Comment "écrire ce qui se parle" ?

Lotte Laberstein, "la discussion" (1934)
Il me semble qu'on dit les choses encore plus finement qu'on ne peut les écrire (La Bruyère, "De la société et de la conversation")

La représentation de la parole en littérature est un des enjeux de la prose moderne, en particulier du réalisme. Pendant longtemps, comme chez Molière, on a imité le parler boiteux des paysans à des fins comiques. Mais peu à peu s'impose l'idée qu'une représentation fidèle des conditions sociales doit s'accompagner d'une captation des parlures. Comment s'y prendre ? Les moyens sont divers mais toujours codifiés, et l'effort pour imiter le langage parlé est toujours soumis à la littérarité: au XIXème siècle, la virulence des écrivains s'accusant mutuellement d'artificialité témoigne surtout de l'enjeu du débat : écrire ce qui se parle est un défi du réalisme, et c'est bien à travers l'observation des parlures que pourra s'établir une sociologie des langages. Balzac ouvre la voie, Flaubert la creuse et Proust, qui bénéficie des leçons des deux autres, saura capter les signes distinctifs de l'oralité sans céder à l'imitation pure et simple. Puis Céline ouvre une voie nouvelle en faisant de l'oralité la pulsation même de son écriture. Les nouveaux romanciers enfin (en particulier Claude Simon et Nathalie Sarraute) franchissent encore une étape en se mettant en quête de l'infra-langage. Le problème est donc vaste puisqu'à la recherche d'une captation de la parole d'autrui par l'écriture se mêle celle de l'écriture comme parole et plus généralement comme voix.
Faire l'histoire de cette captation de l'oral est un chantier qui dépasse comme on s'en doute les capacités de Marcel. Mais, puisque les oeuvres du programme accordent une importance particulière à cette question,  du petit théâtre lafontainien à la sous-conversation chez Sarraute, puisqu'ils nous montrent comment la recherche d'une voix propre passe aussi par celle de la captation des voix d'autrui, c'est l'occasion de réfléchir à cette curieuse idée qui consiste à "écrire ce qui se parle", selon la curieuse expression de Thibaudet. Voici donc quelques textes critiques destinés à faire tourner la roue de notre petit moulin...


Langue littéraire et langue parlée : complexité du problème

Gilles Philippe et Julien Piat ont publié une volumineuse histoire de la prose en France qui, partant de la présence du parlé dans l'écrit analyse les évolutions de la langue littéraire sur plus d'un siècle. Voici un extrait de la façon dont ils posent le problème :
On connaît peut-être l'étrange définition proposée par albert Thibaudet en 1922 : « il y a littérature là où les deux sexes sont présents, où se fait le mariage de la parole et de l'écrit. » La simplicité de la formule masque la complexité de l'histoire : pendant toute la période qui s'ouvre en 1850, la question du lien entre la littérature et l'oralité n'aura cessé d'être pensée, c'est-à-dire de poser un problème. […] Dès qu'on y regarde de près, la question du rapport entre la langue littéraire et l'oralité se dédouble : il faudrait au moins séparer, d'une part, la volonté de rendre compte, dans le texte littéraire, de la diversité des parlures et sociolectes attestés et, d'autre part, la revendication d'un idiome écrit qui retrouve l’expressivité et la vigueur de la parole prononcée. Or on va voir que si ces deux questions sont souvent mêlées – Celle de la spécificité de la langue orale, notamment dans les couches les moins instruites ; celle de la vocalité sonore de la parole, en tant qu'elle s'oppose au médium graphique –, elles ne sont pas toujours articulées de la même façon entre 1850 et 2000. Dans tous les cas se joue la définition sinon de la littérature, comme le voulait Thibaudet, du moins celle de la langue littéraire. 
Gilles Philippe et Julien Piat dir. La Langue littéraire, une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Fayard, 2009, pp. 57-58

