony Burns. Maintenant, à trente ans, il était sur le point de découvrir l'instrument de son expiation. Et, comme tous les événements de sa vie, cela lui arriva sans intention ni effort.
     Un après-midi, un samedi après-midi de novembre, il revenait de l'énorme maison de gros où il travaillait. Il se rendit dans un établissement signalé par une enseigne de néon rouge:« Bains turcs et massages». Il souffrait depuis quelque temps d'une sorte de vague douleur au bas de la colonne vertébrale et un employé de la maison de gros lui avait dit incidemment que des massages lui feraient du bien. On peut penser qu'une suggestion de cette sorte aurait dû complète­ ment affoler un homme comme Burns. Mais quand le désir vit constamment avec la peur, et sans qu'il y ait de mur entre eux, le désir devient vraiment rusé ; il doit se faire aussi habile que l'adversaire. C'est ce qui se passa chez Anthony Burns : le désir avait deviné l'ennemi sous son toit.
    À la seule mention du mot « massage », le désir se réveilla et exhala une sorte de vapeur anesthésique qui se répandit dans tous les nerfs de Burns et lui permit d'échapper à la peur qui naissait en lui. Presque sans savoir qu'il y allait vraiment, ce samedi après-midi, il se rendit aux « Bains turcs et massages».
     L'établissement se trouvait au sous-sol d'un hôtel, presque au centre commercial de la ville. Cependant, ces bains étaient un petit monde à part. Il y régnait une atmosphère de secret qui était sa raison d'être. La porte d'entrée était faite d'un ovale en glace dépolie, à travers lequel on percevait une lueur confuse. Et, lorsque le client entrait, il se trouvait dans un labyrinthe de corridors et de cabines séparées par des rideaux, de chambres fermées de portes opaques ; des globes laiteux brillaient à travers des brouillards de vapeur. Partout, on sentait une volonté de dissimulation. Les clients, dévêtus, s'enveloppaient dans des draps blancs, en épaisse toile de tente, qui flottaient autour d'eux. Ils allaient pieds nus le long du carrelage blanc et humide, tels des fantômes blancs et silencieux, mais des fantômes qui respiraient, qui portaient sur leur visage une expression vide. Ils semblaient aller à la dérive, comme si aucune pensée ne les dirigeait.
     De temps à autre, traversant le corridor central, passait un masseur. Ces masseurs étaient tous des Noirs. Et ils semblaient vraiment noirs – et on pourrait dire positifs, en face des rideaux blancs qui flottaient par­ tout dans le bain. Ils ne portaient pas de draps, mais des pantalons de coton lâches, et ils avançaient avec force et résolution. Seuls ils semblaient avoir ici quelque autorité. Leurs voix sonnaient fort, ce n'est pas eux qui eussent chuchoté comme les clients lorsqu'ils s'excusaient en demandant leur direction. Les bains étaient leur légitime domaine et lorsque, de leurs grandes mains noires, ils écartaient les rideaux blancs, on pouvait penser qu'avec la même aisance, ils eussent pu saisir la foudre et la rejeter dans les nuages.
     Anthony restait à l'entrée des bains, plus indécis que la plupart des clients. Mais dès qu'il eut passé la porte de verre blanc, son destin fut décidé : ni sa volonté, ni ses gestes ne dépendaient plus de lui. Il paya deux dollars et demi, ce qui était le prix d'un bain et d'un massage, et, à partir de ce moment, il n'eut plus qu'à suivre les instructions et se soumettre aux soins.
     Au bout d'un instant, un masseur noir vint vers lui, le poussa en avant, le fit tourner au bout du cou­ loir et entrer dans un compartiment fermé par des rideaux.
     –Déshabillez-vous ! dit le nègre.
     Il avait déjà senti quelque chose d'inhabituel chez ce dernier client. Est-ce pour cela qu'il ne sortit pas de la petite cabine de rideaux, mais resta là, appuyé contre un mur, tandis que Burns, obéissant, se désha­ billait? Sous le regard du Noir, le Blanc se tourna contre le mur et enleva maladroitement ses sombres vêtements d'hiver. Il lui fallut un bon moment pour se déshabiller, non qu'il fît exprès d'aller lentement, mais parce qu'il était profondément plongé dans un état de demi-rêve. Il se sentait envahi par un sentiment de dépaysement, ses mains étaient chaudes et molles,il avait l'impression qu'elles n'étaient plus à lui, mais qu'elles étaient mues par un autre qui se tiendrait der­ rière lui et les ferait bouger à sa place. Enfin il se trouva nu, et lorsqu'il se retourna lentement vers le masseur, les yeux du géant noir semblaient ne pas le voir – mais il y avait pourtant dans ces yeux une lumière liquide qu'il n'avait pas vue avant et qui suggérait à l'esprit des morceaux de charbon mouillés par la pluie.
      – Prenez ça ! dit le masseur, en tendant à Burns un drap blanc.
