"La Page blanche" de Karen Blixen

Test de rorschach (planche 1)


L'autre jour en cours, on remarquait avec les élèves que le récit bref se prêtait particulièrement bien à l'interprétation méta-textuelle. Donc Marcel, toujours à la pointe de la mode, se met à chercher fébrilement des exemples de récits qui confirment cette aimable hypothèse. 
En voici une de Karen Blixen (1885-1962), suggérée par une collègue angliciste, qui a en outre l'avantage de proposer une fin authentiquement énigmatique. "La Page blanche" (1957) ou comment représenter l'honneur des nobles dames portugaises ? Mais à l'inverse, que signifie l'absence de cette représentation ? Une réflexion vraiment originale sur le blanc, dans tous ses aspects...


LA PAGE BLANCHE
     Près de l'ancienne porte de la ville se tenait assise une vieille femme, couleur de café, voilée de noir, qui gagnait sa vie en racontant des histoires.
Elle disait :
     « Vous désirez une histoire, charmant monsieur et charmante dame? Bien sûr j'ai raconté beaucoup d'histoires, plus d'un millier depuis le temps où j'ai laissé des jeunes gens me raconter les histoires d'une rose rouge, de deux boutons de lis satinés et de quatre serpents joyeux, souples, à l'enlacement mortel. La mère de ma mère, la danseuse aux yeux noirs, peu avare de ses charmes, vers sa fin, ridée comme une pomme d'hiver et tapie sous un voile miséricordieux, s'est chargée de m'enseigner l'art de raconter des histoires. La mère de sa propre mère le lui avait appris et toutes deux étaient meilleures conteuses que moi. Mais cela est sans conséquence depuis qu'aux yeux des gens, elles et moi ne faisons plus qu'une et je me trouve fort honorée d'avoir raconté des  histoires depuis deux cents ans. »
     A ce moment, si elle a été bien payée et qu'elle soit dans de bonnes dispositions, elle poursuivra :
     « Avec ma grand-mère, dit-elle, j'ai été à rude école. Sois fidèle à l'histoire, me disait la vieille sorcière. Sois éternellement et inébranlablement fidèle à l'histoire. – Pourquoi, grand-mère? – Est-ce que j'ai à te donner des raisons, effrontée? criait-elle. Et tu songes à être conteuse ? Quoi, tu veux devenir conteuse et j'aurais à te donner mes raisons ! Écoute donc : lorsque le conteur est fidèle, éternellement et inébranlablement fidèle à l'histoire,  c'est alors qu'en fin de compte, le silence se met à parler. Lorsque l'histoire a été trahie, le silence n'est plus que vide. Mais nous, les ; fidèles, quand nous avons dit notre dernier mot, nous entendons  la voix du silence. Qu'une petite morveuse; le comprenne ou non.
     « Qui , alors , continua-t-elle, raconte une plus belle histoire que n'importe qui d'entre nous? Le silence. Et où peut-on lire une histoire plus profonde que sur la page la plus parfaitement imprimée du livre le plus précieux ? Sur la page blanche. Lorsqu'une plume d'une souveraine élégance, dans le moment de sa plus haute inspiration, a, de l'encre la plus rare, écrit son histoire, où peut-on lire une histoire plus profonde encore, plus délicieuse, plus joyeuse et plus cruelle que celle-là ? Sur la page blanche. »
La vieille sorcière ne dit plus rien pendant un moment, elle pousse seulement un petit rire et mâchonne de sa bouche édentée :
     « Nous, dit-elle, les vieilles femmes qui racontons des histoires, nous savons l'histoire de la page blanche. Mais nous répugnons un peu à la raconter parce qu'elle peut, auprès de ceux qui ne sont pas , initiés, diminuer notre crédit. Cela ne fait rien, je vais faire une exception pour vous, mes charmants, mes beaux monsieur-dame au cœur généreux : je vais vous la raconter. »
     A une grande hauteur, dans les montagnes bleues du Portugal, se trouve un vieux couvent de Carmélites, ordre illustre et austère. Jadis, le couvent était riche, les sœurs étaient toutes des dames de la noblesse et des miracles s'y produisaient. Mais, au cours des siècles, les femmes bien nées furent moins portées au jeûne et à la prière, les grosses dots n'enrichirent plus que chichement le trésor du couvent et aujourd'hui il n'y a plus que quelques humbles sœurs sans dot qui vivent dans une seule aile du vaste édifice croulant qui semble chercher à se confondre avec la roche grise. Cependant elles forment encore une communauté active et joyeuse. Elles tirent une grande joie de leurs saintes méditations et se donnent gaiement à la tâche particulière qui fit un jour, voici longtemps, très longtemps, obtenir au couvent un unique et étrange privilège : elles font pousser le lin le plus beau et fabriquent la toile la plus fine du Portugal. Le champ étendu qui est