L'art de la conversation à la racine de la littérature moderne

Dans La Diplomatie de l'esprit (1998), Marc Fumaroli, un de nos érudits les plus réjouissants, choisit d'étudier le triomphe de la prose en France au XVIIème siècle sous l'angle de l'art de la conversation et du prestige du bien-dire. Pour Fumaroli, des auteurs comme Montaigne ou La Fontaine sont d'abord des "artistes de la parole", rompus à une rhétorique savante qu'ils ont rendue naturelle grâce à l'art de la conversation, contribuant ainsi à la naissance d'un art littéraire oral qui deviendra l'idéal de toute la littérature française.
La critique beuvienne pose au principe de la littérature française la conversation, et c’est à peine forcer la pensée de l’auteur des Portraits littéraires que de tenir celle-ci pour un genre littéraire
oral, modèle et source pour les genres littéraires écrits proprement français. Mais comment peut-on parler de genre littéraire oral alors que la littérature, par définition et par étymologie, est écrite ? Sainte-Beuve a esquivé la question, mais si sa thèse est exacte, on ne peut aujourd'hui manquer de pousser plus loin l'analyse. Sainte-Beuve est un bon romantique et, au surplus en admirateur de Port-Royal, est plutôt un adversaire de la rhétorique. Pourtant, seule la rhétorique permet de lever la contradiction apparente dans les termes que comporte la notion de genre littéraire oral, postulé implicitement par la critique beuvienne. L'éducation littéraire que donne la rhétorique conduit en effet à une maîtrise de la parole autant orale qu'écrite. La pédagogie oratoire, telle qu'elle a été ranimée par l'humanisme italien, ne trace pas de frontière nette entre l'orateur et
l'écrivain. Les exercices littéraires, sous le régime de la rhétorique, préparent à inventer des discours plutôt qu'à composer des textes écrits. Les auteurs que l'on lit, que l'on étudie, que l'on mémorise, servent de modèles et de ressources à la performance de poèmes ou de proses destinés à être dits même s'ils sont écrits. Le sommet d'une éducation rhétorique est l'extemporanea oratio, l'improvisation orale qui permet à l'orateur (et éventuellement à !'écrivain) de proférer sur-le-champ, en réponse immédiate, au défi des circonstances, le discours qui convient, le discours à propos ; même si les circonstances requièrent que ce discours obéisse aux règles d'une forme fixe ou d'un genre très conventionnel. La copia, l'abondance à laquelle les techniques de l'invention et de la mémoire préparent l'orateur, est aussi bien celle de l'écrivain que du poète. L'art de la conversation, dans des époques où l'éducation littéraire est d'ordre rhétorique de ce naturel de la parole auquel prépare l’entraînement oratoire, et qui met l’orateur en mesure de proférer sur-le-champ, sans effort ni préméditation visible, avec une sorte de bonheur, le discours qui convient, dans la forme et avec l’argumentation qui conviennent. En ce sesn, Voltaire, élève des jésuites, comme Montaigne, élève du collègue de Guyenne, sont des improvisateurs bien pourvus et bien préparés, aussi abondants et pertinents à l’écrit qu’à l’oral. L’un et l’autre ont perfectionné leur éducation rhétorique en pratiquant au collège le théâtre. Ce que Voltaire appelle l'esprit, la raison ingénieuse, c'est d'abord cette rapidité inventive, aussi bien orale qu'écrite, qui permet à l'improvisateur de répondre à propos dans la conversation aussi bien que de rédiger un texte de longue haleine dans le feu d'une polémique littéraire. Qui peut le plus peut le moins : quand on a été, comme Montaigne ou Voltaire, entraîné à l'improvisation en latin, à plus forte raison peut-on la pratiquer avec aisance en langue vulgaire. C'est même là que la sprezzatura selon Castiglione, qui traduit la négligence diligente de Cicéron, atteint le mieux son idéal de naturel improvisé : la langue maternelle semble couler de source et dissimule mieux que la langue savante toute trace de technique apprise, de métier. La conversation civile, pleine d'imprévu et d'inattendu, est un défi permanent pour l'esprit improvisateur. Elle permet, mieux que le latin des collèges, d'effacer l'écart entre la parole spontanée et la parole cultivée. Cet écart, qui dénonce le pédant (c'est-à-dire, avant tout, le pédagogue latiniste incapable d'improviser hors de la salle de classe), est en dernière analyse l'échec d'une éducation rhétorique. On comprend ainsi que la conversation ait pu devenir non seulement l'école, mais l'idéal de toute littérature française. La conversation lettrée en français est une improvisation permanente, toujours risquée ; elle ne supporte pas l'hésitation, le repentir, la préméditation visible ; elle exige du trait, de la vivacité, un à-propos toujours en éveil. C'est à retrouver cet effet de naturel par écrit que, avant Stendhal, s'emploient Montaigne et Voltaire, et pas eux seulement : Molière, Pascal, Marivaux et même Boileau, à plus forte rai­ son Retz et Mme de Sévigné. L'épreuve par laquelle tous ces écrivains sont passés est celle du genre littéraire oral que la conversation est devenue en France, pour les écrivains comme pour les gens d'esprit qui n'écrivent pas, mais dont le bonheur d'expression improvisée ("l'esprit des Mortemart", selon Saint-Simon) est un défi pour les écrivains.
Marc Fumaroli, " L'art de la conversation, ou le forum du royaume" in La Diplomatie de l'esprit, de Montaigne à La Fontaine,  Gallimard, "Tel", pp. 297-299

