"Fête communale" : un récit bref glaçant

Lectrice, lecteur préssé(e), laisse-toi séduire par cette nouvelle certes un peu longue ; Marcel t'assure que tu ne le regretteras pas. Il s'agit du récit liminaire du deuxième opus de l'avocat pénaliste et écrivain Ferdinand Von Schirach. Le premier s'appelle Crimes (2009), le second Coupables (2010). chaque recueil est constitué d'une série d'affaires criminelles rapportées avec beaucoup de précision et d'humanité par le narrateur, celui-ci assurant généralement la défense des "coupables". 
La nouvelle "fête communale" est glaçante mais d'une part elle présente  un cas original de "pliage" du sens, et d'autre part elle fait apparaître les liens à la fois structurels et fonctionnels entre fait divers et littérature.  Lien naturellement déjà pointé par Saint-Barthes-priez-pour-nous-pauvres-littérateurs, dans un article quand même un peu laborieux : "Structure du fait divers", dont on reproduit ici seulement l'astucieuse conclusion, préalable toutefois non nécéssaire à la lecture de la nouvelle qui vient après.
Causalité aléatoire, coïncidence ordonnée, c'est à la jonction de ces deux mouvements que se constitue le fait divers : tous deux finissent en effet par recouvrir une zone ambiguë où l'événement est pleinement vécu comme un signe dont le contenu est cependant incertain. Nous sommes ici, si l'on veut, non dans un monde du sens, mais dans un monde de la signification ; ce statut est probablement celui de la littérature, ordre formel dans lequel le sens est à la fois posé et déçu : et il est vrai que le fait divers est littérature, même si cette littérature est réputée mauvaise. Il s'agit donc là, probablement, d'un phénomène général qui déborde de beaucoup la catégorie du fait divers. Mais dans le fait divers, la dialectique du sens et de la signification a une fonction historique bien plus claire que dans la littérature, parce que le fait divers est un art de masse : son rôle est vraisemblablement de préserver au sein de la société contemporaine l'ambiguïté du rationnel et de l'irrationnel, de l'intelligible et de l'insondable; et cette ambiguïté est historiquement nécessaire dans la mesure où il faut encore à l'homme des signes (ce qui le rassure) mais où il faut aussi que ces signes soient de contenu incertain (ce qui l'irresponsabilise) : il peut ainsi s'appuyer à travers le fait-divers sur une certaine culture, car toute ébauche d'un système de signification est ébauche d'une culture ; mais en même temps, il peut emplir in extremis cette culture de nature, puisque le sens qu'il donne à la concomitance des faits échappe à l'artifice culturel en demeurant muet.
Barthes, "Structure du fait divers", in Essais critiques (1971)
On peut l'article en entier à partir de : 
http://www.ae-lib.org.ua/texts/barthes__essais_critiques__fr.htm 


ATTENTION SPOILERS : Le texte présente un exemple intéressant de "pliage". C'est d'abord le récit terrifiant et distancié d'une affaire criminelle sordide. Mais le texte rend compte aussi du gâchis judiciaire qui aboutit à la relaxe des coupables, tandis que le jeune avocat, pourtant plein d'idéal, est brutalement initié aux "réalités" du métier. Cette amère initiation permet à l'écriture d'accomplir tristement son office : rendre justice à la petite victime, doublement humiliée par ses bourreaux et par la machine judiciaire. Les amateurs d'ellipse narrative seront en outre comblés par l'épisode du coup de téléphone nocturne.

FÊTE COMMUNALE
      Ce premier août était une journée trop chaude, même pour la saison. La petite ville célébrait son six centième anniversaire, ça sentait les amandes grillées et la barbe à papa – une fumée de viande grasse en train de rôtir collait aux cheveux. Il y avait là tous les stands que l'on trouve d'habitude sur les foires : on avait monté un manège, on pouvait faire de l'autotamponneuse et tirer à la carabine. Les anciens disaient du temps qu'il était « royal » et parlaient de « canicule ».


     C'était des hommes ordinaires exerçant des métiers ordinaires : représentant en assurances, concessionnaire automobile ou ouvrier – rien à leur reprocher. La plupart d'entre eux étaient mariés ; ils avaient des enfants, payaient leurs impôts et leurs crédits, regardaient le 20-heures. C'était des hommes tout à fait normaux et nul n'aurait imaginé qu'une telle chose pût arriver.