     Le petit homme, reconnaissant, s'enveloppa dans cet immense tissu épais et, le soulevant délicatement au-dessus de ses petits pieds osseux, quelque peu fémi­ nins, il suivit son masseur à travers un autre corridor frémissant de rideaux blancs et pénétra dans une vaste cabine de verre opaque : la chambre de vapeur. Son guide le laissa là. Les cloisons de drap blanc soupiraient et remuaient sous la vapeur qui s'en échappait. 
Elle tourbillonnait autour du corps nu de Burns, l'enve­loppant de sa chaleur humide, comme s'il se trouvait à l'intérieur d'une bouche énorme, titubant sous l'effet d'une drogue, et presque dissous dans cette vapeur blanche et brûlante qui sifflait des murs invisibles.
     Après un moment, le masseur noir revint. Il mur­ mura un ordre et reconduisit Burns, qui tremblait, dans la cabine où il s'était déshabillé : une table nue et blanche y avait été roulée pendant son absence.
     – Couchez-vous là-dessus ! dit le nègre.
     Burns obéit. Le masseur noir lui versa de l'alcool, d'abord sur la poitrine, puis sur le ventre et les cuisses. L'alcool coulait partout sur le corps nu avec un picote­ment d'insecte. Burns suffoquait et croisait les jambes pour étouffer la plainte sauvage de son sexe. Mais, sans le moindre avertissement, le nègre leva soudain sa paume et lui appliqua une terrible 
claque sur le milieu du ventre. Le petit homme eut un halètement et, pen­dant deux ou trois minutes, il ne put reprendre son souffle. Mais, aussitôt le premier choc passé, un senti­ ment de plaisir l'envahit. Il passa comme un liquide d'un bout à l'autre de son corps et dans le creux de son ventre, parcouru de fourmillements. Il n'osait pas regarder, mais il savait ce que le nègre devait voir. Et le géant noir souriait.
– Je ne vous ai pas claqué trop fort, j'espère ? dit-il.
– Non, dit Burns.
–Tournez-vous, dit le nègre.
    Burns essaya en vain de bouger, mais la fatigue voluptueuse l'en rendait incapable. Le nègre rit, le saisit par la taille et le retourna aussifacilement qu'un traversin.
    Alors, il commença à lui travailler les épaules et les fesses de coups qui gagnaient à chaque fois en violence, et plus la violence, plus la douleur s'amplifiaient, plus le petit homme se sentait brûler : il ressentit pour la première fois une satisfaction véritable tandis que, d'un coup, un nœud se relâchait dans son ventre, libérant le flot brûlant du plaisir.
Ainsi il arrive qu'un homme découvre le désir par surprise – et une fois qu'il l'a découvert, son seul besoin est de s'y soumettre, de prendre ce qui vient sans poser de question : et c'est exactement pour cela qu'était fait Anthony Burns.
      De temps à autre, le petit employé blanc revenait voir son masseur noir. Ils comprirent vite l'un et l'autre le désir profond de Burns: Burns avait un désir d'expiation et le masseur noir était l'instrument naturel de cette expiation. Il haïssait les corps blancs qui abusaient de sa fierté – et il n'aimait rien tant qu'avoir ces peaux blanches allongées passivement devant lui, et les frapper du poing ou de la paume de la main. Déjà il n'était plus capable de retenir son désir de frapper, de contrôler la volonté secrète qu'il sentait en lui de frapper de plus en plus fort et de profiter pleinement de son pouvoir. Mais maintenant, enfin, l'être qu'il souhaitait rencontrer venait d'entrer dans l'orbite de sa passion. Avec ce petit employé blanc, il avait trouvé l'objet de tous ses désirs.
     Il arrivait que, lorsque le géant noir se reposait, assis au fond de l'établissement, fumant une cigarette ou croquant du chocolat, l'image de Burns surgisse dans son esprit : il voyait son blanc corps nu, avec les marques rouges des claques. Alors la barre de chocolat s'arrêtait au bord de ses lèvres, et ses lèvres se fermaient dans un sourire rêveur. Le géant aimait Burns, et Burns était fou du géant. À son travail, il commençait à être distrait. Pendant qu'il tapait des bons de commande, il se renversait sur sa chaise et il voyait son géant surgir dans l'air devant lui. Il souriait, et laissait aller ses doigts engourdis par le travail, à l'abandon sur sa table. Parfois, le patron s'arrêtait devant lui et l'interpellait par son nom désagréablement : « Burns ! Burns ! Vous rêvez ? »
   Durant l'hiver, les séances de massage se maintinrent à un degré de violence relativement raisonnable. Mais quand mars arriva, cela dépassa toute mesure. Un jour, Burns quitta le bain avec deux côtes brisées.
    Il marchait chaque matin avec plus de difficulté et se rendait à son travail en boitant. Mais il pouvait encore expliquer son état en parlant de rhumatismes. Son patron lui demanda un jour ce qu'il faisait pour les soigner. Il lui répondit qu'il se faisait faire des massages.
     - Ça ne semble pas vous faire du bien, dit le patron.
     - Oh, si ! dit Burns. Je me sens beaucoup mieux.
     Alors, ce fut sa dernière visite à l'établissement de bains.
