Les Maisons closes au XIXème siècle (vite fait)

L'explication de la fin de "La Maison Tellier" de Maupassant a donné lieu à une divergence d'interprétations, d'ailleurs passionnante, qui conduit Marcel à faire le point sur le fonctionnement des maisons closes au XIXème siècle, monde finalement assez méconnu. Consulté d'abord par pure paresse, le petit livre que Laure Adler consacre à la question montre vite ses limites et on se réfugie donc dans la solide érudition d'Alain Corbin, dont le foisonnant " Les Filles de noce, misère sexuelle et prostitution au XIXème siècle" (2015) nous donne tous les renseignements souhaités, et même plus.


Typologie des maisons closes

Les maisons de tolérance parisiennes obéissent à une hiérarchie dont on trouve un écho tout à fait affaibli dans le petit bordel de Fécamp où bourgeois et matelots sont seulement séparés d'un étage.
A Paris au contraire, on trouve dans le quartier de l'Opéra des maisons de grande prostitution fréquentées par l'aristocratie et la bourgeoisie dans une débauche de luxe difficile à imaginer. "Le Chabanais" est une maison close de renommée internationale où tout est fait pour satisfaire les fantaisies les plus exotiques et les plus coûteuses.  Les chambres sont équipées :

Un chambre au Chabanais,
maison close de renommée internationale
d'un lit à trois faces, entouré de colonnes et de draperies, recouvert d'une simple drap de dessous et surmonté d'un ciel de lit ou d'une grande glace de même surface que le matelas. Un meuble de toilette au plateau de marbre, sur lequel sont disposés de magnifiques flacons à parfums est installé dans un angle de la pièce. Sur la cheminée, des bronzes évoquent des faunes ou des bacchantes ; près du lit ou dans un petit boudoir annexe, une chaise longue et un divan sont destinés à satisfaire les caprices érotiques du client. La lumière est tamisée par les vitraux des fenêtres ou savamment diffusée par les lampes à gaz qui surmontent la cheminée. (p. 111)

Au Chabanais : La baignoire à champagne


Dans ces grandes maisons, la discrétion est de rigueur. Peu de bruits, pas de contact, c'est l'atmosphère feutrée du lieu et la pose suggestive des pensionnaires qui est censée susciter le désir. Les monotypes de Degas, le salon de Toulouse Lautrec ou celui de Constantin Guy donnent une idée de cette atmosphère. 
Les maisons de deuxième ordre, destinées à une clientèle plus vaste, assurent aussi la plus grande discrétion à leur clientèle. C'est dans les maisons dites de quartier, destinées à la petite bourgeoisie que la clientèle se retrouve au calme dans un salon "aux murs habillés de glace, le long desquels courent des divans de velours rouge."
Toulouse Lautrec, "le sofa"
Enfin les lupanars destinés à la clientèle populaire accueille une clientèle bruyante dans un lieu qui ne diffère guère d'un classique estaminet, si ce n'est la présence de filles outrageusement fardées qui  consomment avec les clients en attendant de monter.
Dans les villes de province, la hiérarchie est moins subtile et il n'est pas rare, comme dans "La Maison Tellier" que la clientèle bourgeoise ne soit séparée de la populaire que d'un étage. On y reproduit toutefois les formes classiques de la sociabilité dominante, qu'il s'agisse du salon bourgeois ou du cabaret populaire.

Diversité de la clientèle

Constantin Guy, scène de maison close                   
Ce qui définit un bordel, c'est d'abord la clientèle qui le fréquente. Or, la variété extrême de celle-ci ne s'explique que par la multiplicité des fonctions que remplissent les maisons de tolérance. Le bordel est à la fois un lieu d'initiation pour les adolescents, de consommation sexuelle pour tous ceux qui souffrent de disette dans ce domaine, de compensation pour les maris qui rêvent d'une vie sexuelle extra-conjugale ; c'est aussi un cercle pour la bourgeoisie masculine des petites villes, privée de distractions, un haut lieu de l'érotisme pour les blasés, les "pervers" ou simplement les curieux de pratiques étranges ou raffinées interdites aux épouses bourgeoises ; ce peut être enfin un simple endroit de distraction passagère pour des touristes ou des pèlerins qui cherchent à faire de leur voyage une période de rupture et de dépaysement dans leur vie sexuelle quotidienne. (Corbin, p. 117)