Le Mariage de la la parole et de l'écrit : sur le style de Flaubert

Albert Thibaudet (1874-1936) est un critique littéraire français du siècle dernier  dont les intuitions ne cessent d'étonner encore aujourd'hui. Une querelle fameuse (et fameusement drôle) sur les fautes de Flaubert commence l'été 1919 avec un article de Louis de Robert intitulé sans vergogne "Flaubert écrivait mal". Tout le petit monde de la littérature y va de son avis et Thibaudet finit par s'exprimer en automne dans la NRF avec une analyse minutieuse : "Sur le style de Flaubert" (Proust à son tour publiera en 1920 un article resté célèbre :"à propos du style de Flaubert", et les deux auteurs, d'un avis divergent, ferrailleront par correspondance au sujet cette épineuse question des "Fautes" de Flaubert). L'article de Thibaudet contient une réflexion très novatrice sur les rapports entre l'écrit et l'oral en littérature, qui finira par s'intégrer à un volume consacré entièrement à Flaubert, paru en 1922 (numérisé par Wiki)
[...] nous sommes ici devant une loi du style souvent méconnue et qu’on pourrait formuler ainsi : Le style écrit n’est pas le style parlé, mais un style écrit ne se renouvelle, n’acquiert vie et perpétuité, que par un contact à la fois étroit et original avec la parole. Brunetière insiste fréquemment et avec raison sur ce fait que le style du xviie siècle est avant tout un style parlé. Aujourd’hui encore, avoir un style, c’est avoir fait une coupe originale dans ce complexe qu’est le langage parlé. Un pur style parlé sera celui d’un orateur comme Briand dont il ne reste à peu près rien dans le texte de l’Officiel. Un pur style écrit sera celui de Mallarmé dans sa prose. Or, le plaisir qu’on éprouvait à écouter Briand et celui qu’on goûte à lire Divagations sont en deçà ou au-delà de la littérature. Il y a littérature là où les deux sexes sont présents, où se fait le mariage de la parole et de l’écrit. Et c’est le cas de Flaubert. Son style ne paraîtrait pas vivant s’il n’était animé par un courant de parole qui commence, nous le verrons tout à l’heure, au langage populaire et se termine par le « gueuloir ». Or, le style indirect libre, que les grammairiens n’ont pas daigné jusqu’à ces derniers temps incorporer à la langue, telle qu’ils l’amènent à la conscience claire, a certainement son origine dans la langue parlée. Avant de devenir une forme grammaticale, il est une intonation. […] Mais écrire ne consiste pas seulement, ne consiste pas surtout à reproduire la langue parlée. Écrire consiste à prendre un appui sur la langue parlée, à se charger de son électricité, à suivre son élan dans la direction qu’elle donne. La langue parlée implique un style indirect simple : « Sa sœur fait sa première communion ! » Mais jamais un style indirect double : « Dumanet alla au bureau se faire inscrire pour une permission : sa sœur faisait sa première communion. » Quand le savetier se précipite à la cave, son voisin pourra dire : « Le chat lui prend son argent ! » en style direct simple ; mais il ne dira pas plus tard en parlant de feu Grégoire : « Si quelque chat faisait du bruit, le chat prenait l’argent. » Cela c’est La Fontaine qui le dit, un écrivain et un malin. Ou plutôt il ne le dit pas, il l’écrit. Il l’écrit non comme le peuple le dit, mais du fonds dont le peuple le dit. Le style indirect double, c’est le style indirect simple, plus l’écrivain. Ce seront donc seulement des gens très artistes comme La Fontaine, La Bruyère et Flaubert, qui emploieront ces tournures, issues pourtant de la langue populaire, et qui donneront la sensation de la langue parlée en épousant dans la langue parlée le mouvement qui conduit à une langue qui ne se parle pas. La psychologie du style consiste en partie en des schèmes moteurs de ce genre. Aujourd’hui, le style indirect libre circule partout, et c’est certainement à Flaubert, à l’imitation de Flaubert qu’on le doit. […]
Flaubert, dit M. Boulenger, en citant la Correspondance, avait horreur de « cette maxime nouvelle (?) qu’il faut écrire comme on parle ». Flaubert avait raison. On ne doit pas plus écrire comme on parle qu’on ne doit parler comme on écrit. La parole et l’écriture suivent chacune un mécanisme particulier, impliquent des clefs, des tensions différentes, intéressent deux ordres et deux mouvements distincts de souvenirs (question qu’il serait intéressant de traiter en s’appuyant sur quelques pages de Matière et Mémoire et de l’Effort intellectuel). Mais si on ne doit pas écrire comme on parle, on doit écrire ce qui se parle, et non pas écrire ce qui s’écrit. Le style languit et meurt quand il devient une manière d’écrire ce qui s’écrit, de s’inspirer, pour écrire, de la langue écrite. Le cas limite et frappant est celui du latin des modernes, formé uniquement par l’étude des bons écrivains. Avoir un style, pour un homme comme pour une littérature, c’est écrire une langue parlée. Le génie du style consiste à épouser certaines directions de la parole vivante pour les conduire à l’écrit. Bien écrire, c’est mieux parler. À la base d’un style, il y a donc ceci : un sens de la langue parlée, une oreille pour l’écouter ; mais, dans cette atmosphère raffinée et subtile, la division du travail est poussée si loin que cette oreille pour l’écouter n’implique pas nécessairement une voix actuelle pour la parler. Un très grand écrivain peut être, comme Corneille, La Fontaine, Rousseau ou Flaubert, un causeur incorrect ou médiocre. L’oreille fine et la langue déliée vont parfois de pair, mais pas toujours.

