Henri Michaux, "Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d'existence"

Michaux par Cl. Cahun (1925)
Il se demande où est sa vie, parfois elle lui paraît en avant, rarement passée ou actuelle, plutôt à faire. Il la pelote, il l'oriente, il l'essaie ; il ne la voit pas.
Toutefois, c'est sa vie.
Plus limpide que vide, plus flèche que limpide et plus encore atmosphérique.
Henri Michaux, "Le portrait de A.", Plume précédé de Lointain intérieur, (Pléiade I, p. 606) 


Michaux n'aurait jamais publié de notice biographique s'il n'y avait été contraint pour des raisons éditoriales. On est en 1957. Le quatrième volume de la collection "la bibliothèque idéale" dirigée par Robert Mallet chez Gallimard doit lui être consacré. Robert Bréchon, rencontré au Caire en est l'auteur et doit se plier aux rubriques de la collection, dont une partie est consacrée à "l'homme", suivie d'une autre "les jours", sorte de notice biographique en principe rédigée par l'auteur du volume. Après quelques hésitations, Michaux décide d'écrire cette partie lui-même, qui devient de facto le seul geste autobiographique de pleinement maîtrisé par l'auteur, à comparer avec "le portrait de A", texte dans lequel il met davantage en fiction son existence.



QUELQUES RENSEIGNEMENTS SUR CINQUANTE-NEUF ANNÉES D'EXISTENCE

1899, 24/ 5, 
Namur.
Naissance dans une famille bourgeoise. Père ardennais.
Mère wallonne.
Un des grands-parents, qu'il n'a pas connu, d'origine allemande.
Un frère, son aîné de trois ans. Lointaine ascendance espagnole.

1900 à 1906,
Bruxelles.
Indifférence. 
Inappétence. 
Résistance.

Inintéressé.

Il boude la vie, les jeux, les divertissements et la variation.
Le manger lui répugne. 
Les odeurs, les contacts.
Sa moelle ne fait pas de sang.
Son sang n'est pas fou d'oxygène.

Anémie.
Rêves, sans images sans mots, immobile.
Il rêve à la permanence, à une perpétuité sans changement. Sa façon d'exister en marge, sa nature de gréviste fait peur ou exaspère.
On l'envoie à la campagne.

Putte­ Grasheide, Hameau situé dans la Campine.
1906 à 1910. 
Cinq ans en pension. 
Pensionnat pauvre, dur, froid. 
Étude en flamand.
Ses condisciples sont fils et filles de petits paysans.

Secret.
Retranché.
Honteux de ce qui l'entoure, de tout ce qui l'entoure, de tout ce qui depuis sa venue au monde l'a entouré, honteux de lui-même, de n'être que ce qu'il est, mépris aussi pour lui­ même et pour tout ce qu'il connaît jusqu'à présent.
Il continue à avoir le dégoût des aliments, les fourre enveloppés de papier dans ses poches et une fois dehors les enterre.

Michaux, "Emmanuel" 1953
1911 à 1914, 
Bruxelles.
Retour à Bruxelles. Sauvé ! Il préfère donc une réalité à une autre. Les préférences commencent. Attention, tôt ou tard, l'appartenance au monde se fera. Il a douze ans.
Combats de fourmis dans le jardin. 
Découverte du dictionnaire, des mots qui n'appartiennent pas encore à des phrases, pas encore à des phraseurs, des mots et en quantité, et dont on pourra se servir soi­ même à sa façon. Études chez les jésuites. Avec l'aide de son père, il s'intéresse au latin, belle langue, qui le sépare des autres, le transplante : son premier départ. Aussi le premier effort continu qui lui plaise.
Musique, un peu.


1914 à 1918,
Bruxelles.
Cinq ans d'occupation allemande.
Première composition française. Un choc pour lui. Tout ce qu'il trouve en son imagination ! Un choc même pour le professeur qui le pousse vers la littérature. Mais il se débarrasse de la tentation d'écrire, qui pourrait le détourner de l'essentiel. Quel essentiel ? Le secret qu'il a depuis sa première enfance soupçonné d'exister quelque part et dont visiblement ceux de son entourage ne sont pas au courant.
Lectures en tous sens. Lectures de recherche pour découvrir les siens, épars dans le monde, ses vrais parents, pas tout à fait parents non plus cependant, pour découvrir ceux qui peut-être « savent » (Hello, Ruysbroek, Tolstoï, Dostoïevski). Lectures des Vie des saints, des plus surprenants, des plus éloignés de l'homme moyen. Lectures aussi des excentriques, des extravagants ou des
« Jeunes Belgique » à la langue bizarre qu'il voudrait plus bizarre encore.
Après son baccalauréat, l'université étant fermée à cause de l'Occupation, deux années de lectures, de bricolage intellectuel.

1919.
Prépare le P. C. B.
Ne se présente pas à l'examen. Abandonne la médecine.

1920, Boulogne-sur-Mer.
Embarque comme matelot, sur un cinq-mâts schooner.

