Octave Mirbeau : Contes cruels

Dado, "Enfant mort", 1954
Octave Mirbeau (1848-1917), surtout connu du grand public pour Le Journal d'une femme de chambre (1900), fut un écrivain prolifique, romancier et nouvelliste, journaliste et critique d'art, pamphlétaire et dramaturge. Il a très tôt écrit des contes. En effet, la loi sur la liberté de la presse de 1881 ayant permis un essor sans précédent des quotidiens et périodiques, les éditeurs cherchent des moyens de fidéliser la masse croissante des lecteurs en accordant plus de place au grand reportage d'une part et en ménageant davantage d'espaces ludiques et récréatifs d'autre part. C'est ainsi que journalisme et littérature commencent une durable et bénéfique lune de miel. Le conte tire profit de cette nouvelle donne : à côté du roman-feuilleton, toujours en vogue, il séduit par sa concision et son dynamisme, et conquiert un nouveau public avide de faits divers et de sensations fortes.  Pour Mirbeau, émule de Maupassant, c'est un excellent moyen de faire ses gammes tout en se livrant à des représentations ambiguës où la cruauté le dispute, comme ici, à la picturalité. 




 L'ENFANT MORT
Vers le soir, comme neuf heures sonnaient dans la chambre, l'enfant eut une dernière convulsion, poussa un dernier râle et mourut... Et longtemps, longtemps, devant le petit cadavre qui se glaçait, le père – l'illustre peintre Eruez – demeura anéanti, les yeux fous, ne comprenant pas, ne pouvant croire que la mort fût venue, comme ça, si vite, lui ravir son enfant... En trois jours, emporté !...en trois jours, lui, si rose, si vivant, si gai, si gentil. En trois jours !... Mais c'est à peine s'il commençait de s'éveiller à la vie !... Il n'y avait pas cinq jours qu'il courait, qu'il chantait, qu'il se roulait sur les tapis, les jambes nues, les cheveux bouclés, qu'il jouait dans son atelier, avec des bouts d'étoffes, qu'il barbouillait ses petites mains à la palette fraîche... En trois jours !... C'était affreux, impossible !
– Georges... Georges... mon petit Georges !... cria tout à coup le malheureux père, en étreignant de ses bras crispés le corps raidi de son fils... Mon petit Georges !... Parle-moi !
Mais sur ses lèvres, il sentit le froid des lèvres mortes, un froid qui le brûla comme un fer rouge ; alors, il s'affaissa, le long du lit, enfouit sa tête dans les draps et sanglota, sanglota :
– Mon Dieu ! Mon Dieu !... Est-ce possible ? ne cessait-il de répéter, la voix brisée... Mon Dieu !... Qu'ai-je fait pour être ainsi frappé ?... Georges ! Voyons !... Mon petit Georges... Ah ! c'est fini...
Il ne voulut de personne pour veiller son enfant. Il procéda seul à la toilette funèbre ; seul, il disposa sur le lit les fleurs, des grappes de lilas blanc, des roses blanches, des boules de neige... Paré de vêtements blancs et sur la blanche journée, couché, l'enfant semblait dormir, souriant.
L'année précédente, Eruez avait perdu sa femme, qu'il adorait. Et voilà qu'il perdait son enfant, aujourd'hui, le pauvre petit enfant de trois ans !... Depuis de longues années, ses parents étaient morts... Maintenant, il ne lui restait plus personne à aimer et qu'il aimât, et il était seul, seul, si seul que la Mort lui fut comme une consolatrice. Pendant quelques minutes, il eut l'idée de mourir, lui aussi, et de commander un cercueil plus vaste, un cercueil au fond duquel ils pourraient s'allonger tous les deux, son enfant et lui !... Son enfant !... Était-ce vrai que la vie avait à jamais quitté ce joli visage si caressé, si mangé de baisers ; que cette petite bouche, qu'il entendait encore lui dire :«Moi aussi, veux faire des bonshommes comme toi», ne parlerait plus jamais, jamais ?... Comment ferait-il pour vivre désormais, dans cette maison, deux fois vide de ce qu'il avait le plus chéri ?... Le travail ? A quoi bon ?... La gloire ?... Qu'était-ce que la gloire, auprès de toutes ces affections disparues ?... Et que lui importait la gloire, puisqu'il ne pouvait y faire participer les deux chères créatures en allées ? Et les égoïstes jouissances de l'art, et ce martyre délicieux de créer, et ces divins enthousiasmes, et ces folles sublimes qui d'un ton de chair, d'un coup de soleil sur la mer, d'un lointain perdu dans les brumes, font surgir, surgir et palpiter, les poèmes éternels ?... Tout cela s'écroulait !... La peinture, en qui, jusqu'alors, s'étaient exclusivement réunis tous les efforts, tous les rêves, toutes les combinaisons de son être pensant et voyant, la peinture n'était plus pour lui, à cette heure, qu'un métier odieux et vain, une plate chimère... La peinture !... Mais elle était peut-être la cause de ses malheurs... Et il sentit un frisson lui courir sous la peau. La peinture !... Oui, il lui avait trop sacrifié l'amour de sa femme et la surveillance de son enfant ! Durant quelques heures, il s'abîma dans cette pensée horrible, et il se convainquit que si, au lieu d'être peintre, il avait été tailleur, avocat, comptable, n'importe quoi, ces deux êtres chéris qu'il avait perdus, qu'il avait tués – car il était sûr de les avoir tués –, vivraient encore !...


