Stuc, Staff et Puff au XIXème siècle : le réalisme face à l'empire du Faux



Le désir de "réalisme" conduit à chercher de plus en plus puissants moyens de rendre.
Le rendu mène à la technique.
La technique mène à la classification, à l'ordre.
L'ordre mène au systématique, à l'exploration complète, à l'usage le plus étendu de tous les moyens, à leur liberté générale plus grande que toute chose réalisée.
Et parti du (désir de) reproduire exactement quelque fait, on arrive à une sorte de gymnastique intellectuelle qui comprend le "faux" et le "vrai".
Paul Valéry, cahier B 1910, Œuvres complètes II, (bibliothèque de la pléiade, p. 584)

MARCEL IS BACK ! un peu grâce à l'expo Huysmans, beaucoup grâce au répit que lui accordent les vacances, il se décide à reprendre l'excellent ouvrage de Philippe Hamon Puisque Réalisme il y a... (paru en 2015 aux éditions La Baconnière) et se livre à une paraphrase éhontée de l'introduction qui montre comment ce siècle réaliste (le XIXème siècle donc...) si épris de vérité a paradoxalement développé un goût prononcé pour le faux, dialectique inévitable du "désir de réalisme" selon Paul Valéry. Marcel goûte spécialement ce genre de sujet, non par amour effréné du mensonge, mais parce qu'y convergent tous les aspects de la vie sociale (littérature, peinture, architecture, mode vestimentaire, journalisme, etc) pour former une molécule de sens. Ces petites bulles de cohérence sont particulièrement agréables à l'esprit...

"Le doute, un Protée qui s'ignore lui-même" (Baudelaire)

      La passion pour la vérité au XIXème siècle, le « All is true » stendhalien entraîne fatalement la méfiance du lecteur qui soupçonne d'autant plus l'auteur de mentir que celui-ci prétend écrire un roman vrai. Celui-ci apprend donc à ruser avec le réel, il déploie des stratégies destinées à produire le fameux « effet de réel » censé le mettre à l'abri du soupçon de facticité.
      Or, si le réel est par définition proprement indicible, ce qui se dérobe à la représentation – « A mesure qu’on approche du réel, on perd la parole » écrit Valéry – le faux apparaît au contraire beaucoup plus familier : il est visible et repérable, au point qu'il peut fournir une espèce de preuve par l’absurde de l'existence du réel et de la possibilité de l'écrire. La question du rapport entre le vrai et le faux est donc centrale au XIXème siècle – l'affaire Dreyfus est une histoire de faussaire – siècle contaminé par un soupçon de faux généralisé qui n'a d'égal que la passion qu'il lui voue. Le faux s'est en effet immiscé dans tous les secteurs de la vie :

LA PACOTILLE

     
Le développement de l'industrie a en effet permis la multiplication des faux objets ; grâce à la galvanoplastie, on peut faire du faux or et du faux argent : S’étalent alors les faux bijoux, autrement dit « le toc », « le simili », « le plaqué » « la pacotille », injure suprême pour qualifier l’objet d’art industriel, nécessairement voué à la caducité. 

LES CANARDS

    Pullulent également les fausses nouvelles, « les canards » relayés par les journaux sur lesquels Nerval tire à boulets rouge dans sa réjouissante Histoire véridique du canard

Le « canard » est une nouvelle quelquefois vraie, toujours exagérée, souvent fausse. Ce sont les détails d'un horrible assassinat, illustré parfois de gravures d'un style naïf : c'est un désastre, un phénomène, une aventure extraordinaire. On paye cinq centimes, et on est volé. Heureux encore ceux dont l'esprit plus simple peut conserver l'illusion ! […]
Les anciens nous en ont légué́ de sublimes : nous en transmettons encore de fort beaux à nos neveux. Hérodote et Pline sont inimitables sur ce point : l'un a inventé les hommes sans tête, l'autre a vu des hommes à queue. Selon Fourier, l'homme parfait aura une trompe. […]
Les journaux se multiplièrent. le Canard s'agrandit : le Constitutionnel, le Courrier et les Débats étaient encore bien petits cependant.
Mais dans l'intervalle des sessions, durant des longs mois de vacances politiques et judiciaires ils sentirent le besoin de donner à la curiosité́ un élément capable de soutenir l'abonnement compromis. Ce fut alors que l'on vit reparaitre triomphalement le grand serpent de mer oublié depuis le moyen âge et les voyages de Marco Polo, - auquel on ne tarda pas à adjoindre la grande et véritable araignée de mer, qui tendait ses toiles aux vaisseaux et dont un lieutenant portugais coupa vaillamment à coups de hache une patte monstrueuse qui fut rapportée à Lisbonne.
Ajoutez à cela une collection intéressante de centenaires et de bicentenaires, de veaux à deux têtes, d'accouchements bizarres et autres canetons de petits jours.
Gérard de Nerval, Histoire véridique du canard  (1845)



