Isaac Bashevis Singer, "La Blanchisseuse"

Minkowski, "figures in the shtetel", 1914
Comme on ne peut pas être méchant tout le temps, Marcel se rappelle qu'autrefois, il aimait les histoires vertueuses. Voici un conte qui vient de loin, rangé bien loin dans les plis de la mémoire et retrouvé un peu par hasard grâce à une khâgneuse futée. Isaac Bashevis Singer (1902-1991) est un écrivain juif polonais, prix nobel de littérature en 1978. Conteur hors pair, il ressuscite pour nous la vie des juifs pauvres d'Europe centrale dans les schtetelesh. Il est un des rares écrivains de langue yiddish, à la dignité littéraire de laquelle il a beaucoup contribué. Que dire encore ? C'est un homme bon, qui raconte simplement la vie des gens simples.
La Blanchisseuse raconte l'improbable rencontre entre une juive et une chrétienne qui blanchit le linge du village. Métaphore du fardeau de l'existence, le lourd ballot de linge s'allège enfin dans les derniers mots, quand le narrateur, qui a fait chanter en canon les deux personnages féminins, exprime l'espoir d'un paradis commun aux gens de bien. 
Est-ce que Marcel a dit que le récit bref était le genre de la cruauté ? Il se rétracte bien humblement ce soir.


