Robbe-Grillet : Du réalisme à la réalité

L'Homme qui ment, un film de Robbe-Grillet de 1968) 
Parlons sérieusement le temps d'un post. Marcel numérise le dernier chapitre de Pour un nouveau roman, l'essai-manifeste d'Alain Robbe-Grillet, paru chez Minuit en 1963. Texte un peu long, mais facile à lire et qui s'interroge utilement sur les pouvoirs de l'écrivain à s'emparer du réel. C'est évidemment utile dans le cadre de la Représentation littéraire, et ce qui est dit ici du roman peut tout à fait se transposer aux autres formes de récit. (Par ailleurs, Marcel reconnaît que la photo d'illustration n'a rien à voir avec le sujet, mais c'était ça ou le portrait de Robbe-Grillet...)


 DU RÉALISME À LA RÉALITE
Tous les écrivains pensent être réalistes. Aucun jamais ne se prétend abstrait, illusionniste, chimérique, fantaisiste, faussaire... Le réalisme n'est pas une théorie, définie sans ambiguïté, qui permettrait d' opposer certains romanciers aux autres ; c'est au contraire un drapeau sous lequel se range l'immense majorité – sinon l'ensemble – des romanciers d'aujourd'hui. Et sans doute faut-il, sur ce point, leur faire confiance à tous. C'est le monde réel qui les intéresse ; chacun s'efforce bel et bien de créer du « réel». 
Mais, s'ils se rassemblent sous ce drapeau, ce n'est pas du tout pour y mener un combat commun ; c'est pour se déchirer entre eux. Le réalisme est l'idéologie que chacun brandit contre son voisin, la qualité que chacun estime posséder pour soi seul. Et il en a toujours été de même : c'est par souci de réalisme que chaque nouvelle école littéraire voulait abattre celle qui la précédait; c'était le mot d'ordre des romantiques contre les classiques, puis celui des naturalistes contre les romantiques; et les surréalistes eux-mêmes affirmaient à leur tour ne s'occuper que du monde réel. Le réalisme, chez les écrivains, semble donc aussi bien partagé que le « bon sens » selon Descartes.
Et, ici aussi, on doit conclure que tous ont raison. S'ils ne s'entendent pas, c'est que chacun a, sur la réalité, des idées différentes. Les classiques pensaient qu'elle est classique, les romantiques qu'elle est romantique, les surréalistes qu'elle est surréelle, Claudel qu'elle est de nature divine, Camus qu'elle est absurde, les engagés qu'elle est avant tout économique et qu'elle va vers le socialisme. Chacun parle du monde tel qu'il le voit, mais personne ne le voit de la même façon.
On comprend d'ailleurs aisément pourquoi les révolutions littéraires se sont toujours accomplies au nom du réalisme. Lorsque une forme d'écriture a perdu sa vitalité première, sa force, sa violence, lorsqu'elle est devenue une vulgaire recette, un académisme que les suiveurs ne respectent plus que par routine ou paresse, sans même se poser de question sur sa nécessité, c'est bien un retour au réel que constitue la mise en accusation des formules mortes et la recherche de formes nouvelles, capables de prendre la relève. La découverte de la réalité ne continuera d’aller de l’avant que si l'on abandonne les formes usées. A moins d'estimer que le monde est désormais entièrement découvert (et, dans ce cas, le plus sage serait de s'arrêter tout à faire d'écrire), on ne peut que tenter d'aller plus loin. Il ne s'agit pas de« faire mieux», mais de s'avancer dans des voies encore méconnues, où une écriture nouvelle devient nécessaire.
À quoi cela sert -il, dira-t-on, si c'est pour aboutir ensuite, après un temps plus ou moins long, à un nouveau formalisme, aussi sclérosé bientôt que ne l'était l'ancien ? Cela revient à demander pourquoi vivre, puisqu'il faut mourir et laisser la place à
d'autres vivants. L'art est vie. Rien n'y est jamais gagné de façon définitive. Il ne peut exister sans cette remise en question permanente. Mais le mouvement de ces évolutions et révolutions fait sa perpétuelle renaissance.
