Sarraute : Six règles pour un chef d'oeuvre

Art cinétique,
(avec lequel Nathalie Sarraute se sent des affinités)
Comme il ne peut pas manger des chocolats tout le temps, Marcel (qui est devenu papa, je suis sûre que vous ne l'avez même pas remarqué !) numérise ce court article de Jean-Yves Tadié (spécialiste de Proust et éditeur des oeuvres complètes de Sarraute en Pléiade) qui dresse une liste des "règles" (on apprend donc qu'elles existent) définissant un chef d'oeuvre. C'est amusant d'une part, et d'autre part utile à la fois pour l'oeuvre littéraire, ses propriétés, sa valeur et pour Sarraute. Après tout il faut faire confiance au temps : que celle qui a eu tant de mal à être publiée (on se rappelle que les invendus de son deuxième opus ont été rachetés au prix du papier) soit aujourd'hui considérée comme un des auteurs les plus importants du XXème siècle, c'est une de ces petites ironies de l'histoire dont raffolent les littéraires...




Six règles pour un chef-d'œuvre



     L'œuvre de Nathalie Sarraute vérifie six règles qui permettent de définir un chef-d'œuvre.
     La première est de rendre impossible d'écrire après lui. Sur le terrain bombardé par la grande œuvre, l'herbe ne repousse plus. Qui osera encore faire parler des personnages après Nathalie Sarraute ? À plus forte raison, qui prononcera des lieux communs, ou même les mots de tous les jours : amour, esthétique, etc., sans se sentir paralysé par L'Usage de la parole?

     La deuxième règle est de présenter, en leur donnant un sens, non des événements extraordinaires, mais la vie psychologique quotidienne. Ce que Paulhan avait entrepris dans ses Entretiens sur des faits divers ou le Guide d'un petit voyage en Suisse, Nathalie Sarraute l'a mené à bien. Ainsi l'idée fixe (Elle est là), le silence, la brouille « pour un oui pour un non », le bruit que font les enfants, la vie et la mort d'un livre (Les Fruits d'or), une prononciation agaçante (Isma), mais aussi la gravité d'Enfance, de Tu ne t'aimes pas.

     La troisième règle concerne le comique. Les situations, les dialogues, les analyses empruntés à la vie la plus anonyme, retournés, portés par un monologue ou un dialogue souterrain, déclenchent le rire. Nathalie Sarraute aimait beaucoup rire, et elle évoquait souvent les moments drôles que l'on avait passés avec elle. À propos d'Ici et surtout d'Ouvrez, elle nous disait que c'était complètement fou, mais qu'à son âge on avait acquis le droit d'écrire des folies. À son âge...
     La quatrième règle est d'offrir une matière scientifique. Non une forme, mais une matière nouvelle pour le commentaire scientifique. Deux exemples : la linguistique, la psychanalyse. Il y a des points de grammaire que l'écrivain explique mieux que n'importe quel grammairien. Ainsi du « Me » de « Il Me fait une pneumonie » (Ouvrez) : Cette question du datif éthique », qui restait obscure pour les lycéens de jadis (ceux d'aujourd'hui ont moins de soucis), la voici soudain éclaircie : « Ce Me prouve que jamais ces tendres parents ne peuvent s'oublier un seul instant, même en pareil cas. » le moi confisque ce qui appartient à la troisième personne, l'enfant n'a pas le droit d'avoir une maladie à soi, elle lui est confisquée par ses parents.
     Quant à la psychanalyse, on sait que Nathalie Sarraute, un des plus remarquables critiques littéraires du XXe siècle (L'Ère du soupçon), ne cite guère Freud. Elle pensait en savoir plus sur elle-même que n'importe quel psychanalyste. Mais plusieurs de ses livres apparaissent comme une auto-analyse : EnfanceEntre la vie et la mortTu ne t'aimes pas. Nous nous analysons aussi à la lecture de ces textes et en ressortons ébranlés, transformés.
     La poésie serait la cinquième règle. Du plaisir névrotique du mot (« Maman a la peau d'un singe ») on passe au plaisir poétique du mot. Arrachée aux ténèbres de l'inconscient, sortie ensanglantée de la nuit angoissée de notre âme, la phrase, nettoyée, polie, transformée dans un autre contexte, est prise pour elle-même. Elle a cessé de travailler au royaume du sens pour entrer au royaume du jeu. De Nathalie Sarraute, les jeux les plus accomplis sont les derniers, où les acteurs sont des phrases, qui deviennent chacune à leur tour les héroïnes de courtes fictions.
     Une sixième règle est que l'œuvre se résume en une phrase. Georges Poulet a condensé Proust en une sentence : « C'est l'aventure d'une existence à  la  recherche de son essence. » Lorsque j'interrogeais Nathalie Sarraute sur ce qu'elle aimerait me voir dire dans la préface à l'édition de ses Œuvres complètesdans la Bibliothèque de la Pléiade : « Dites bien que ce que j'ai fait, avant moi personne ne l'avait fait ».
Jean-Yves TADIÉ, "Six règles pour un chef d'oeuvre", in Critique, "Nathalie Sarraute ou l'usage de l'écriture", janv-fév. 2002 n°656-657

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