LA BLANCHISSEUSE


     Nous n’avions guère de contacts avec les non-Juifs. Le seul goy de l’immeuble, c’était le concierge. Chaque vendredi, il venait chercher un pourboire, son « argent du vendredi ». Il restait sur le pas de la porte, ôtait son chapeau et ma mère lui donnait six groschens.
     Outre le concierge, il y avait les blanchisseuses qui venaient chez nous prendre le linge à laver. Mon histoire concerne l’une d’entre elles.
C’était une vieille femme, toute petite et toute ridée. Quand elle avait commencé à travailler pour nous, elle avait déjà plus de soixante-dix ans. La plupart des Juives de son âge étaient malades, affaiblies, le corps brisé. Toutes les vieilles femmes de notre rue marchaient le dos courbé, en s’appuyant sur une canne. Mais cette blanchisseuse, toute menue et fragile qu’elle était, possédait une force héritée de générations d’ancêtres paysans. Ma mère comptait avec elle tout le linge qui s’était accumulé depuis plusieurs semaines. Après quoi, la blanchisseuse soulevait l’énorme ballot, le chargeait sur ses maigres épaules et l’emportait chez elle, ce qui faisait loin. Elle habitait comme nous, rue Krochmalna, mais tout à fait à l’autre bout, près du quartier de Wola. Cela devait représenter une heure et demie de marche.
     Elle rapportait le linge environ deux semaines après. Ma mère n’avait jamais été aussi satisfaite d’une blanchisseuse. Chaque pièce de linge resplendissait comme de l’argent poli et était bien repassée. Et pourtant, la vieille femme ne prenait pas plus cher que les autres. C’était une vraie trouvaille. Ma mère tenait toujours de l’argent prêt, pour éviter à la vieille femme de revenir une seconde fois, comme elle habitait si loin.
À cette époque, le blanchissage n’était pas une chose facile. Chez elle, la vieille femme n’avait pas l’eau au robinet et elle devait aller la tirer à la pompe. Pour que le linge nous revienne si propre, il fallait le frotter très soigneusement dans une bassine, le laisser tremper avec des cristaux de soude, le faire bouillir dans un énorme chaudron, l’empeser, le repasser. Chaque pièce était manipulée dix fois ou plus. Et le séchage ! On ne pouvait pas laisser le linge sécher dehors parce que des voleurs auraient tout pris. Il fallait monter le linge essoré au grenier et le suspendre sur des fils. En hiver, il devenait dur comme du verre et on aurait dit qu’il allait se casser quand on le touchait. Et il y avait toujours des histoires avec les ménagères ou les autres blanchisseuses qui voulaient accaparer tous les fils. Dieu seul savait tout ce que la vieille femme devait endurer chaque fois qu’elle faisait une lessive !
     Elle aurait pu mendier à la porte d’une église ou aller vivre dans un hospice pour indigents et personnes âgées. Mais il y avait en elle un certain orgueil et un amour du travail comme on en rencontre chez beaucoup de chrétiens. La vieille femme ne voulait devenir un fardeau pour personne – aussi, elle portait le sien.
Ma mère parlait un peu polonais et la vieille femme bavardait avec elle de mille choses. Elle m’aimait beaucoup et disait toujours que j’avais l’air d’un vrai Jésus. Elle le répétait chaque fois qu’elle venait et ma mère fronçait les sourcils en murmurant tout bas, presque sans remuer les lèvres : « Que ses paroles se perdent dans le désert ! »
     La vieille femme avait un fils qui était riche. Je ne me rappelle plus quel métier il exerçait. Il avait honte de sa mère la blanchisseuse et ne venait jamais la voir. Il ne lui envoyait jamais d’argent non plus, pas même un groschen. Elle racontait cela sans rancœur. Un jour, le fils s’était marié. Il avait même, semble- t-il, fait un beau mariage. La cérémonie avait eu lieu à l’église et il n’avait pas invité sa mère. Mais elle y était allée et avait attendu près des marches pour voir son fils conduire la « jeune dame » à l’autel.
L’histoire de ce fils indigne fit une profonde impression sur ma mère. Elle en parla pendant des semaines et des mois. C’était un affront, non seulement à la vieille femme, mais à toutes les mères. Ma mère raisonnait : « Nou, est-ce qu’on est payée des sacrifices qu’on fait pour ses enfants ? Sa mère a épuisé ses dernières forces et il ne connaît même pas le sens du mot loyauté. »
     Et elle faisait de sombres allusions au fait qu’on ne peut jamais être sûr de ses propres enfants : qui sait de quoi ils pouvaient être capables un jour ? Cela ne l’empêchait toutefois pas de nous consacrer sa vie. S’il y avait une friandise quelconque à la maison, elle la mettait de côté pour les enfants et inventait toutes sortes de bonnes excuses pour ne pas y goûter elle-même. Elle connaissait d’anciens sortilèges et utilisait des expressions héritées de générations de grand- mères et de mères dévouées. Si l’un de nous se plaignait d’avoir mal, elle disait :
     « Que je vous serve de rançon et que vous viviez plus longtemps que mes os. » Quand nous mangions, elle s’écriait : « Santé et moelle dans vos os ! » Le jour précédant la nouvelle lune, elle nous donnait une sorte de bonbon qui était censé prévenir le ver solitaire. Si l’un de nous avait quelque chose dans l’œil, elle le lui léchait avec sa langue pour le nettoyer. Elle nous donnait une autre sorte de bonbon contre la toux et de temps à autre, elle nous faisait bénir pour nous préserver du mauvais œil. Cela ne l’empêchait pas d’étudier Les Devoirs du Cœur, Le Livre de l’Alliance et autres ouvrages philosophiques sérieux.
     Mais revenons à la blanchisseuse. Cet hiver-là fut très dur. Les rues étaient comme sous l’emprise d’un froid glacial. Nous avions beau allumer le poêle, les fenêtres restaient couvertes de givre et décorées de glaçons. Dans les journaux, on lisait que des gens mouraient de froid. Le prix du charbon augmenta. L’hiver devint si rude que les parents cessèrent d’envoyer leurs enfants au heder. Même les écoles polonaises fermèrent.