Il eut la jambe droite brisée. Le coup qui lui avait écrasé la jambe avait été si terrible que Burns ne fut pas capable de retenir un cri. Le gérant de l'établisse­ment l'entendit et entra dans la cabine : Burns vomis­sait sur un coin de la table.
    – Nom de Dieu! dit-il, qu'est -ce qui se passe ici ? Le Noir haussa les épaules.
    – Il m'a demandé de le frapper plus fort.
Le gérant examina Burns et vit tous les bleus sur son corps.
    – Où est-ce que tu te crois, ici? Dans la jungle? demanda-t-il aumasseur.
De nouveau, le Noir haussa les épaules.
     – Fous le camp de chez moi tout de suite ! cria le gérant. Et emmène ce petit monstre perverti ! Et ne remettez jamais les pieds ici, ni l'un ni l'autre!
     Le géant noir, avec tendresse, emporta dans ses bras son partenaire inerte. Il l'emmena dans une chambre du quartier de la ville.
     Ils vécurent là une semaine de passion.
     Cela se passait vers la fin du Carême. Juste en face de la chambre où vivaient Burns et le nègre, il y avait une église, et, par ses fenêtres ouvertes, se déversaient les exhortations violentes d'un prédicateur. Chaque après-midi, on y répétait l'ardent poème de la mort en croix. Ni le pasteur ni les fidèles n'étaient vraiment conscients de ce qu'ils voulaient. Tous pleuraient et gémissaient, confondus dans la même expiation collective.
     De temps en temps, l'office tournait à la manifestation. Une femme se dressait pour montrer une plaie qu'elle avait sur la poitrine. Une autre s'était coupé une artère au poignet.
    – Souffrez ! Souffrez ! Souffrez ! hurlait le prédicateur. Notre Seigneur a été cloué sur la croix pour expier les péchés du monde ! Ils L'ont conduit au-dessus de la ville, au lieu des têtes de morts ! Ils ont mouillé Ses lèvres avec du vinaigre sur une éponge ! Ils Lui ont enfoncé cinq clous dans le corps ! Et Lui était la Rose du Monde ! Et Il a saigné sur la croix!
     Les membres de la Congrégation ne purent demeurer dans l'église : ils se déversèrent dans la rue, en une procession folle, déchirant leurs vêtements.
    – Tous les péchés du monde sont pardonnés ! criaient-ils.
    Tout le temps que dura cette célébration, le masseur noir et Burns poursuivaient les desseins qu'ils s'étaient fixés. Dans la chambre de la mort, les fenêtres restaient grandes ouvertes ; les rideaux flottaient comme de petites langues blanches assoiffées, léchant la rue qui semblait empuantie d'une odeur de miel insupportable. Derrière l'église, une maison prit feu. Les murs s'écrou­ lèrent et les cendres s'envolèrent dans l'atmosphère d'or. Devant l'ardeur des flammes, les voitures rouges des pompiers, les échelles et les puissantes pompes furent sanseffet.
    Le masseur noir restait penché sur sa victime, qui respiraitencore.
    Burns murmura quelque chose. Le géant fit un signe de latête.
    - Tu sais ce que tu as à faire ? fit la victime, et le géant noir fit oui.
   Il prit le corps qui tenait à peine ensemble et le plaça délicatement sur une table bien propre. Et le géant commença à dévorer le corps de Burns. Il brisa les os et il lui fallut vingt-quatre heures pour en manger les éclats. Quand il eut fini, le ciel était d'un bleu serein. Le bouillant office religieux était terminé, les cendres de l'incendie étaient retombées, les voitures rouges étaient reparties et l'odeur de miel avait libéré l'atmosphère.
     Le calme était revenu, il régnait un air d'accomplissement.
    Le masseur mit dans un sac les os blancs les plus durs qui restaient après le sacrifice de Burns et, avec ce fardeau, il s'en fut jusqu'au terminus d'une ligne d'autobus.
     Puis il marcha sur un quai désert et vida son chargement dans les eaux immobiles du lac. Il rentra chez lui, satisfait, et il se disait :
     - Oui, c'est parfait, tout est consommé!
     Une fois chez lui, dans le sac qui avait contenu les os, il entassa toutes les affaires de Burns : un beau complet bleu, quelques boutons de perle et une photo d'Anthony à sept ans.
     Il quitta la ville et retrouva un emploi de masseur expert.
    Et là, entre de nouveaux rideaux blancs, sereine­ment conscient du destin qui lui amènerait une autre victime, pour souffrir l'expiation comme l'avait soufferte Burns, il attendait, impassible, que les portes de verre dépoli s'ouvrent sur un client.
     En attendant, lentement et à peine consciente, la population du monde se tordait et se contorsionnait sous la manipulation des doigts noirs de la nuit et des doigts blancs du jour, tandis que s'émiettaient les os des squelettes et que les chairs se réduisaient en poudre. Ainsi la perfection, seule réponse à tant de problèmes improbables, apparaissait lentement sous la torture.
Tennessee Williams,  "Le masseur noir", in Le Boxeur manchot, 
traduction de Maurice Pons, 
Pavillons poche, Robert Laffont, 2006
pp. 87-100











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