– Pardon ! mon Georges ! mon petit Georges... J'ai été un mauvais père... Je ne t'ai pas assez aimé... Si je t'avais gardé avec moi, toujours, à toutes les heures, peut-être... Ah ! c'est épouvantable !...
Il embrassait son fils, essayait de le réchauffer. Ses larmes coulaient sur le petit cadavre rigide.
– Mon petit Georges ! C'est moi qui t'ai tué !...
Au matin, succombant à la fatigue, à l'énervement, au remords, aux brisements de l'émotion, il s'endormit...


Quand il se réveilla, le soleil inondait la chambre mortuaire de clartés joyeuses...
Très pâle, les paupières gonflées, Eruez regarda son enfant, longuement, douloureusement...
Que vais-je devenir maintenant ? soupira-t-il, accablé. Je n'ai plus rien.
Peu à peu ses yeux perdirent leur expression de douleur, et peu à peu ce regard, tout à l'heure angoissé et humide, eut cette concentration, cette tension de toutes les forces visuelles qui font brider l'œil du peintre quand il se trouve en présence d'une nature qui l'intéresse. Et il s'écria :
– Quel ton !... Ah ! sacristi !... Quel ton !
Traçant ensuite, avec le doigt, un lent cercle aérien qui enveloppait le front, la joue de l'enfant et une portion de l'oreiller, il se parla à lui-même.
– La beauté de ça, hein ?... Non, mais l'étrange de ça ?... La finesse, la délicatesse de ça !... Ah ! mâtin !
Il touchait le nez, dont les narines pincées n'étaient plus que deux petites barres violettes.
– Le ton de ça !... C'est inoui.
Il indiquait l'ombre, sous le menton levé, une ombre transparente, d'un rose bleu.
– Et ça ?...
Son doigt revenait au front, aux cheveux, à l'oreiller.
– Et le rapport de ça !... et de ça !... et de ça !...
Sa main, d'un large mouvement circulaire, se promenait sur la robe de l'enfant, sur le drap chargé de fleurs.
– Et les blancs de ça !... ah ! les blancs de ça !...
Eruez se recula, cligna de l'oeil, mesura de ses deux mains levées l'espace que le motif prendrait dans la toile, et il dit :
– Une toile de vingt !... C'est superbe, nom de Dieu !...


Gil Blas, 8 Mars 1887
Octave Mirbeau, Contes cruels I, Séguier, 1990, pp. 113-117

Evidemment, on a reconnu dans ce conte une variation atroce de l'épisode (lui-même atroce) du portrait de l'enfant mort de Rosanette et Frédéric dans L'Education sentimentale (1869) de Flaubert, leur maître à tous. En voici un extrait pour se rafraîchir la mémoire :


Le matin, elle alla trouver Frédéric.
— Viens donc voir. Il ne remue plus.
En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l’étreignait en l’appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots, tournait sur elle-même éperdue, s’arrachait les cheveux, poussait des cris ; et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la bouche ouverte, avec un flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout devint tranquille dans l’appartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou trois serviettes traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse s’éteignit.
Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son cœur se serrait d’angoisse. Il lui semblait que cette mort n’était qu’un commencement, et qu’il y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir.
Tout à coup Rosanette dit d’une voix tendre :
— Nous le conserverons, n’est-ce pas ?
Elle désirait le faire embaumer. Bien des raisons s’y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c’est que la chose était impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.
Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir de sa conduite. Il dit d’abord :
— Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu, quel malheur !
Mais, peu à peu, l’artiste en lui l’emportant, il déclara qu’on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide ; que c’était une véritable nature morte ; qu’il faudrait beaucoup de talent ; et il murmurait :
— Oh ! pas commode, pas commode !
— Pourvu que ce soit ressemblant, objecta Rosanette.
— Eh ! je me moque de la ressemblance ? À bas le Réalisme ! C’est l’esprit qu’on peint ! Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être.
Il réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout à coup :
— Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées, passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.
Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte ; puis, ayant une chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à jeter de grands traits, aussi calme que s’il eût travaillé d’après la bosse. Il vantait les petits Saint-Jean de Corrège, l’infante Rose de Velasquez, les chairs lactées de Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l’enfant aux longs cheveux qui est sur les genoux de lady Gower.
— D’ailleurs, peut-on trouver rien de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël l’a prouvé par ses madones), c’est peut-être une mère avec son enfant !
Rosanette, qui suffoquait, sortit ;
Flaubert, L'Education sentimentale, troisième partie, chapitre IV 






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