     Un de ces jours-là, la blanchisseuse, qui avait maintenant près de quatre- vingts ans, vint chez nous. Une grosse quantité de linge s’était accumulée depuis plusieurs semaines. Ma mère lui servit du thé, pour la réchauffer, avec du pain. La vieille femme était assise dans la cuisine, toute frissonnante et tremblante sur sa chaise et elle serrait ses mains contre la théière. Ses doigts étaient déformés par le travail et peut-être aussi par l’arthrose. Ses ongles étaient curieusement blancs. Ces mains-là exprimaient toute la ténacité de l’humanité et la volonté de travailler, non seulement tant qu’on en a la force, mais même au-delà. Ma mère compta le linge et en écrivit la liste : maillots de corps, chemises, caleçons longs, draps, taies d’oreiller, franges rituelles. Car, oui, la blanchisseuse lavait aussi les franges rituelles.
     Le paquet était plus gros que d’habitude. Quand la vieille femme le hissa sur ses épaules, on aurait dit qu’il la recouvrait complètement. D’abord elle vacilla, comme si elle allait succomber sous le poids. Mais une force intérieure sembla la soutenir, comme si on lui avait crié : non, tu ne dois pas tomber ! Un âne peut se permettre de s’effondrer sous sa charge, mais pas un être humain, le joyau de la création.
     C’était effrayant de voir la vieille femme s’éloigner dans le froid, titubant sous son énorme ballot. Il tombait une neige sèche comme du sel et l’air était traversé de tourbillons blancs et poudreux, comme des lutins dansant dans l’air glacial. La blanchisseuse parviendrait-elle jusque chez elle ?
     Elle disparut. Ma mère soupira et pria pour elle.
     D’habitude, la vieille femme rapportait le linge au bout de deux semaines, trois au plus. Mais trois semaines passèrent, puis quatre, puis cinq et on n’avait aucune nouvelle d’elle. Nous n’avions plus de linge. Le froid était devenu encore plus intense. Les fils télégraphiques semblaient gros comme des cordes. Les branches des arbres avaient l’air d’être en verre. Il était tombé tellement de neige que le sol était tout bosselé. Dans les rues en pente, on filait en traîneau comme sur les pentes d’une montagne. Des gens charitables allumaient des feux dehors pour que les vagabonds puissent se réchauffer et cuire des pommes de terre s’ils en avaient. 
     Pour nous, la disparition de la blanchisseuse était une catastrophe. Nous avions besoin de notre linge – et nous ne connaissions même pas son adresse. Sûrement elle s’était effondrée, elle était morte. Ma mère déclara qu’elle avait eu une prémonition, quand la vieille femme était partie de chez nous, la dernière fois, que nous ne reverrions plus jamais nos affaires. Elle trouva quelques vieilles chemises qu’elle lava et raccommoda. Nous étions affligés, à la fois pour notre linge et pour la vieille femme usée par le travail, qui nous était devenue si proche au fil des années où elle nous avait si fidèlement servis.
     Plus de deux mois s’écoulèrent. Le froid avait passé, puis il était revenu. Un soir, alors que ma mère rapiéçait une chemise près de la lampe à pétrole, la porte s’ouvrit et une petite bouffée de buée entra, suivie d’un gigantesque ballot. Sous le ballot, titubait la vieille femme, le visage blême. Quelques mèches de cheveux blancs s’échappaient du fichu noué sur sa tête. Ma mère étouffa un cri. C’était comme si un cadavre pénétrait dans la pièce. Je me précipitai vers la blanchisseuse et l’aidai à se débarrasser de sa charge. Elle était encore plus maigre et plus courbée qu’avant. Son visage était tout décharné et elle secouait la tête de droite à gauche comme pour dire non. Elle n’arrivait pas à articuler réellement un seul mot mais marmonnait quelque chose sans desserrer ses lèvres pâles.
Minkowski, "la famille", 1916
Quand la vieille femme eut un peu récupéré, elle nous dit qu’elle avait été malade, très malade. Quelle maladie c’était, je ne m’en souviens plus. Elle avait été si mal que quelqu’un avait appelé le docteur et le docteur avait fait venir le prêtre. On avait averti le fils qui avait envoyé de l’argent pour le cercueil et l’enterrement. Mais le Tout-Puissant n’avait pas encore voulu rappeler à lui cette pauvre âme torturée par la souffrance. Elle avait commencé à aller mieux et dès qu’elle avait pu tenir sur ses jambes à nouveau, elle s’était remise à laver. Pas seulement notre linge mais celui de plusieurs autres familles aussi.
     « Je ne pouvais pas me reposer tranquille dans mon lit à cause de tout ce linge, expliqua la vieille femme. Le linge ne voulait pas me laisser mourir.
     – Avec l’aide de Dieu, vous vivrez jusqu’à cent vingt ans, dit ma mère.
     – Dieu m’en garde ! À quoi me servirait-il de vivre si longtemps ? Le travail devient de plus en plus dur… Mes forces me quittent… Je ne veux être un fardeau pour personne…"
     La vieille femme, tout en parlant, faisait le signe de la croix et levait les yeux vers le ciel.
     Heureusement il y avait un peu d’argent à la maison et ma mère lui compta ce qu’elle lui devait. J’éprouvais une sensation bizarre : les pièces, entre les mains de la blanchisseuse usées par les lavages, avaient l’air aussi vieilles, aussi propres, aussi pieuses qu’elle-même. Elle souffla dessus et les mit dans son mouchoir qu’elle noua. Puis elle partit, en promettant de revenir au bout de quelques semaines pour chercher un nouveau paquet à laver.
     Mais elle ne revint jamais plus. Le linge qu’elle avait rapporté était son dernier effort sur cette terre. Elle avait été soutenue par la volonté indomptable de rendre son bien à chaque propriétaire, d’accomplir jusqu’au bout la tâche qu’elle avait entreprise.
     Et maintenant, enfin, son corps, qui depuis longtemps n’était plus qu’une charpente uniquement soutenue par la force de l’honnêteté et du devoir, était tombé. Son âme s’en était allée dans ces sphères où les âmes saintes se retrouvent – sans considération du rôle qu’elles ont joué sur terre, de leur langue ou de leur foi. Je ne peux pas imaginer le paradis sans cette blanchisseuse non juive. Je ne peux même pas concevoir un monde où il n’y aurait pas de récompense pour un tel effort.

Issac Bashevis Singer, Jour de Plaisir, 1984 

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