Et puis le monde change, lui aussi. D'une part, il n'est plus objectivement le même, sur de nombreux points, qu'il y a cent ans, par exemple; la vie matérielle, la vie intellectuelle, la vie politique se sont modifiées considérablement, ainsi que l'aspect physique de nos villes, de nos maisons, de nos villages, de nos routes, etc. D'autre part, la connaissance que nous avons de ce qui est en nous et de ce qui nous entoure (connaissance scientifique, qu'il s'agisse de sciences de la matière ou de sciences de l'homme) a subi de façon parallèle des bouleversements extraordinaires. À cause de ceci et de cela, les relations subjectives que nous entretenons avec le monde ont changé du tout au tout.
Les modifications objectives de la réalité, jointes au « progrès » de nos connaissances physiques, ont retenti profondément – continuent de retentir – au sein de nos conceptions philosophiques , de notre métaphysique, de notre morale. Donc, même si le
roman ne faisait que reproduire la réalité, il ne serait guère normal que les bases de son réalisme n'aient pas évolué parallèlement à ces transformations. Pour rendre compte du réel d'aujourd'hui, le roman du XIXe siècle ne serait pas du tout le « bon outil » dont la critique soviétique - avec plus de tranquille assurance encore que la critique bourgeoise - reproche en toute occasion au Nouveau Roman de vouloir s'écarter, alors qu'il pourrait encore servir (nous dit­ on) à exposer au peuple les maux du monde actuel et les remèdes à la mode, avec au besoin quelques améliorations de détail, comme s'il s'agissait de perfectionner un marteau ou une faucille. Pour s'en tenir à cette image de l'outil, personne ne considère une moissonneuse-batteuse comme un perfectionnement de la faucille, a fortiori pour une machine qui servirait à une récolte sans aucun rapport avec celle du blé.
Mais il y a plus grave. Comme nous avons déjà eu l'occasion de le préciser au cours de cet ouvrage, le roman n'est pas un outil du tout. Il n'est pas conçu en vue d'un travail défini à l'avance. Il ne sert pas à exposer, à traduire, des choses existant avant lui, en dehors de lui. Il n'exprime pas, il recherche. Et ce qu'il recherche, c'est lui-même.
La critique académique, à l'Ouest comme dans les pays communistes, emploie le mot « réalisme » comme si la réalité était déjà entièrement constituée (que ce soit, ou non, pour toujours) lorsque l'écrivain entre en scène. Ainsi estime -t-elle que le rôle de ce dernier se limite à « explorer » et à « exprimer » la réalité de son époque Le réalisme, selon cette optique, réclamerait seulement de la part du roman qu'il respecte la vérité. Les qualités de l'auteur seraient surtout la perspicacité dans l'observation et le constant souci de franchise (allié souvent au franc-parler). En laissant de côté la répugnance absolue du réalisme-socialiste pour l'adultère et les déviations sexuelles, il s'agirait donc de la peinture sans voile de scènes dures ou pénibles (sans crainte, ô ironie, de choquer le lecteur!), avec naturellement une particulière attention aux problèmes de la viematérielle et principalement aux difficultés domestiques des classes pauvres. L'usine et le bidonville seront ainsi, par nature,plus « réalistes» que l'oisiveté ou le luxe, l'adversité plus réaliste que le bonheur. Il ne s'agit, en somme, que de donner au monde des couleurs et une significations dépourvues de mièvrerie, suivant une formule plus ou moins abâtardie d'Émile Zola.
Or tout cela n'a plus guère de sens à partir du moment où l'on s'aperçoit que, non seulement chacun voit dans le monde sa propre réalité, mais que le roman est justement ce qui la crée. L'écriture romanesque ne vise pas à informer, comme le fait la chronique, le témoignage, ou la relation scientifique, elle constitue la réalité. Elle ne sait jamais ce qu'elle cherche, elle ignore ce qu'elle a à dire ; elle est invention, invention du monde et de l'homme, invention constante et perpétuelle remise en question. Tous ceux – politiciens ou autres – qui ne demandent au livre que des stéréotypes, et qui craignent par-dessus tout l'esprit de contestation, ne peuvent que se méfier de lalittérature.