Ils jouaient dans une fanfare. Rien d'exceptionnel, non, une fanfare sans prétention ; Miss Vendanges, club de tir, bal des pompiers. Un jour, ils avaient même été chez le président du Land ; ils avaient joué dans les jardins avant d'en venir à la bière fraîche et aux petites saucisses. Si l'édile ne figurait pas sur la photo souvenir accrochée dans les locaux de l'association, un article de journal sous verre attestait de tout.
     Installés sur l'estrade, ils portaient perruques et barbes postiches. Leurs épouses les avaient maquillés de poudre blanche et de fard rouge. Aujourd'hui,  ça devait  avoir  l'air majestueux ; « en l'honneur de la commune », avait dit le maire . Et pourtant... ça n'avait rien de majestueux. Ils suaient devant le rideau noir, ils avaient trop bu. Leurs chemises collaient au corps, ça empestait la sueur et l'alcool – à leurs pieds, des verres vides jonchaient le sol. Ils jouaient cependant. Et qu'ils fassent une fausse note n'avait pas la moindre importance parce que l'assistance, elle aussi, biberonnait. Entre deux morceaux, on applaudissait et on buvait de la bière fraîche. Pendant les pauses, un animateur passait des disques. Le public dansait malgré la chaleur, les planches de bois devant l'estrade rendaient alors de la poussière. Puis les musiciens passèrent de l'autre côté du rideau – pour boire.
     La jeune fille avait dix-sept ans – il lui fallait encore prévenir ses parents lorsqu'elle souhaitait dormir chez son ami ; pendant les grandes vacances, elle projetait de traverser l'Europe en sa compagnie. Dans un an, le bac – puis médecine à Berlin ou à Munich  ; elle s'en réjouissait. Elle était belle, son visage radieux, ses yeux bleus, on prenait plaisir à la regarder  et elle riait pendant son service. Les pourboires étaient conséquents.
     Il faisait si chaud qu'elle ne portait qu'un T-shirt blanc sur son jeans, des lunettes de soleil et un bandeau vert pour maintenir ses cheveux en arrière. L'un des musiciens passa devant le rideau, lui fit un signe et montra le verre qu'il tenait. Elle traversa la piste de danse et gravit les quatre degrés de l'estrade, portant le plateau en équilibre – à vrai dire, il était trop lourd pour ses mains menues. Elle trouva que l'homme avait un drôle d'air à cause de sa perruque et de ses joues blanches. Elle se souviendrait de son sourire, de ses dents dont le jaune était accentué par la pâleur du visage. Il entrouvrit le rideau et la fit aller vers les autres musiciens, assis sur deux bancs pliants ; ils avaient soif. Un bref instant, le blanc de son T-shirt étincela singulièrement dans la lumière du soleil, ce dont son ami était friand lorsqu'elle le portait. Puis elle glissa. Elle culbuta en arrière, ne se fit pas mal,  mais la bière renversée rendit transparent son T-shirt – elle ne portait pas de soutien-gorge. Parce qu'elle s'en trouvait gênée, elle se prit à rire. Puis elle regarda ces hommes qui, d'un coup, en eurent la chique coupée et la reluquèrent. Tout commença avec la main que lui tendit le premier d'entre eux. De nouveau, on avait fermé le rideau, les enceintes crachaient un tube de Michael Jackson – le mouvement rythmé du bassin des hommes épousa alors le tempo de la piste de danse ; plus tard, nul ne serait en mesure d'expliquer quoi que ce soit.
     La police arriva trop tard. Ils n'avaient pas cru l'homme de la cabine téléphonique. Il avait affirmé être de la fanfare, n'avait pas communiqué son nom. Le policier qui avait pris l'appel en fit part à ses collègues – tous crurent à une blague. Seul le benjamin s'était dit qu'il fallait jeter un coup d'œil, il avait traversé la rue pour gagner la place où avaient lieu les festivités.
     Sous la scène, il faisait sombre et humide. Elle était allongée là, nue, dans la boue, ruisselante de sperme, ruisselante d'urine, ruisselante de sang. Elle ne pouvait parler et ne bougeait pas. Deux côtes, son bras gauche et son nez étaient cassés, éclats de verres et de cannettes de bière brisés avaient tailladé son dos et ses bras. Après que les hommes en eurent fini, ils avaient soulevé une planche et l'avaient jetée sous l'estrade. Ils avaient uriné sur la jeune fille alors qu'elle était étendue là, sous eux. Puis ils étaient retournés sur le devant de la scène. Tandis que les policiers la tiraient des immondices, ils interprétaient une polka.
*