La rémunération des prostituées 

En principe, la tenancière du bordel est censée remettre à la pensionnaire la moitié du prix des passes qu'elle effectue, en échange de quoi elle est logée, chauffée, nourrie et les vêtements d'intérieur lui sont fournis. Le compte s'effectue à l'aide d'un système de jetons, ce qui permet d'ailleurs à la tenancière de tricher "en faisant ce que les prostituées appellent sauter la passe." La fille voit donc rarement la couleur de l'argent qu'elle gagne, et doit se contenter des gants, c'est-à-dire des cadeaux des clients. Dans la pratique, toute l'habileté de la tenancière consiste à pousser les pensionnaires à contracter des dettes pour les attacher de façon servile à la maison qui les emploie. C'est d'autant plus facile que les filles arrivent généralement dans une maison close déjà perclues de dettes, et tout est payant dans la maison :

Degas, "la fête de la patronne"
Comme la fille ne reçoit que rarement la permission de sortir , la fille doit en effet acheter chez la tenancière ses cigarettes, ses parfums, ses savons de toilette, ses bougies ainsi que tous les articles à la mode qui la tentent, et cela, à un prix exorbitant. A table comme au salon, tous les extras qu'elle se commandera durant la journée ainsi que le champagne et les liqueurs, seront à sa charge ; et la tenancière sait habilement pousser les filles à la consommation en raillant leur manque éventuel de prodigalité. [...] ces communautés de femmes sont soumises à des formes de sociabilité très précises, chacune paie sa "tournée" de bourgogne ou de champagne ; la fille qui a perdu au jeu doit régaler ses compagnes ; il en est de même pour la pensionnaire qui célèbre son anniversaire ou qui décide de nouer une union avec ses camarades. A certaines époques de l'année, et principalement le jour de la fête de Madame, il convient que le personnel comble la tenancière de cadeaux. Enfin, tout manquement au règlement entraîne une amende ; qu'il s'agisse d'un retard à table, d'une marque d'irrespect à l'égard de la patronne ou, et c'est le fréquent, d'un défaut de gentillesse à l'égard de la clientèle. (Corbin, p. 145)

Les prostituées clandestines

Le succès de jeunes veuves éplorées fréquentant les cimetières à la recherche de généreux donateurs comme dans "Les Tombales" peut s'expliquer par une modification de la demande en matière de prostitution. En effet, l'essor de la bourgeoisie dans les grandes villes et l'austérité sexuelle à laquelle les épouses s'astreignent (des rapports trop ardents favorisant l'advenue des maladies vénériennes selon les médecins de l'époque) entraînent une mutation de la part des clients :
J. Béraud, "L'attente"
Le client exige désormais une apparence de séduction, un simulacre de sentiment, voire d'attachement; ce qui implique une certaine continuité dans les relations. En tout cas, la consommation en série pratiquée dans le bordel populaire répugne désormais, à moins qu'elle ne s'accompagne d'une spécialité technique. Si l'acte ne se trouve pas valorisé par un environnement proprement érotique, un malaise se crée, générateur de frustration ; le client déçu et humilié ne songera qu'à une fuite rapide.
Ces sentiments expliquent la répugnance pour tout ce qui démontre trop de professionnalisme et la préférence de l'homme pour ce qui relève, ou semble relever de la clandestinité ; la fille en carte elle-même devra s'efforcer d'adopter des allures d'insoumise ou se présenter comme telle ; et l'on a vu, à mesure que le lupanar décline, se multiplier les fausses insoumises, se créer de fausses maisons de rendez-vous, en attendant la mode des fausses mineures... (Corbin, p. 372-373)

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