Il m'est arrivé, comme à tout le monde, d'être victime un instant de l'illusion réaliste. A l'époque où j'écrivais Le Voyeur, par exemple, tandis que je m'acharnais à décrire avec précision le vol des mouettes et le mouvement des vagues, j'eus l'occasion de faire un bref voyage d'hiver sur la côte bretonne. En route je me disais : voici une bonne occasion d' observer les choses « sur le vif » et de me « rafraîchir la mémoire »... Mais, dès le premier oiseau de mer aperçu, je compris mon erreur : d'une part les mouettes que je voyais à présent n'avaient que des rapports confus avec celles que j'étais en train de décrire dans mon livre, et d'autre part cela m'était bien égal. Les seules mouettes qui m'importaient, à ce moment-là, étaient celles qui se trouvaient dans ma tête. Probablement venaient-elles aussi, d'une façon ou d'une autre, du monde extérieur, et peut-être de Bretagne; mais elles s'étaient transformées, devenant en même temps comme plus réelles, parce qu'elles étaient maintenant imaginaires.
Quelquefois aussi, agacé par les objections du genre : « Les choses ne se passent pas comme ça dans la vie », « Il n'existe pas d'hôtel comme celui de votre Marienbad», « Un mari jaloux ne se comporte pas comme celui de votre Jalousie», « Les aventures turques de votre Français, dans L'Immortelle, sont invraisemblables », « Votre soldat perdu dans le Labyrinthe ne porte pas ses insignes militaires à la bonne place», etc., j'essaie de situer moi-même mes arguments sur le plan réaliste et je parle de l'existence subjective de cet hôtel, ou de la vérité psychologique directe (donc non conforme à l’analyse) de ce mari inquiet, fasciné par le comportement suspect (ou trop naturel) de sa femme. Et sans doute j’espère que mes romans et mes films sont défendables aussi de ce point de vue. Mais je sais bien que mon propos est ailleurs. Je ne transcris pas, je construis. C’était déjà la vieille ambition de Flaubert, bâtir quelque chose à partir de rien, qui tienne debout tout seul sans avoir à s’appuyer sur quoi que ce soit d’extérieur à l’œuvre ; c’est aujourd’hui l’ambition de tout roman.
On mesure à quel point le « vraisemblable » et le « conforme au type » sont loin de pouvoir encore servir de critères. Tout se passe même comme si le faux – c’est-à-dire à la fois le possible, l’impossible, l’hypothèse, le mensonge, etc. – était devenu l’un des thèmes privilégiés de la fiction moderne ; une nouvelle sorte de narrateur est né : ce n’est plus seulement un homme qui décrit les choses qu’il voit, mais en même temps celui qui invente les choses autour de lui et qui voit les choses qu’il invente. Dès que ces héros-narrateurs commencent un temps soit peu à ressembler à des « personnages », ce sont aussitôt des menteurs, des schizophrènes ou des hallucinés (ou même des écrivains, qui créent leur propre histoire). Il faut souligner ici l’importance, dans cette perspective des romans de Raymond Queneau (Le Chiendent et Loin de Rueilen particulier) dont la trame souvent et toujours le mouvement sont d’une façon rigoureuse ceux de l’imagination.
Dans ce réalisme nouveau, il n’est donc plus du tout question de vérisme. Le petit détail qui « fait vrai » ne retient plus l’attention du romancier, dans le spectacle du monde ni en littérature ; ce qui le frappe – et que l'on retrouve après bien des avatars dans ce qu'il écrit–, ce serait davantage, au contraire, le petit détail qui fait faux.
Ainsi déjà dans le journal de Kafka, lorsque celui-ci note les choses vues pendant la journée au cours de quelque promenade, il ne retient guère que des fragments non seulement sans importance, mais encore qui lui sont apparus coupés de leur signification – donc de leur vraisemblance–, depuis la pierre abandonnée sans qu'on sache pourquoi au milieu d'une rue jusqu'au geste bizarre d'un passant, inachevé, maladroit, ne paraissant répondre à aucune fonction ou intention précise. Des objets partiels ou détachés de leur usage, des instants immobilisés, des paroles séparées de leur contexte ou bien des conversations entremêlées, tout ce qui sonne un peu faux, tout ce qui manque de naturel, c'est précisément cela qui rend à l'oreille du romancier le son le plus juste.
