Ce jour-là, le petit chaperon rouge portait un coutelas...


Marjolaine Leray, Un petit chaperon rouge (actes sud junior)

Voici une version décapante du conte du petit chaperon rouge. Ici, les forêts sont hantées par les ours, les sangliers et les loups garous, ici le diable et les sorcières sont bien réels et on apprend très tôt aux petites filles à s'en protéger. Ici, quand les mères envoient leurs filles traverser la forêt pour porter une galette et un pot de beurre à leur grand-mère malade, elles leur confient aussi le grand coutelas du père, et leur disent simplement : Tiens, tu sais t'en servir. 
Exemple de réécriture qui convient parfaitement à l'étude du récit bref, la sauvagerie du conte d'Angela Carter rend paradoxalement au merveilleux les couleurs du réalisme, ce qui intéresse aussi la représentation littéraire. Et puis, c'est une lecture utile aux futures mamans (rires de Marcel !)




LE LOUP-GAROU 
C'est un pays nordique; on y a froid, on y a le cœur froid.
Frimas, tempêtes, bêtes fauves dans la forêt. C'est une rude existence. On y habite des maisons de rondins, ténébreuses et enfumées. On y trouvera quelque grossière icône de la Vierge derrière une chandelle pleurant son suif, un jambon suspendu à vieillir, un chapelet de champignons qui sèchent. Un lit, un tabouret, une table. Rudesse, brièveté, pauvreté de ces existences.
Pour ces forestiers de septentrion, le Diable est aussi réel que vous et moi. Et même plus : ils ne nous ont jamais vus et ignorent jusqu'à notre existence, tandis que le Diable, ils l'aperçoivent souvent dans les cimetières, ces blafardes et touchantes cités des morts où les tombes sont marquées d'un portrait du défunt dans le style naïf et où il n'y a pas de fleurs à déposer, nulle fleur ne pousse en ces contrées, aussi dépose-t-on de petites offrandes votives, de petites miches, parfois un gâteau que les ours patauds viennent marauder depuis la lisière de la forêt. A minuit, surtout la nuit de Walpurgis, le Diable organise des pique-niques dans les cimetières et y invite les sorcières, puis, ensemble, ils déterrent des cadavres et les dévorent. Chacun vous le dira. Les chapelets d'aulx sur les portes écartent les vampires. L'enfant aux yeux bleus qui se présentera par les pieds la veille de la Saint-Jean aura le don de double vue. Quand on découvre une sorcière – une vieille dont les fromages s'affinent au contraire de ceux de ses voisins, une autre que son chat noir, oh, sinistre! suit partout et toujours-, on la dépouille de ses vêtements à la recherche de ses marques, le téton surnuméraire que sucent ses familiers. On a tôt fait de les trouver. Alors on la met à mort par lapidation.
Hiver et frimas.
Va donc rendre visite à mère-grand qui est tombée malade. Porte-lui les galettes d'avoine que j'ai cuites pour elle sur la pierre du foyer et un petit pot de beurre.
La brave enfant se conforme aux ordres maternels - deux, lieues d'une marche épuisante à travers la forêt; ne t'écarte pas du sentier à cause des ours, des sangliers, des loups affamés. Tiens, prends le coutelas de chasse de ton père; tu sais t'en servir.
L'enfant portait un manteau de peau de mouton tout râpé pour se protéger du froid et connaissait trop la forêt pour la·; redouter, mais il lui fallait se tenir sans cesse sur ses gardes. Quand  elle entendit  le  hurlement glacant  d'un  loup, elle: laissa tomber ses présents, saisit le coutelas et fit face à la· bête.
C'en était une énorme, aux yeux rouges, aux babines ; dégouttantes de bave, au mufle grisonnant ; toute autre qu'une fille de montagnard serait morte de peur à sa seule vue. La bête se précipita, cherchant la gorge de la fillette, comme font les loups, mais la petite, d'un grand moulinet du coutelas paternel, lui trancha l'extrémité de la patte avant droite.
Le loup poussa un glapissement, presque un sanglot, en voyant ce qui lui était arrivé; les loups sont moins braves qu'il n'y paraît. Il s'empressa de disparaître tristement entre les arbres, aussi vite qu'il le pouvait sur trois pattes, laissant une traînée sanglante derrière lui. L'enfant essuya la lame du coutelas sur son tablier, enveloppa la patte du loup dans le morceau d'étoffe dont sa mère s'était servie pour emballer les galettes et poursuivit son chemin en direction de la demeure de mère-grand. Il se mit bientôt à tomber une neige si épaisse sur le sentier qu'elle en effaça toutes les traces et empreintes qui pouvaient s'y trouver.
Elle découvrit que sa mère-grand était si malade qu'elle s'était alitée et dormait d'un sommeil agité, geignant et tremblant à tel point que l'enfant la jugea fiévreuse. Elle lui palpa le front, il était brûlant. D'une secousse, elle sortit de son panier le morceau d'étoffe pour en faire une compresse froide à la vieille femme, et la patte de loup tomba sur le plancher.
Mais ce n'était plus une patte de loup. C'était une main, tranchée au poignet, une main endurcie par le travail et toute tavelée par l'âge. Il y avait une alliance à l'annulaire et une verrue à l'index. A la verrue, elle reconnut la main de mère-grand.
Elle tira sur le drap, mais la vieille femme s'éveilla et entreprit de se débattre en poussant des glapissements  et des hurlements stridents de possédée. Mais l'enfant était robuste, et armée du coutelas de son père. Elle parvint à immobiliser sa mère-grand assez longtemps pour apercevoir la cause de sa fièvre. Un moignon sanglant occupait la place de sa main droite et la plaie suppurait déjà.
L'enfant se signa et cria si fort que les voisins l'entendirent et se précipitèrent â la rescousse. Ils comprirent aussitôt que la verrue de la vieille était un téton de sorcière; à coups de bâton, ils la chassèrent en chemise dans la neige, frappant sa vieille carcasse jusqu'à l'orée de la forêt où ils la criblèrent de pierres qui finirent par la tuer.
L'enfant vécut désormais dans la maison de sa mère­ grand et s'en trouva fort bien.


AngelaCarter, La Compagnie des loups, 
traduit de l'anglais par Jacqueline Huet, 
"Points", Seuil, 1985 , pp. 73-75


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