situé au-dessous du couvent est labouré par des bœufs aux yeux doux, blancs comme du lait, et les graines sont semées adroitement par des mains virginales, durcies par le travail, et qui ont de la terre sous les ongles. Quand, le moment venu, le champ de lin est en fleur, toute la vallée devient bleue comme l'air, ce qui est la véritable couleur du tablier que mit la sainte Vierge pour aller récolter des œufs dans le poulailler de sainte Anne avant le moment où l'archange Gabriel, d'un coup d'ailes puissant, descendit sur le seuil de sa maison, cependant que haut très haut, une colombe, levant son col de plumes et les ailes vibrantes, se tenait dans le ciel comme une lumineuse petite étoile d'argent. Pendant ce mois, à plusieurs lieues à la ronde, les paysans lèvent les yeux vers le champ de lin et se demandent l'un l'autre :
     « Est-ce que le couvent est monté jusqu'au ciel? Ou bien nos bonnes petites sœurs ont-elles réussi à faire descendre le ciel jusqu'à elles? »
En temps voulu, le lin est cueilli, teillé et sérancé, après quoi la fibre délicate est filée puis le fil tissé et, pour finir, la toile étendue sur l'herbe où elle blanchit, puis elle est lavée et relavée jusqu'au moment où l'on a l'impression que de la neige est tombée autour des murs du couvent. Tout ce travail est accompli avec précision et piété et avec telles aspersions et récitations de litanies qui sont le secret du couvent. Pour ces raisons, la toile de lin, bien arrimée sur le dos de petits ânes gris et la porte du couvent franchie, est envoyée plus bas, toujours plus bas vers les villes, d'une  blancheur de fleur, lisse et douce comme l'était mon petit pied quand – j'avais alors quatorze ans – je l'avais lavé dans le ruisseau avant d'aller danser au village.
     L'application, chers madame et monsieur, est une bonne chose et la religion est une bonne chose, mais le vrai germe d'une histoire vient de quelque lieu mystique situé en dehors de l'histoire. Ainsi le lin du couvent Velho tire son authentique valeur du fait que 
la toute première graine y·fut apportée de Terre sainte par un Croisé.
Dans la Bible, les gens qui savent lire peuvent s'instruire sur les pays de Lecha et de Maréscha où pousse le lin. Quant à moi, je ne sais pas lire et je n'ai jamais vu ce livre dont on parle tant. Mais la grand-mère de ma grand-mère, quand elle était petite fille, était l'enfant chérie d'un vieux rabbin et ce qu'il lui a appris a été gardé  et transmis  dans notre famille. Ainsi vous lirez dans le livre de Josué comment Aksah, la fille de Caleb, descendit de son âne et répondit à son père : « Bénis-moi. Maintenant que tu m'as donné la terre, donne-moi aussi la bénédiction des eaux vives. » Et il lui donna les sources supérieures et les sources inférieures. Et dans les champs de Lecha et de Maréscha vécurent plus tard les familles de ceux qui façonnaient le plus fin de tous les lins.
Notre Croisé portugais, dont les ancêtres avaient été autrefois de grands fileurs de lin de Tomar, fut, alors qu'il chevauchait à travers ces mêmes champs, frappé par la qualité du lin et accrocha un sac de graines au pommeau de sa selle.
     C'est de ces circonstances que tire son origine le premier privilège du couvent qui était de fournir des draps de noces à toutes les jeunes princesses de la maison royale.
Je vous dirai, chère madame et cher monsieur, qu'au Portugal on observe dans les vieilles et nobles familles une coutume vénérable. Le matin qui suit les noces d'une fille de la maison et avant que lui ait été offert le présent traditionnel, le chapelain ou le grand sénéchal présente, d'un balcon du palais, le drap de nuit et proclame solennellement : « Virginem eam tenemus – nous déclarons qu'elle était vierge. » Ce drap n'est, ensuite, plus jamais lavé ni utilisé à nouveau.
     Cette coutume, consacrée par le temps, n'était observée nulle part plus strictement que dans la maison royale elle-même et, de mémoire d'homme, elle s'y est perpétuée. Depuis de nombreux siècles, le couvent montagnard, en reconnaissance de  l'excellente qualité du lin qu'il fournit, a obtenu son second haut privilège : celui de recevoir en retour la pièce centrale du drap blanc comme neige qui porte le témoignage de l'honneur d'une mariée royale. Dans l'aile principale du couvent, qui domine un immense paysage de collines et de vallées, il , y a une longue galerie avec un dallage de marbre noir et blanc. Sur les murs de la galerie, côte à côte, est accrochée une longue rangée de lourds cadres dorés, chacun d'eux orné d'un cartouche armorié, d'or pur, où est gravé le nom d'une princesse : DONNA  CHRISTINA, DONNA INES, DONNA JACINTHA LENORA, DONNA MARIA. Et chacun de ces cadres enferme un carré découpé  dans le drap de
