Henri Michaux, "l'avenir de la poésie" pdf

Charlot, un des "copains de génie" de Michaux
Marcel continue de vagabonder dans l'oeuvre de Michaux, dont la puissance et la simplicité d'expression le fascinent. Entre deux poèmes (car il faut bien que le cours avance), il lit les textes critiques, hommages et conférences réunis par Raymond Bellour pour l'édition Pléiade (1998). En voici une justement où Michaux réfléchit sincèrement aux fonctions de la poésie, disons pour aller vite à son utilité. Elle est prononcée le 24 septembre 1936 dans le cadre d'un congrès organisé à Buenos Aires consacré à la fonction sociale et historique de l'écrivain, à l'heure des persécutions nazies et au moment où commence la guerre d'Espagne. Il ne fallait pas s'attendre à ce que Michaux milite pour une poésie engagée et on y trouve déjà, avec l'humour et la lucidité qui le caractérisent, bien des thèses ultérieurement développées par Benjamin Péret dans le fameux pamphlet "Le déshonneur des poètes". On y retrouve aussi Charlot, Baudelaire, Lautréamont, et tous "les copains de génie"...


L'AVENIR DE LA POÉSIE 
  Depuis l'ouverture de ce congrès, nombre de recommandations ont été adressées à l'écrivain: de se pencher sur les problèmes sociaux, de songer aux répercussions de sa parole, de peser ses responsabilités, sans compter d'autres exhortations qu'on trouve plus souvent dans les sermons.
    Cette façon de concevoir l'homme et l'artiste en l'homme, comme parfaitement conscients l'un de l'autre et associés, ou le deuxième commandé par le premier, assez naturelle, s'il s'agit de journalistes ou d'essayistes, moins s'il s'agit de créateurs, devient très malaisément applicable aux poètes.
     Le poète n'est pas un excellent homme, qui prépare à son gré des mets parfaits pour le genre humain.
    Le poète n'est pas un homme qui médite cette préparation, la suit avec attention et rigueur, pour livrer ensuite le produit fini à la consommation pour le plus grand bien de tous.
    Le poète ne se livre pas à cette opération, et, le voudrait-il, maigres les résultats. La bonne poésie est rare dans les patronages comme dans les salles de réunions politiques.      Si un homme devient fougueusement communiste, il ne s'ensuit pas que le poète en lui, que ses profondeurs poétiques en soient atteintes. Exemple : Paul Éluard ; marxiste acharné, mais dont les poèmes sont ce que vous savez, de rêve, et du genre le plus délicat. Nous avons un exemple analogue dans un poète fasciste au verbe extrêmement violent, qui paraît passionnément et presque exclusivement pris par la grandeur de son pays, dont les poèmes sont cependant restés intacts et beaux et pareils, dans un climat intérieur plutôt paisible et classique et en tout cas en dehors de la politique. Troisième exemple, un homme autrefois bourgeois mécontent, et grand poète, Louis Aragon devenu militant communiste, dévoué à la cause comme personne, mais médiocre poète, ses poèmes de combat ont perdu toute vertu poétique. Peu importe d'ailleurs ces exemples auxquels on pourrait opposer d'autres, où le talent poétique serait sans doute discutable.  Le phénomène dont je parle a surpris tout le monde depuis longtemps et le poètes les premiers.
    Non, le poète ne fait pas passer ce qu'il veut dans la poésie Ce n'est ni une question de volonté, ni de bonne volonté Poète n'est pas maître chez lui.
De même il n'est guère dans nos moyens de faire entrer la réalité dans le rêve, ni le jour dans la nuit.
    Il ne suffit pas d'observer des chevaux dans la journée pour en rêver à coup sûr la nuit, il ne suffit pas de se proposer très opiniâtrement d'en contempler en rêve pour les y voir venir. Il n'y a pas de moyen certain de provoquer l'apparition d'êtres en rêve. La volonté n'y suffit pas, ni l'intelligence.
    Ainsi à un degré moindre la Poésie d'inspiration.
    Mystérieusement, tel problème social, politique, qui émeut et intéresse l'homme dans la prose de l'existence, si je puis dire, perd, arrivé dans la zone de ses idées poétiques, tout trouble, toute vie, toute émotion, toute valeur humaine. Le problème n'y circule plus, n'y vit plus ou bien il n'est jamais descendu dans ces profondeurs.
    En poésie, il vaut mieux avoir senti le frisson à propos d'une goutte d'eau qui tombe à terre et le communiquer, ce frisson, que d'exposer le meilleur programme d'entraide sociale.
    Cette goutte d'eau fera dans le lecteur plus de spiritualité que les plus grands encouragements à avoir le cœur haut et plus d'humanité que toutes les strophes humanitaires.
    C'est cela la TRANSFIGURATION POÉTIQUE.
    Le poète montre son humanité par des façons à lui, qui sont souvent de l'inhumanité (celle-ci apparente et momentanée). Même antisocial, ou asocial, il peut être social.