     « La défense est un combat, un combat pour les droits des accusés. » Cette phrase était issue d'un petit livre à la couverture en  plastique rouge, un petit livre qu'autrefois j'avais toujours sur moi. C'était le « livre de poche de l'avocat ». Je venais de passer mon second examen et étais inscrit au Barreau  depuis quelques semaines. Je croyais en cette phrase. Je croyais en saisir le sens.
     Un camarade d'études m'appela et me demanda si je souhaitais représenter l'un des accusés de cette affaire, deux avocats manquaient encore. Bien sûr que je voulais ! C'était mon premier dossier d'envergure, les journaux en faisaient des gorges chaudes – ma nouvelle vie commencerait alors, croyais-je.
     Au cours d'une procédure pénale, personne n'est tenu de prouver son innocence. Nul ne doit parler pour se défendre, il appartient au ministère public de produire des preuves. Et c'est sur ce point que reposait notre stratégie : tous, ils devaient garder le silence. Inutile d'en faire davantage.
     Depuis peu, les tribunaux recouraient à des analyses ADN. À l'hôpital, les fonctionnaires de police avaient placé les vêtements de la jeune fille en sûreté, dans un sac-poubelle bleu. Ils le chargèrent dans le coffre du véhicule de patrouille pour le transporter à l'institut médico-légal. Ils pensaient avoir fait ce qu'il fallait. Le véhicule était resté garé en plein soleil, pendant des heures et, en raison de la chaleur, champignons et bactéries s'étaient développés sous le film plastique du sac, altérant ainsi les traces d'ADN – si bien que personne ne fut en mesure de les exploiter.
     Les médecins, en secourant la jeune fille, détruisirent les ultimes preuves. Elle reposait sur la table d'opération, on l'avait entièrement lavée. Les traces laissées par les agresseurs dans son vagin, dans son anus et sur tout son corps furent réduites à néant; personne ne pensait à autre chose qu'aux soins urgents qu'exigeait son état. Bien plus tard, les policiers et le médecin légiste de la grande ville essayèrent de retrouver des résidus de l'intervention. À trois heures du matin, ils y renoncèrent. Ils prirent place dans la cantine de l'hôpital, assis devant des tasses gris clair, remplies de café-filtre froid. Fatigués, ils étaient bredouilles. Une infirmière les invita à regagner leurs domiciles.
     La jeune fille était dans l'impossibilité de nommer ses agresseurs, elle ne pouvait identifier aucun des hommes; sous leurs perruques et leur fond de teint, ils se ressemblaient tous. Au cours de la confrontation elle n'avait pas souhaité les regarder et, lorsque enfin elle s'y résolut, elle ne put reconnaître aucun d'eux.  Si  personne ne savait lequel de ces hommes avait appelé la police, il était cependant certain qu'il était de la fanfare. Pour chacun, il fallait partir du principe qu'il pouvait être celui qui avait téléphoné. Huit étaient coupables, un seul était innocent.
*
     Il était maigre. Visage anguleux, lunettes à monture dorée, menton proéminent. Autrefois, fumer dans les cellules de la maison d'arrêt était encore autorisé ; il grillait cigarette sur cigarette. Lorsqu'il parlait, de la salive se formait à la commissure de ses lèvres – il l'essuyait avec son mouchoir. Lors de notre première rencontre, il était enfermé depuis dix jours. Ni lui ni moi ne nous étions déjà trouvés dans une telle situation. Avec force détails, je lui précisai ses droits et les rapports qu'entretiennent l'avocat et son client ; mon manque de confiance était la cause de cet exposé académique. Il me parla de sa femme et de ses deux enfants, de son travail et, enfin,  de la fête communale. Il me dit qu'il avait fait trop chaud ce jour-là et qu'ils avaient trop bu. Qu'il ignorait pourquoi ç'avait eu lieu. « Il avait  fait trop chaud » fut tout ce qu'il dit. Jamaisje  ne lui ai demandé s'il y avait pris part, je ne voulais pas le savoir.
     Les avocats logeaient dans l'hôtel situé sur la place du marché municipal. Dans la salle de restaurant, nous discutions des dossiers. Il y avait des photos de la jeune fille, de son corps meurtri, de son visage tuméfié. Je n'avais jamais rien vu de tel. Ses dépositions confuses interdisaient d'avoir une idée claire de ce qu'il s'était passé. À chaque page du dossier, on pouvait ressentir la colère ; la colère des policiers, la colère du procureur, la colère des médecins. Ça n'était d'aucune aide.
