L'art brut : "On cherche aussi, nous autres, le grand secret"

     Marcel a brièvement parlé de l'art brut la semaine dernière en évoquant les pages de Michaux inspirées par la contemplation d'oeuvres réalisées par des fous, ceux qu'il appelle "les ravagés". Il faut quand même clarifier un peu. Né le plus souvent dans la solitude des asiles ou des prisons, c'est un art brutal, irruptif, résultat  d'un processus créatif souvent inconscient de lui-même. Le peintre Dubuffet, s'est passionné pour cet art multiple, souvent inquiétant, où il espère trouver un geste esthétique plus authentique, purifié de la culture et des académismes. Michaux qui s'y intéresse dans Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions, y voit paradoxalement l'expérience esthétique la plus proche de ses propres expérimentations de psychotropes sous contrôle. Que cherche-t-il dans cette fascination pour cet art des confins, cet art barbare, cet art des fous ? La même chose que nous sans doute. 
     Voici, pour celles et ceux qui cherchent aussi le grand secret ("On cherche aussi, nous autres, le grand secret...") une présentation sommaire de quelques artistes emblématiques de cet art inclassable, qui interroge le geste même de la pulsion esthétique et en suggère peut-être l'origine. 

Aloïse (1886-1964)




Titulaire du baccalauréat, Aloïse Corbaz, dite Aloïse est diagnostiquée schizophrène à tendance éroto-maniaque. Elle est internée à partir de 1918 jusqu'à sa mort. D'abord réduite à l'isolement à cause d'accès de violence, elle s'adapte progres-sivement à la vie hospitalière et commence à dessiner et à écrire en cachette. tous les outils lui sont bons : craies grasses, suc de pétales ou de feuilles, dentifrice, coupures de journaux, papiers d'emballage. Le support qu'elle préfère est le papier kraft des colis sur lequel elle dessine recto verso. Elle coud entre elles les feuilles de papier avec des fils de laine pour obtenir de plus grands formats qui peuvent atteindre plus de dix mètres. Grâce aux docteurs Hans Steck et Jacqueline Porret-Forel qui s'intéressent à son oeuvre, et à la rencontre avec le peintre Dubuffet qui l'intègre à sa collection d'art brut, elle acquiert bientôt une renommée internationale (sa famille alors se souvient d'elle...) Son oeuvre, très colorée et chargée de symboles amoureux et métaphysiques est reconnaissable notamment par ses personnages féminins aux prunelles bleues... et vides.


Henry Darger (1892-1973)





D'abord placé dans un foyer à 4 ans, à la suite de la mort en couches de sa mère,  il est ensuite interné dans un asile pour enfants attardés. Il s'en échappe à dix-sept ans et on retrouve sa trace quelques années plus tard dans un hôpital de Chicago comme employé de nettoyage. A partir de 1911, il s'est mis à rédiger une saga de plus de 15 000 pages intitulée L'histoire des Vivian girls dans ce qui est connu sous le nom des Royaumes de l'irréel et de la violente guerre glandéco-angelinienne causée par la révolte des enfants esclaves. Darger illustre cette épopée qui raconte la révolte des enfants contre un peuple de méchants adultes qui les réduisent en esclavage, les torturent et les assassinent par de grandes planches dessinées recto verso (certaines font plus de trois mètres) qui représentent la fuite de petites filles terrorisées cherchant à échapper à leurs poursuivants. A partir de 1946, Darger utilise des agrandissements photographiques qui lui permettent de multiplier la même image. C'est seulement quand il est placé dans une maison de retraite qu'on découvre l'ampleur de son oeuvre, la petite chambre qu'il louait étant envahie de piles de papiers s'élevant jusqu'au plafond. Henry Darger y a vécu dans une solitude quasi-totale, et dans un anonymat plus total encore. 











Adolf Wölfli (1864-1930)


Abandonné très tôt par ses parents, Adolf Wölfli est placé dans différentes familles paysannes où il ne mange pas toujours à sa faim. Incarcéré une première fois pour des attouchements sur une jeune fille, il récidive en 1895 sur une fillette et est interné à l'hôpital psychiatrique de Waldau où il restera jusqu'à sa mort. D'abord placé à l'isolement pour ses crises de démence hallucinatoire, il se met à dessiner aux alentours de 1900. On ne lui octroie d'abord qu'un crayon par semaine mais l'arrivée d'un nouveau médecin, qui s'intéresse à son travail, améliore ses conditions. Son oeuvre est immense : elle comprend des centaines de dessins, de partitions musicales, de collages, une biographie imaginaire de 25 000 pages intitulée Du berceau au tombeau ou prière  à la malédiction par le labeur et la sueur, la souffrance et le tourment. Wölfli entend tout réinventer : l'histoire, la géographie, la religion, la musique, etc. Son oeuvre mêle le dessin et l'écriture, les portées musicales ont une fonction aussi bien plastique que musicale. Son oeuvre a fasciné un grand nombre d'artiste, en particulier André Breton qui tient son oeuvre pour capitale.



















Les ravagés

    De cette femme inconnue qui, s'étant dépouillée de tout, se met frénétiquement et pour toujours à dessiner des fleurs, nous aurions perdu la trace sans l'attention que lui porte Michaux dans Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions. Avec toute la tendresse dont il est capable, il compose le portrait pudique de celle qui ne put surmonter l'insurmontable.

     Elle s’est mise à tout jeter par la fenêtre, bagues, bracelets, un collier, quelques objets précieux, et, arrachés du porte-billets, des milliers de francs à la volée, et les coussins.
     Des robes tombent sur le trottoir. Nue, elle en jette encore.
     Horreur de la possession. Insupportable, indigne possession.
     En une minute d’illumination, le voile s’est déchiré.
     Elle voit la bassesse de posséder, de garder, d’accumuler.
     Les vêtements sur elle, ça lui fut insupportable, tout à coup et les objets réunis, assemblés autour d’elle, elle devait tout de suite s’en arracher.
     Ignoble d’avoir désiré s’approprier, garder pour soi.
     A la suite de cet acte si personnel, cependant public (aperçu de la rue), sa liberté lui fut retirée.
     Elle parla d’abord beaucoup, vite, incessamment, puis presque plus.
     En même temps que d’autres internés, poussée à dessiner, à peindre, un jour des crayons de couleur furent mis dans sa main et une blanche feuille de papier posée devant elle sur une table.
     Inerte, elle fait, distraite, quelques points et traits épars, puis tout à coup, tout à coup et sans plus s’arrêter, des fleurs, des fleurs sans support.
     Fleurs franches à corolles simples et simplement colorées, fleurs offrandes, fleurs de naissance, fleurs marquées d’innocence. Beaucoup. Beaucoup.
     Plus de paroles, plus jamais.
     Fleurs seulement, fleurs, fleurs.
     Le don, donner, se donner.
     « Il fallait bien la défendre contre elle-même… »
     Fleurs est sa seule réponse. Fleurs, fleurs, fleurs.
Henri Michaux, Chemins cherchés, Chemins perdus, Transgressions, Gallimard, 1981, pp. 67-68  



Les textes de ce post doivent tout à :
Folies de la beauté, abcd, une collection d'art brut
Paris abcd et actes sud, 2000 




















































 




























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