Whistler, "Symphonie en blanc n°1" (1862)
noces royal. Dans les traces pâlies que porte la toile, les gens de quelque imagination et de quelque sensibilité peuvent lire tous les signes du Zodiaque : Balance, Scorpion, Lion, Gémeaux. Ou bien, ils peuvent y découvrir des images tirées de leur propre univers spirituel : une rose, un cœur, une épée ou même le cœur percé d'un glaive.
Dans les anciens jours il arrivait qu'une longue et imposante procession, riche en couleurs, se déroulât à travers le paysage de montagne d'une teinte de roche grise, montant vers le couvent. Des princesses de Portugal, qui étaient maintenant reines ou reines douairières dans des pays étrangers, des archiduchesses ou de grandes électrices avec leur suite magnifique, accomplissaient là un pèlerinage à la fois sacré et secrètement joyeux. Au-delà du champ de lin, la route s'élève en pente rapide. L'altesse royale devait descendre de sa voiture pour être transportée, pendant cette dernière partie du trajet, dans un palanquin qui avait été offert au couvent précisément à cette fin.
Plus tard, de nos jours encore, il arrive (exactement comme lorsqu'on brûle une feuille de papier et– une fois que toutes les petites langues de feu ont rampé le long du bord de la feuille pour aller mourir plus loin – qu'une dernière petite étincelle brillante apparaisse et se hâte sur leurs traces) qu'une très vieille demoiselle de haute naissance entreprenne le voyage au Convento Velho. Elle a été autrefois, il y a de cela très très longtemps, compagne de jeux ainsi que demoiselle d'honneur d'une jeune princesse de Portugal. Tout en cheminant vers le couvent, elle regarde autour d'elle la vue qui s'étend de tous côtés. A l'intérieur du couvent, une sœur la conduit à la galerie et au cartouche portant le nom de la princesse qu'elle a  autrefois servie, puis, consciente de son désir de rester seule, prend congé d'elle.
     Lentement, lentement, une foule de souvenirs défile dans la petite tête vénérable et déplumée sous la mantille de soie noire et qui les salue amicalement en signe de connaissance. L'amie loyale, la confidente , repasse en esprit la vie conjugale de la jeune femme de haut rang avec le royal époux qu'elle s'est choisi. Elle fait le compte des événements heureux et des déceptions – couronnements et jubilés, intrigues de cour et guerres, naissance des héritiers du trône, mariages de princes et de princesses plus jeunes, ascension -ou déclin de dynasties. La vieilte demoiselle se rappelle comment autrefois on avait tiré des présages des marques relevées sur la toile; aujourd'hui elle est en mesure de comparer la réalité aux présages, soupire un peu et sourit un peu. Chaque morceau de toile avec son cartouche armorié a son histoire à raconter et chacun a été placé là par fidélité à l'histoire.
      Mais au milieu de la longue rangée, une toile est accrochée qui diffère des autres. Son cadre, aussi beau et aussi lourd que les autres, porte le cartouche doré avec la couronne royale aussi fièrement que les autres. Mais sur ce seul cartouche aucun nom n'est inscrit et à l'intérieur du cadre, la toile de lin est, d'un bout à l'autre, blanche comme neige : une page blanche.
     Je vous demande, à vous braves gens qui voulez entendre raconter des histoires : regardez  cette page et reconnaissez la sagesse de ma grand-mère et de toutes les vieilles conteuses d'histoires. Car, avec quelle éternelle et inébranlable fidélité ce morceau de toile a-t-il été inséré dans la rangée des autres? Devant lui, les conteurs d'histoires eux-mêmes se voilent la face et restent muets. Car le papa et la maman de sang royal qui autrefois ordonnèrent que cette toile fut encadrée et suspendue, s'ils n'avaient pas eu la tradition de fidélité dans leur sang, auraient pu y manquer. C'est devant ce morceau de pur lin blanc que les vieilles princesses de Portugal, les reines, les veuves et reines mères, celles qui possèdent la sagesse du monde, le sentiment du devoir, et qui ont longuement  souffert – ainsi que leurs vieilles et nobles compagnes de jeux et demoiselles d'honneur - sont le plus souvent demeurées immobiles. C'est devant la page blanche que les religieuses – vieilles et jeunes – et la Mère Abbesse elle-même tombent dans la malédiction la plus profonde.




Karen Blixen, "La Page blanche", Nouveaux contes d'hiver, 
traduit de l'anglais par  Solange de la Baume, Folio Gallimard, 1977 


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