Albert Thibaudet, "Sur le style de Flaubert", in Gustave Flaubert, 1922 (Wikisource) 

La parole populaire dans la prose romanesque : un diapason esthétique

Un dernier texte pour finir sur le moment où le langage de la rue refait son apparition dans la prose romanesque (XIXème). Face à une langue jugée sclérosée, le romancier prête attention au langage de la rue pour s'y ressourcer. Le romancier est décidément celui qui dit la vérité du langage, parce qu'il expose le langage, et mieux, qu'il le raconte. L'excellent ouvrage de Philippe Dufour est entièrement consacré à l'histoire de ces langages en évolution tels que les romanciers la racontent.
   Comme il était devenu étranger, ce langage de la rue, à la veille de la Révolution ! Quelque chose en parvenait confusément aux oreilles des bourgeois et des nobles, les cris des marchands ambulants, que seules leurs servantes, heureusement pour les emplettes, savaient discerner: « Le porteur d'eau, la crieuse de vieux chapeaux, le marchand de ferraille, de peaux de lapin, la vendeuse de marée, c'est à qui chantera sa marchandise sur un mode haut et déchirant. Tous ces cris discordants forment un ensemble, dont on n'a point d'idée lorsqu'on ne l'a point entendu. L'idiome de ces crieurs ambulants est tel, qu'il faut en faire une étude pour bien distinguer ce qu'il signifie. » Ces cris vont bientôt se politiser et le XIXème siècle, Histoire oblige, entre révolutions politiques et révolution industrielle, va devoir les entendre. Louis Sébastien Mercier apparaîtra alors comme un point de départ symbolique à une écoute de nouveaux langages qui ont du mal encore à trouver leur place, parfois qualifiés d'excentriques, malgré tout dignes d'étude désormais : « Depuis Mercier, écrit Lorédan Larchey sous le Second Empire, l'étude de mœurs est devenue un genre qui a singulièrement contribué à mettre en lumière les excentricités du langage. » Ce sera d'abord l'affaire du roman, expert depuis Balzac en « étude de mœurs. »
   La littérature va prendre de nouveau au sérieux le parler populaire. Dans sa volonté de réglementer l'usage de la langue française, l'âge classique avait de fait institué une séparation entre la langue vulgaire et la langue littéraire qui n'existait pas du temps de Villon ou de Rabelais, quand l'écrivain ne criblait pas son vocabulaire et en toute chose trouvait nourriture. J'ai évoqué cette question en traitant du réalisme linguistique. La poétique avait compartimenté les styles, le bas, le médiocre et le sublime, et dans le même mouvement voué au rire le parler des champs et le parler des rues, circonscrits dans quelques scènes de roman ou de comédie, parfois plus envahissants, ainsi quand le burlesque fleurit en réaction au style noble au milieu du XVIIe siècle (« Le Parnasse parla le langage des Halles », tonnera Boileau), ou quand le genre poissard, non sans succès (durable pour Vadé encore réimprimé à l'époque naturaliste), imitera au XVIIIe siècle le langage du bas peuple, en entremêlant langue populaire et patois d'Ile-de-France. Bien sûr, cette tradition comique ne s'est pas interrompue : le parler paysan est remarquablement stable en littérature de Molière et Marivaux à Maupassant, en passant par La Laitière de Montfermeil, tandis que le burlesque « langage des Halles » trouve son lointain écho dans les querelles de harengères du Ventre de Paris ou dans la gouaille de Virginie (future Mme Poisson...) avant la bataille du lavoir dans L'Assommoir. Mais ce comique-là fait déjà moins rire le public bien-pensant, alors que le langage cru du Père Duchêne, avec sa ponctuation en bougre et en foutre, hante encore les mémoires. Le comte de Ségur, dans son discours de réception à l'Académie française, s'en prend au genre théâtral en vogue, le vaudeville, qui fait la part trop belle au parler populaire. Quelque chose a décidément changé. Même sur un registre comique, la langue de la rue semble devenir insupportable, inquiétante : « Que d'altérations ne reçoit­ elle [la langue française] pas journellement au théâtre, où pour imiter plus fidèlement la nature, tant d'auteurs affectent de substituer à la langue de bonne compagnie le jargon des carrefours et le patois des halles[...]