      Au milieu de la nuit, retentit la sonnerie du téléphone de ma chambre.Je n'entendais que la respiration de mon correspondant – il ne parlait pas. Ce n'était pas une erreur. Je l'écoutai jusqu'à ce qu'il raccrochât. Ce fut long.
*
     Le tribunal cantonal était situé sur la place de l'hôtel; un bâtiment de style classique flanqué d'un  petit perron – un bâtiment dédié à la grandeur de l'État de droit. La ville, peuplée de marchands et de vignerons, était renommée pour ses celliers – en somme, une contrée heureuse, épargnée par les nombreuses guerres. Tout, ici, respirait la dignité et la probité. On avait arrangé des géraniums sur le rebord des fenêtres du tribunal.
     Le juge nous convoqua dans son bureau les uns après les autres. Je portais ma robe – j'ignorais qu'on ne la portait pas en de telles occasions. Lors du contrôle de la régularité et de la légalité de la détention, je parlai trop, comme l'on parle lorsqu'on est jeune, persuadé que parler vaut mieux que de se taire. Le juge ne regardait que mon client, je ne crois pas qu'il m'ait écouté. Mais entre cet homme et le juge, c'est autre chose qui se jouait, quelque chose de bien plus ancien que notre code de procédure pénale, une accusation sans aucun rapport avec les lois écrites. Après que j'en eus fini, le juge redemanda à l'homme s'il voulait garder le silence. Il s'adressa à lui d'une voix basse et monocorde, en repliant ses lunettes de vue, puis il attendit. Bien que connaissant la réponse, le juge posa la question. Et, nous tous, dans la froide salle des pas perdus, nous savions que la procédure n'irait pas plus loin et que la culpabilité était une tout autre chose.
     Plus tard, dans le couloir, nous attendions la décision du juge d'instruction. Nous étions neuf avocats, mon camarade et moi-même étions les plus jeunes. Tous deux, nous portions un costume neuf pour l'occasion. À l'instar des autres avocats, nous badinions ; la situation ne devait pas nous émouvoir et, maintenant, je faisais partie de tout cela. Au bout du couloir, un agent appuyé contre le mur ; gros et las, il nous méprisait.
     L'après-midi, le juge leva les mandats, il déclara que les preuves étaient insuffisantes, que les accusés n'avaient pas lâché un mot. Il lut l'arrêt, la feuille sous les yeux, bien qu'elle ne contînt que deux phrases. Puis le silence se fit. La défense avait correctement travaillé mais, pour l'heure, j'ignorais si je devais me lever – jusqu'à ce que la greffière me tendît l'ordonnance de non-lieu. Après quoi, nous quittâmes la salle. Le juge n'avait pu prendre de meilleure décision. Le couloir sentait le linoléum et les vieux dossiers.
Les hommes furent acquittés. Par une porte dérobée, ils rejoignirent leurs femmes et leurs enfants – ils retournèrent à leur vie d'avant, continuèrent à payer leurs impôts et leurs crédits, à envoyer leur progéniture à l'école et aucun d'eux ne revint sur cette affaire. Seule la fanfare fut dissoute. Jamais il n'y eut de procès.
     Devant le tribunal cantonal, le père de la jeune fille, debout, au milieu de l'escalier ; lorsque nous passâmes à ses côtés, aucun de nous ne l'effleura. Il nous regarda, les yeux rougis d'avoir pleuré, un visage bienveillant. En face, sur la mairie, était encore placardée l'affiche de la fête communale. Les avocats les plus âgés s'adressaient aux journalistes, les micros scintillaient comme des poissons au soleil – dans leurs dos, le père s'assit sur les marches du tribunal et plongea la tête dans ses bras.
     Après le contrôle de la régularité et de la légalité de la détention, mon camarade et moi-même nous rendîmes à la gare. Nous aurions pu discuter de la victoire remportée par la défense, du Rhin qui coulait en contrebas des voies ou de bien d’autres choses. Pourtant, assis sur les banquettes de bois dont la peinture s’écaillait, ni lui ni moi n’avions le cœur à deviser. Nous savions que nous avions perdu notre innocence et que au fond, cela importait peu. Une fois dans le train, nous avons continué à nous taire, dans nos costumes neufs, à côté de nos porte-documents à peine utilisés. Sur le trajet du retour, nous songions à la jeune fille et à ces hommes respectables – nous n’échageâmes pas un seul regard. Nous étions devenus adultes. En descendant du train, nous savions, que plus jamais ! les choses ne seraient simples.





Ferdinand Von Schnarch, Coupables, (traduit de l'allemand par Pierre Malherbet), folio, 2012 
(pp. 13-24)









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