S'agit-il là de ce qu'on nomme l'absurde ? Certainement pas. Car, ailleurs, un élément tout à fait rationnel et commun s'impose soudain avec le même caractère d'évidence, de présence sans motif, de nécessité sans raison. Cela est, et c'est tout. Mais il y a un risque pour l'écrivain : avec le soupçon d' absurdité revient le danger métaphysique. Le non-sens, l'a-causalité, le vide attirent irrésistiblement les arrière-mondes et les surnatures.
La mésaventure de Kafka dans ce domaine est exemplaire. Cet auteur réaliste(dans l'acception nouvelle que nous tentons de définir : créateur d'un monde matériel, à la présence visionnaire) est aussi celui qui a été le plus chargé de sens - de sens « pro­fond» - par ses admirateurs et egètes. Très vite il est devenu, avant toutaux yeux du public, l'homme qui faisait semblant de nous parler des choses de ce monde, dans le seul but de nous faire entrevoir l'existence problématique d'un au-delà. Ainsi nous décrit-il les tribulations de son (faux) arpenteur obstiné, parmi les habitants du village ; mais son roman n'aurait d'autre intérêt que de nous faire rêver sur la vie proche et lointaine d'un mystérieux château. Lorsqu'il nous montre les bureauxles escaliers et les couloirs où Joseph K... poursuit la justicece serait uniquement pour nous entretenir de la notion théologique de « grâce ». Et le reste à l'avenant.
Les récits de Kafka ne seraient alors que des allégories. Non seulement ils appelleraient une explication (qui les résumerait d'une façon parfaite, au point d'en épuiser tout le contenu), mais cette signification aurait en outre pour effet de détruire radicalement l'univers tangible qui en constitue la trame. La littératured'ailleurs, consisterait toujours, et d'une manière systématique, à parler dautrchose. Il y aurait un monde présent et un monde réel le premier serait seul visible, le second seul importantLe rôle du romancier serait celui d'intercesseur par une description truquée des choses visibles - elles-mêmes tout à fait vaines il évoquerait le «réel» qui se cache derrière.

Orce dont une lecture non prévenue nous convainc, au contraire, c'est de la réalité absolue des choses que décrit Kafka. Le mondevisible de ses romans est bien, pour lui, le monde réel, et ce qu'il y a derrière (s'il y a quelque chose) paraît sans valeur, face à l'évidence des objets, gestes, paroles, etc. L'effet d'hallucination provient de leur netteté extraordinaire, et non de flottements ou de brumes. Rien n'est plus fantastique, en définitive, que la précision. Peut-être les escaliers de Kafka mènent-ils ailleurs, mais eux sont là, et on les regarde, marche par marche, en suivant le détail des barreaux et de la rampe. Peut-être ses murs gris cachent-ils quelque chose, mais c'est à eux que la mémoire s'arrête, sur leur enduit craquelé, sur leurs lézardes. Même ce dont le héros est en quête disparaît, devant l'obstination qu'il met dans sa poursuite, ses trajets et ses mouvements, seuls rendus sensibles, seuls vrais. Dans toute l'œuvre, les rapports de l'homme avec le monde, loin d'avoir un caractère symbolique, sont constamment directs et immédiats.
"barbu à l'écharpe rouge"
Il en est des significations profondes métaphysiques exactement comme des significations politiques, psychologiques ou morales. Prendre celles qui sont déjà connues, pour les exprimer, va contre l'exigence majeure de la littérature. Quant à celles qui, plus tard, auront été apportées par l'œuvre romanesque au monde futur, le plus sage (à la fois le plus honnête et le plus adroit) est de ne pas s'en soucier aujourd'hui. On a pu juger depuis vingt ans le peu qui restait de l'univers kafkaien dans les œuvres de ses prétendus descendants, lorsque ceux-ci ne faisaient que reproduire le contenu métaphysique et oubliaient le réalisme du maître.           