LE STUC ET LE STAFF

Colonne en staff, (= amalgame
 de papier de soie, colle et poudre de craie)
Mais l’architecture n’est pas en reste. Hamon rappelle quelle passion Le second Empire a nourri pour le faux sous toutes ses formes : « le stuc et le staff », le faux marbre, le fausse bois, la fausse pierre, toutes les formes d’ersatz contre quoi tonnent déjà les signataires de la fameuse protestation des artistes » à travers leur attaque contre la Tour Effel, et qui culminera lors de l’exposition universelle de 1900, dominée par :
« l’architecture du plâtras, de la fange crépée de l’ordure peinte. […] C’est une parade, c’est une mascarade ; c’est une foirade. C’est l’architecture de la chlorose. C’est le style de la danse du ventre. »
Georges Darien, La Belle France, (1901)

     John Ruskin (peintre et critique d’art britannique renommé) militait pourtant dans Les sept lampes de l'architecture pour une architecture honnête, qui excluât notamment « les mensonges architecturaux », entre autres :

Peinture en trompe-l'oeil
1°) La suggestion d’un mode d’infrastructure ou de soutien autre que le véritable.
2°) La peinture de surfaces dans le but de figurer d’autres matériaux que ceux dont elles consistent réellement (comme dans la marbrure de bois), ou la représentation mensongère sur ces surfaces d’ornements sculptés.
3°) L’emploi d’ornements de toutes sortes moulés ou faits à la machine.
John Ruskin, Les sept lampes de l’architecture, II « La lampe de vérité », 1849




LA BLAGUE

     L’esprit fumiste de la fin du siècle en fera sa marque de fabrique, mais la « blague », bonne ou mauvaise s’échange partout au XIXème siècle, dans les cafés,  dans les salons, dans les journaux. Elle est largement relayée par les artistes eux-mêmes qui collectionnent les clichés de la bêtise, les caricatures et la hâblerie. La blague est une histoire qui fait « Pouff ! », en érigeant la déception en principe, puisque dans la blague, rien n’est jamais comme il paraît ou comme il doit. Balzac en donne quelques exemples fameux dans Illusions perdues :


Dans le passage nommé si fastueusement la Galerie-Vitrée, se trouvaient les commerces les plus singuliers. Là s’établissaient les ventriloques, les charlatans de toute espèce, les spectacles où l’on ne voit rien et ceux où l’on vous montre le monde entier. Là s’est établi pour la première fois un homme qui a gagné sept ou huit cent mille francs à parcourir les foires. Il avait pour enseigne un soleil tournant dans un cadre noir, autour duquel éclataient ces mots écrits en rouge : Ici l’homme voit ce que Dieu ne saurait voir. Prix : deux sous. L’aboyeur ne vous admettait jamais seul, ni jamais plus de deux. Une fois entré, vous vous trouviez nez à nez avec une grande glace. Tout à coup une voix, qui eût épouvanté Hoffmann le Berlinois, partait comme une mécanique dont le ressort est poussé. « Vous voyez là, messieurs, ce que dans toute l’éternité Dieu ne saurait voir, c’est-à-dire votre semblable. Dieu n’a pas son semblable ! » Vous vous en alliez honteux sans oser avouer votre stupidité.
Balzac, Illusions perdues, 2ème partie « Un grand homme de province à Paris »

    D’ailleurs, la pièce de Balzac, Le Faiseur (1840) repose sur la « blague » du personnage de Godeau, dont "la fortune incalculttable" est censée sortir de sa déroute financière Mercadet, escroc et protagoniste de la pièce. Mais la blague, c’est aussi le « puff » de la publicité (terme anglais pour désigner une réclame éhontée), qui autorise les mensonges les plus grotesques ; elle culmine sous le second Empire. Finalement le triomphe de la blague correspond au triomphe du hâbleur et de l’escroc. En prenant toute liberté avec la vérité, la blague s’affranchit de la représentation, le simulacre triomphe, et s’annulent l’opposition entre le vrai et le faux.