Pour éviter la contradiction sur des noms actuels, je préfère choisir l'exemple d'un artiste créateur, d'un genre beaucoup moins pur que la Poésie mais sur lequel l'unanimité de sympathie s'est faite : Charlie Chaplin. Il a créé un type de vagabond, dit Charlot, nettement immoral. Des coups de pied, des crocs-en-jambe aux policemen quand il en rencontre ; il bafoue toutes les autorités, il ne travaille pas ; s'il travaille, i brise tout, il trompe son patron, il n'a pas le respect de la femme d'autrui, il est chapardeur à l'occasion, il est une non-valeur valeur sociale et cependant il a eu une action telle, il a tant réconcilié de gens avec la vie qu'on pourrait l'appeler un des bienfaiteurs de notre époque.
N'ayant pas sur l'art des vues d'instituteurs. Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, personnages bien peu recommandables de leur temps, pourquoi représentent-ils, cependant, tant de choses pour nous et sont-ils en quelque sorte des bienfaiteur s ?
Non pour leur morale sans doute, mais pour avoir donné un nouvel élan vital, une nouvelle conscience.
C'est pourquoi, loin de les comparer à des prêcheurs répandant la bonne ou la mauvaise parole, il faut les comparer au premier homme qui inventa le feu. Fut-ce un bien, un mal ? Je ne sais. Ce fut un départ nouveau pour l'humanité. Une succession de départs nouveaux et cela fait une civilisation. C'est aussi à cela que tient surtout le poète, à un départ nouveau, à une victoire sur l'inertie, sur la sienne, sur celle de l'époque, sur l'éternel engourdissement des réactionnaires.
L'on voit ainsi que la poésie, plutôt qu'un enseignement, et plus même qu'un ensorcellement, une séduction, est une des formes exorcisantes de la pensée. Par son mécanisme de compensation, elle libère l'homme de la mauvaise atmosphère, elle permet à qui étouffait de respirer. Elle résout un état d'âme intolérable en un autre satisfaisant. Elle est donc sociale, mais de façon plus complexe et plus indirecte qu'on ne le dit.
Sans en avoir l'air je réponds de la sorte à la question. « Où va la Poésie ? » Elle va à nous rendre habitable l'inhabitable, respirable, l'irrespirable.
Pour parler plus spécialement de la poésie qui vient, celle-ci tend à rechercher le secret de l'état poétique, de la substance poétique.
    Abandonnant le vers, le verset, la rime, la rime intérieure et même le rythme, se dépouillant de plus en plus, elle cherche la région poétique de l'être intérieur, région qui autrefois était peut-être la région des légendes, et une part du domaine religieux. (Une part seulement. Le poète, mon ami Jules Supervielle vient d'exprimer une idée analogue.)
Une assurance accrue provenant de l'assurance donnée par les sciences en général, une assurance plus particulière due aux progrès de la psychopathologie, de la psychanalyse, de l'ethnographie, peut-être de la métapsychique, et d'un néo-occultisme, une connaissance de plus en plus circonstanciée des rapports cerveau-intelligence, cerveau-glandes, cerveau-sang, esprit-nerfs, l'étude de plus en plus poussée et expérimentable des troubles du langage, de la cénesthésie, des images, du subconscient et de l'intelligence, tend à donner au poète la curiosité de toucher tout cela de l'intérieur, et le goût de plus audacieuses incursions aux états seconds, aux états dangereux de soi.
    D'autre part, les modifications dans la vie privée et sociale des hommes, de plus en plus rapides grâce au machinisme et à l'intrusion de la science dans les éléments les plus humains, forceront le poète à créer parallèlement une nouvelle optique. Tel est, je crois le plus grand avenir immédiat de la Poésie. Mais un poète (il en est né peut-être un aujourd'hui) bouleversera sans doute cette nouvelle poésie. Tant mieux.
    Car la vraie Poésie se fait contre la Poésie, contre la Poésie de l'époque précédente, non par haine sans doute, quoiqu'elle en prenne naïvement parfois l'apparence, mais appelée qu'elle est à montrer sa double tendance, qui est premièrement d'apporter le feu, le nouvel élan, la prise de conscience nouvelle de l'époque, deuxièmement, de libérer l'homme d'une atmosphère vieille, usée, devenue mauvaise.
    Le rôle du poète consiste à être le premier à la sentir, à trouver une fenêtre à ouvrir, ou plus exactement à ouvrir un abcès du subconscient.
    C'est peut- être en ce sens qu'on a dit « Le poète est un grand médecin », comme le comique d'ailleurs. Ainsi manifeste-t-il sa deuxième tendance que j'ai appelée exorcisante. Il fait disparaître l'envoûtement de l'époque précédente, de sa littérature, et en partie de l'époque présente.
    Ces deux tendances se conjuguent du reste en une seule poussée vers l'avenir.
   On voit qu'au départ le poète est seul, il part seul à la découverte. Sa vraie action sociale vient plus tard quand l'humanité presque malgré lui se l'incorpore.
    Cette incorporation devient si naturelle qu'on imagine souvent rétrospectivement et non sans simplicité que le poète a donné le ton de l'époque précédente.
Henri Michaux, "L'avenir de la poésie", 24 septembre 1936 


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