Reste donc cette signification immédiate des choses (descriptive, partielle, toujours contestée), c'est­ à-dire celle qui se place en deçà de l'histoire, de l'anecdote du livre, comme la signification profonde (transcendante) se place au-delà. C'est sur elle que portera désormais l'effort de recherche et de création. D'elle, en effet, il ne peut être question de se débarrasser, sous peine de voir l'anecdote prendre le dessus, et bientôt même la transcendance (la métaphysique aime le vide et s'y engouffre comme la fumée dans un conduit de cheminée); car, en deçà de la signification immédiate, on trouve l'absurde, qui est théoriquement la signification nulle, mais qui en fait mène aussitôt, par une récupération métaphysique bien connue, à une nouvelle transcendance ; et la fragmentation infinie du sens fonde ainsi une nouvelle totalité, tout aussi dangereuse, tout aussi vaine. En deçà encore, il n'y a plus rien que le bruit des mots.
Mais les différents niveaux de signification du langage que nous venons de signaler ont entre eux des interférences multiples. Et il est probable que le nouveau réalisme détruira certaines de ces oppositions théoriques. La vie d'aujourd 'hui, la science d'aujourd'hui, réalisent le dépassement de beaucoup d'antinomies catégoriques établies par le rationalisme des siècles passés. Il est normal que le roman, qui, comme tout art, prétend devancer les systèmes de pensée et non les suivre, soit déjà en train de fondre entre eux les deux termes d'autres couples de contraires: fond­ forme, objectivité-subjectivité, signification-absurdité, construction-destruction, mémoire-présent, imagination-réalité, etc.
On répète, de l'extrême droite à l'extrême gauche, que cet art nouveau est malsain, décadent, inhumain et noir. Mais la bonne santé à laquelle ce jugement fait allusion est celle des œillères et du formol, celle de la mort. On est toujours décadent par rapport aux choses du passé : le béton armé par rapport à la pierre, le socialisme par rapport à la monarchie paternaliste, Proust par rapport à Balzac. Et ce n'est guère être inhumain que de vouloir bâtir une nouvelle vie pour l'homme ; cette vie ne paraît noire que si – toujours en train de pleurer les anciennes couleurs – on ne cherche pas à voir les nouvelles beautés qui l'éclairent. Ce que propose l'art d'aujourd'hui au lecteur, au spectateur, c'est en tout cas une façon de vivre, dans le monde présent, et de participer à la création permanente du monde de demain. Pour y parvenir, le nouveau roman demande seulement au public d'avoir confiance encore dans le pouvoir de la littérature, et il demande au romancier de n'avoir plus honte d'en faire.
Une idée fort reçue concernant le « Nouveau Roman » – et cela depuis que l'on a commencé à lui consacrer des articles –, c'est qu'il s'agit là d'une « mode qui passe ». Cette opinion, dès qu'on y réfléchit un peu, apparaît comme doublement saugrenue. Même en assimilant telle ou telle écriture à une mode (et il y a toujours en effet des suiveurs qui sentent le vent et copient des formes modernes sans en sentir la nécessité, sans même en comprendre le fonctionnement, et bien entendu sans voir que leur maniement demande au moins quelque rigueur), le Nouveau Roman serait, au pire, le mouvement des modes, qui veut qu'elles se détruisent au fur et à mesure pour en engendrer continuellement de nouvelles. Et, que les formes romanesques passent, c'est précisément ce que dit le Nouveau Roman!
Il ne faut voir dans ce genre de propos – sur les modes qui passent, l'assagissement des révoltés, le retour à la saine tradition et autres balivernes - que la bonne vieille tentative de prouver, imperturbable­ ment, désespérément, que « dans le fond rien ne change» et qu'il n'y a « jamais rien de nouveau sous le soleil » ; alors qu'en vérité tout change sans cesse et qu'il y a toujours du nouveau. La critique académique voudrait même faire croire au public que les techniques nouvelles vont simplement être absorbées par le roman« éternel» et vont servir à perfectionner quelque détail du personnage balzacien, de l'intrigue chronologique et de l'humanisme transcendant.
Il est possible que ce jour vienne en effet, et même assez vite. Mais dès que le Nouveau Roman commencera à« servir à quelque chose», que ce soit à l'analyse psychologique, au roman catholique ou au réalisme socialiste, ce sera le signal pour les inventeurs qu'un Nouveau Nouveau Roman demande à voir le jour, dont on ne saurait pas encore à quoi il pourrait servir – sinon à la littérature.


Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Minuit, 1663, pp. 171-183

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