LES FAUX CULS

    Mais la mode de l’époque est riche en artifices de toutes sortes : « le pouf » et la « la tournure » sont en vogue. « La tournure », c'est une demi-cage baleinée qui accentue la cambrure des reins en rejetant l’ampleur de la jupe à l’arrière. « Le pouf » repose sur le même principe, mais il est encore plus volumineux, et peut prendre la forme d’une écrevisse... Ces différentes ruses vestimentaires désignées à accentuer la cambrure se rencontrent familièrement sous le nom de faux-cul, qui ne deviendra hypocrite que plus 
Robe à "pouf" (en forme de
 queue d'écrevisse)
tard…

    Bref, tout le siècle semble converger, bon gré mal gré vers cet empire du faux dont l’homme est « la dupe » (c’est le mot du siècle) :
Le faux n’est plus un concept spéculatif réservé à la haute philosophie, mais une présence et une question insistante, lancinante, une donnée brute, une composante du quotidien. Comme si la question du vrai et du faux se démocratisait en quelque sorte. Le faux se banalise, se trivialise, se concrétise, se généralise, se délocalise, se monnaye et se multiplie industriellement en innombrables pastiches et postiches qui envahissent le réel. 
(Philippe Hamon, p. 22)


"Le vrai, c'est le faux, du moins en art et en poésie"

     Tandis que d’aucuns s’échinent à dénoncer l’artifice (le factice, le fabriqué, l’artificiel, le néo-) dans l’espoir toujours déçu qu’on revienne au « naturel », d’autres au contraire  en perçoivent la dimension oblique, donc ironique, donc potentiellement esthétique. Et c’est ainsi qu’à côté de la célébration du Réel, du Vrai, de l’Original, de l’Authentique, on trouve des louanges de l’artificiel, du maquillage, de l’ironie, du faux. Les exemples abondent, qu’il s’agisse du goût pour le sonnet boiteux et la chanson fausse de Verlaine ou de l’éloge du maquillage de Baudelaire :

 La femme est bien dans son droit, et même elle accomplit une espèce de devoir en s’appliquant à paraître magique et surnaturelle ; il faut qu’elle étonne, qu’elle charme ; idole, elle doit se dorer pour être adorée. Elle doit donc emprunter à tous les arts les moyens de s’élever au-dessus de la nature pour mieux subjuguer les cœurs et frapper les esprits. Il importe fort peu que la ruse et l’artifice soient connus de tous, si le succès en est certain et l’effet toujours irrésistible. […]
Ainsi, si je suis bien compris, la peinture du visage ne doit pas être employée dans le but vulgaire, inavouable, d’imiter la belle nature et de rivaliser avec la jeunesse. On a d’ailleurs observé que l’artifice n’embellissait pas la laideur et ne pouvait servir que la beauté. Qui oserait assigner à l’art la fonction stérile d’imiter la nature ?
Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, « Éloge du maquillage »


Mais c’est bien sûr chez huysmans que culmine cet éloge du faux à travers la passion de Des Esseintes pour les fleurs artificielles :
Portrait de Montesquiou, mais
qui convient tellement bien à Des Esseintes
      Mais ce choix définitivement posé sur la fleur de serre, s’était lui-même modifié sous l’influence de ses idées générales, de ses opinions maintenant arrêtées sur toute chose ; autrefois, à Paris, son penchant naturel vers l’artifice l’avait conduit à délaisser la véritable fleur pour son image fidèlement exécutée, grâce aux miracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et des taffetas, des papiers et des velours.
     Il possédait ainsi une merveilleuse collection de plantes des Tropiques, ouvrées par les doigts de profonds artistes, suivant la nature pas à pas, la créant à nouveau, prenant la fleur dès sa naissance, la menant à maturité, la simulant jusqu’à son déclin ; arrivant à noter les nuances les plus infinies, les traits les plus fugitifs de son réveil ou de son repos ; observant la tenue de ses pétales, retroussés par le vent ou fripés par la pluie ; jetant sur ses corolles matineuses, des gouttes de rosée en gomme ; la façonnant, en pleine floraison, alors que les branches se courbent sous le poids de la sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupule racornie, quand les calices se dépouillent et quand les feuilles tombent.
     Cet art admirable l’avait longtemps séduit ; mais il rêvait maintenant à la combinaison d’une autre flore.
     Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. »
Huysmans, A rebours, chapitre VIII (1884)