. » Le puriste prononce son discours le 29 juin 1830. Dans un mois – le pressentait-il ? – il aura l'occasion d'entendre le jargon des carrefours le disputer à la langue de bonne compagnie. Après avoir envahi la scène théâtrale, le français populaire occupe la scène de l'Histoire.
Le « 93 littéraire » dont parle Hugo s'est accompli. Sainte-Beuve, devenu théoricien du roman réaliste, le constate : « Le moment actuel est, à certains égards, tout l'opposé de celui de Vaugelas. Alors tout tendait à épurer et à polir : aujourd'hui tout semble aller en sens contraire, et un mouvement rapide d'intrusion se manifeste. Alors tous les mauvais mots demandaient à sortir ; aujourd'hui tous les mots plébéiens, pratiques, techniques, aventuriers même, crient à tue-tête et font violence pour entrer. » C'est décrire assez précisément le vocabulaire de Balzac et celui des Misérables parus quelques mois avant ce feuilleton de Sainte-Beuve. Aux Remarques sur la langue française de Vaugelas ont succédé Les Excentricités du langage de Lorédan Larchey dont Sainte-Beuve signale l'existence juste après. Où est aujourd'hui le bon et le mauvais usage ? demande encore le critique. Le temps est venu de la « démocratie des mots  », malgré qu'en ait le conservateur Dictionnaire de l'Académie.
Voilà donc mis « le bonnet rouge au vieux dictionnaire ». Car le remarquable, c'est que non seulement le parler populaire retentisse sur un mode sérieux dans les dialogues qui marqueraient encore une barrière avec les guillemets, mais que la prose narrative même s'y renouvelle, par des emprunts ici timides, ponctuels, là provocants (pensons au Zola de L'Assommoir ou au Huysmans des Sœurs Vatard dotant le langage du narrateur de termes argotiques) : « S'il est permis d'employer une expression si familière », « pour nous servir d'une expression populaire», « S'il est permis de glisser les audacieux tropes du peuple dans la langue écrite » Comme Balzac, Sand use de précautions oratoires qui rendent d'autant plus voyant le mot, à la fois employé et cité: « ce qu'on appelle trivialement le tripotage, expression trop familière, mais difficile à remplacer. ». L'écriture s'agrège de nouveaux pans de parole. Non seulement la parole populaire est représentée, mais elle est assimilée : « Pour nous servir du mot trivial, c'est-à-dire populaire et vrai, elle rechigna. » Qui songerait d'ailleurs aujourd'hui à s'excuser d'écrire ce mot familier ? On mesure sur cet exemple l'évolution de notre rapport à la langue : la notion de langue littéraire est désormais caduque (ou c'est elle qui devient la forme marquée), justement parce que romantisme et naturalisme sont passés par là. Le romantisme, contre la langue néo-classique épurée, a réalisé une refonte du vocabulaire qui draine la langue d'en bas. Ce n'est plus avec le bel « art de la conversation » que l'écriture entend composer. Face à une langue jugée trop sclérosée, le romancier prête l'oreille à un langage énergique, comme aime à le qualifier Balzac : « [deux voitures] appelées par le peuple dans sa langue énergique des paniers à salade » ; « ce que le peuple nomme assez énergiquement un chenapan » ; « comme dit le peuple dans son langage énergique. » Ces mots disséminés dans la prose du narrateur, répandus dans des dialogues, sont aussi là comme un diapason esthétique.
Philippe Dufour,  "Barbarismes", in La pensée romanesque du langage,  Seuil, 2004, pp. 192-195





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