Henri Meschonnic, "Perdus dans le bois de la langue"

On aime bien le côté Professeur Nimbus
de Meschonnic sur cette photo
     Aujourd'hui un petit post sans prétention sur le langage, le corps et la langue de bois. Dans le bois de la langue, paru aux éditions Laurence Teper en 2008 rassemble les thèses d'Henri Meschonnic (1932-2009) sur le langage. C'est un poéticien passionné et virulent, infatigable combattant des idées reçues en matière de langage, celle par exemple qui oppose la poésie au langage ordinaire (Sartre prends-toi ça !) et même celle sur laquelle repose toute notre conception du langage, le dualisme du signe. Pour Meschonnic, le corps qui écrit impose un rythme qui rétablit une forme de continu dans l'écriture. Cette sémantique sérielle et sonore vient mettre à mal la théorie asséchante de l'arbitraire du signe, abstraction de la discontinuité : voilà pour le premier extrait (cela rencontre opportunément l'intérêt porté par Nathalie Sarraute au rythme, auquel elle ne cesse de revenir.) Je vous recommande de l'écouter ici exposer en quelques minutes la façon dont se noue l'expérience du langage et celle du corps dans la littérature, et particulièrement la poésie.
Mais c'est aussi le chapitre sur la langue de bois que Marcel veut faire connaître aujourd'hui : chaque époque produit les siennes ; en ces temps où notre capacité d'action est particulièrement limitée, en rappeler les mécanismes est peut-être le seul moyen de s'en défendre un peu...

Corps et langage

         Nous vivons toujours, pour ce qui est de la pensée du langage, sur des représentations qui ont bien deux mille cinq cents ans, et qui se ramènent essentiellement au dualisme du signe, à cette double abstraction qui prend le langage comme l'alliance de deux éléments radicalement hétérogènes l'un à l'autre : du son et du sens, de la forme et du contenu.Dans son ensemble, la science du langage du XXe siècle a même renforcé cette représentation déjà installée par une familiarité ancienne et l'illusion d'être le bon sens même. La poétique est l'effort pour montrer que cette représentation qui passe pour la nature même des choses du langage, et que la science a en plus mondialisée, cette représentation est une folie, une manière schizophrénique de voir le langage comme du radicalement discontinu.La tâche de la pensée est de penser ce que cette représentation empêche de penser. C'est-à-dire le continu dans le langage. Ce continu constitue une réaction en chaîne. C'est le continu entre le corps qui parle et son langage, mais ce n'est pas seulement la gestuelle et l'intonation, c'est aussi le continu du corps à l'écrit, dans ce qui est l'invention même du langage : la littérature, la poésie. 
Henri Meschonnic, "1. Oui, qu'appelle-t-on penser ?" in Dans le bois de la langue, p. 11 

La langue de bois 

     Au-delà du domaine uniquement politique, peut-être peut-on dire qu'il y a un risque de langue de bois chaque fois qu'on réduit les mots à des outils, et qu'en même temps on rend cette opération invisible. La réduction du langage, des mots, à des outils, est mauvais signe. [...] La langue de bois transforme ceux qui parlent en instruments, les autres en ennemis. Plus largement peut-être encore, tout identification à une vérité-unité-totalité comporte les conditions pour faire une langue de bois. Inversement, une pensée à l'état naissant est à l'opposé de la langue de bois. [...]
     Le succès des langues de bois tient sans doute à ce qu'elles procurent un succédané de sujet, le lâche soulagement d'avoir à la fois une pensée toute faite et qui évite la difficulté, l'absence de garanties inhérente à la condition d'un sujet, et en même temps, la participation, garantie, elle, à un pouvoir qui est celui d'une vérité-unité-totalité. La langue de bois vit de complicité, de passivité. D'acceptation.

     Chaque conformisme produit sa langue de bois. Même si ce n'est pas avec toute l'extension qu'avait prise le marxisme-léninisme en devenant à la fois un pouvoir d'Etat et une terreur. Il y a donc une langue de bois de l'anticommunisme comme il y a une langue de bois du communisme, une langue de bois du politically correct américain, une langue de bois de la modernité comme une langue de bois du postmoderne...
     Est langue de bois, ou en train de le devenir, le mensonge qu'on ne veut pas entendre comme mensonge, le truisme qu'on ne veut pas reconnaître comme truisme, la tarte à la crème qu'on a sur la figure mais qu'on prend pour son propre portrait.
     Pour penser la langue de bois, il faut penser tout le langage. Pour penser le langage, il faut penser le sujet, et son historicité. Et y veiller. Je ne vois pas d'autre défense contre la langue de bois, les langues de bois qui nous entourent, et qui tendent sans cesse, sans bruit (comme poussent les plantes), à entrer en nous et à sortir de nous. Nous en elles et elles en nous. Dans le bois de la langue.


Henri Meschonnic, "7. Perdus dans le bois de la langue in Dans le bois de la langue, p. 125-126 


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