    C’est que le faux n’est peut-être qu’une nouvelle façon d’être dans le vrai si tant est qu’on puisse assigner au mot une acception stable. En effet, le faux peut être considéré comme un écart par rapport à un idéal de naturel ou de simplicité (un acteur joue faux par exemple, quand il en force son jeu), mais aussi par rapport à un modèle précis (une fausse note, un vers faux). Le faux peut être aussi un écart par rapport au réel observable (des couleurs fausses, un faux témoignage)mais aussi par rapport à un contrat de confiance dans l’intention de tromper quelqu’un  (la fausse monnaie, des faux bijoux, un faux tableau). Mais, et c’est là qu’on veut en venir, il peut n’être pas un écart du tout, il fait partie du réel, et à ce titre est aussi vrai que le vrai lui-même. D’où les difficultés que rencontre la littérature réaliste : quelle vérité, quelle réalité vise-t-elle ? Peut-on même s’entendre sur la définition du vrai dans un siècle qui voit le relativisme et le soupçon s’ériger en principes universels ? Et d’ailleurs, puisque les mœurs changent, est-ce que le changement ne devient pas le seul matériau vrai dont on doive s’occuper ? Le faux acquiert donc à peu près le même statut que le vrai en littérature ; mieux, il sert à désigner le texte réaliste comme tel. 
     Aussi est-il abondamment convoqué comme thème ou comme ressort narratif dans la littérature du temps : chez Maupassant, « La parure » est une fausse parure, la morte de « En famille » est une fausse morte, la veuve des « Tombales » une fausse veuve. Le roman policier développe le personnage du faux coupable, tandis que les grands romans réalistes racontent la vie sous le régime du mensonge généralisé (Emma Bovary et sa vie de mensonges). On voit finalement se profiler trois postures d'écrivains :

– l’écrivain « démasqueur » : à l’instar de l’enquêteur du polar, il révèle le vrai sous la surface des apparences (toujours trompeuses). Ce n’est pas sans risques : comment concilier cette attitude surplombante – et à terme moralisante – avec les principes de neutralité propres au rélaisme ?

– l’écrivain faussaire : Celui-ci se livre au vertige de l’autotélisme dans la célébration du faux. D’où la multiplication des romans de faussaire tels que le Pierre Grassou (1840) de Balzac, peintre médiocre qui se met à faire des faux des grands maîtres pour gagner sa vie et finit par se faire passer lui-même pour un maître. 

– L’écrivain ironiste, qui écrit le faux pour signifier le vrai, posture énonciative à haut risque selon Hamon, puisqu’elle est toujours menacée d’incompréhension. Un cœur simple est-il ou non ironique ? Comment distinguer entre la vision du personnage et la diction du narrateur ? Et comment savoir si le lecteur est joué ou non ?

« Tu fais bien de songer au Dictionnaire des Idées Reçues. Ce livre complètement fait et précédé d’une bonne préface où l’on indiquerait comme quoi l’ouvrage a été fait écrit dans le but de rattacher le public à la tradition, à l’ordre, à la convention générale, et qui serait arrangé de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non, ce serait peut-être une œuvre étrange, et capable de réussir, car elle serait toute d’actualité. » 
Flaubert, lettre à Louis Bouilhet, 4 septembre 1850)

    Finalement l’ironie est la manifestation éclatante de la confusion généralisée entre le vrai et le faux. Car,  "en art et en poésie, "le vrai, c’est le faux" (Nerval, "Le réalisme" in Les Nuits d'Octobre, 1852). Que l’écriture réaliste et sa passion du vrai s’épanouisse justement dans un siècle qui recouvre les façades de stuc et de staff, dans un siècle où les femmes s’ornent d’un faux cul en forme d’écrevisse, dans un siècle enfin où culmine le genre de la blague (et pas toujours « supérieure »), c’est après tout un de ces petits retournements de l’histoire qui nous le font aimer.

Ph. Hamon, Puisque Réalisme
il y a,
La Baconnière, 2015
N. Preiss, Pour de rire, 
La blague au XIXème
siècle 
PUF, 2002




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