Rotterdam.
Deuxième embarquement. Sur Le Victorieux, un dix mille tonnes, d'une belle ligne, que les Allemands viennent de livrer à la France. On est quatorze dans un petit poste d'équipage, à l'avant. Camaraderie étonnante, inattendue, fortifiante. Brême, Savannah, Norfolk, Newport-News, Rio de Janeiro, Buenos Aires. Au retour à Rio, l'équipage qui se plaint d'être mal nourri refuse de continuer et en bloc se fait porter malade.  Par solidarité, il quitte avec eux le beau navire... manquant aussi de la sorte le naufrage qui aura lieu vingt jours plus tard au sud de New York.

1921, Marseille.
Le désarmement mondial des bateaux (ex­ transports de troupes et de vivres) est à son maximum. Impossible de trouver un engagement. La grande fenêtre se referme. Il doit se détourner de la mer.
Retour à la ville et aux gens détestés.
Dégoût.
Désespoir.
Métiers et emplois divers, médiocres et médiocrement exercés.
Sommet de la courbe du « raté ».

1922, Bruxelles.
Lecture de Mafdoror. Sursaut... qui bientôt déclenche en lui le besoin, longtemps oublié, d'écrire.
Premières pages. Franz Hellens puis Paulhan y voient quelque chose, d'autres n'y voient rien. Toujours réticent. Il n'aimerait pas « devoir » écrire.
Ça empêche de rêver. Ça le fait sortir. Il préfère rester lové.
Belgique définitivement quittée.

1924, Paris.
Il écrit, mais toujours partagé.
N'arrive pas à trouver un pseudonyme qui l'englobe, lui, ses tendances et ses virtualités. Il continue à signer de son nom vulgaire, qu'il déteste, dont il a honte, pareil à une étiquette qui porterait la mention « qualité inférieure ». Peut-être le garde-t-il par fidélité au mécontentement et à l'insatisfaction. Il ne produira donc jamais dans la fierté, mais traînant toujours ce boulet qui se placera à la fin de chaque œuvre, le préservant ainsi du sentiment même réduit de triomphe et d'accomplissement.

1925.
Klee puis Ernst, Chirico... Extrême surprise. Jusque-là, il haïssait la peinture et le fait même de peindre, « comme s'il n'y avait pas encore assez de réalité, de cette abominable réalité, pensait-il. Encore vouloir la répéter, y revenir ! »
Emplois divers. Quelque temps dans une maison d'édition, au service de la fabrication.

1927, Quito.
Voyage d'un an en Équateur, avec et chez Gangotena, poète habité par le génie et le malheur. Il meurt jeune et après lui ses poèmes, la plupart inédits, embrasés dans un incendie d'avion, disparaissent à jamais.

1928.
Paris.
Michaux, "Sans titre", 1957


1929.
Mort de son père. Dix jours plus tard, mort de sa mère.
Voyages en Turquie, Italie, Afrique du Nord...
Il voyage contre.
Pour expulser de lui sa patrie, ses attaches de toutes sortes et ce qui s'est en lui et malgré lui attaché de culture grecque ou romaine ou germanique ou d'habitudes belges.
Voyages d'expatriation.
Le refus pourtant commence à céder un peu au désir d'assimilation.
Il aura beaucoup à apprendre, à apprendre à s'ouvrir. Ce sera long.

1930-1931, en Asie
Enfin son voyage.
Les Indes, le premier peuple qui, en bloc, paraisse répondre à l'essentiel, qui dans l'essentiel cherche l'assouvissement, enfin un peuple qui mérite d'être distingué des autres. L'Indonésie, la Chine, pays sur lesquels il écrit trop vite, dans 
l'excitation et la surprise émerveillée d'être touché à ce point, pays qu'il lui faudra méditer et ruminer ensuite pendant des années.

1932.
Lisbonne-Paris. 
Montevideo, Buenos Aires.

1935.
Commence à dessiner autrement que de loin en loin. Première exposition (galerie Pierre à Paris).

1938-1939, Meudon
S'occupe de la revue Hermès.

1939.
Brésil (Minas Gerais et État de Rio). 

1940, Janvier
Retour à Paris. En juillet, l'exode.
Saint Antonin. Ensuite le Lavandou.

1941-1942
Le Lavandou avec celle qui sera bientôt sa femme.

1943
Retour à Paris. Occupation allemande (la seconde).

1944.
Mort de son frère.

1945.
Affaiblie par les restrictions alimentaires, sa femme contracte la tuberculose.
Ensemble à Cambo. Amélioration.

1947
Presque la guérison. Voyages, de convalescence et d'oubli des maux en Egypte.

Février 1948
Mort de sa femme des suites d'atroces brûlures.

1951-1952-1953
Il écrit de moins en moins, il peint davantage.

Henri Michaux, "sans titre", 1984

1955
Naturalisé français.
Première expérience de la mescaline.
Expositions aux États-Unis, à Rome, à Londres.
Se casse le coude droit. Ostéoporose. Main inutilisable. Découverte de l'homme gauche. Guérison.
Et maintenant ?
Malgré tant d'efforts en tous sens, toute sa vie durant pour se modifier, ses os, sans s'occuper de lui, suivent aveuglément leur évolution familiale, raciale, nordique...

Henri Michaux, « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’existence », Œuvres complètes I, « bibliothèque de la pléiade », pp. CXXVIX-CXXXV

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