Du Bellay, Défense et illustration de la langue française (extraits)

L'Hercule gaulois, tirant les peuples par les oreilles avec une chaîne
attachée à la langue : une allégorie plutôt osée 😂
Du Bellay rédige Défense et illustration de la langue française en 1549, soit dix ans avant Les Regrets. C'est un manifeste particulièrement inspiré qui entend promouvoir la langue française comme langue de culture et de poésie. Il s'agit de « défendre le français contre les latiniseurs et les helléniseurs qui le méprisent en lui-même comme s’il était incapable de ‘bonnes lettres et érudition’ » (J. Charaud, histoire de la langue française). Bref, il s'agit d'établir la souveraineté de la langue française dont les poètes seront les gardiens sacrés et jaloux. Energique, parfois virulent, utile pour comprendre la poétique de l'auteur, le manifeste s'achève sur la résurrection de  « notre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles, avec une chaîne attachée à sa langue », allégorie hardie, qui a le don d'enchanter Marcel, bien qu'il ait toujours un peu de mal à s'en faire une représentation exacte 😕. On donne ici quelques extraits significatifs de ce manifeste (qui compte environ 40 pages) construit en deux parties, la deuxième définissant plus spécifiquement le rôle du poète moderne.

NB : on peut lire la version complète du texte en suivant ce lien Défense et illustration de la langue française



LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER : De l'origine des langues

Si la Nature (dont quelque personnage de grande renommée non sans raison a douté, si on la devait appeler mère ou marâtre) eût donné aux hommes un commun vouloir et consentement, outre les innumérables commodités qui en fussent procédées, l'inconstance humaine n'eût eu besoin de se forger tant de manières de parler. Laquelle diversité et confusion se peut à bon droit appeler la tour de Babel. Donc les langues ne sont nées d'elles-mêmes en façon d'herbes, racines et arbres, les unes infirmes et débiles en leurs espèces, les autres saines et robustes, et plus aptes à porter le faix des conceptions humaines : mais toute leur vertu est née au monde du vouloir et arbitre des mortels. Cela (ce me semble) est une grande raison pourquoi on ne doit ainsi louer une langue et blâmer l'autre : vu qu'elles viennent toutes d'une même source et origine, c'est la fantaisie des hommes, et ont été formées d'un même jugement, à une même fin : c'est pour signifier entre nous les conceptions et intelligences de l'esprit. Il est vrai que, par succession de temps, les unes, pour avoir été plus curieusement réglées, sont devenues plus riches que les autres ; mais cela ne se doit attribuer à la félicité desdites langues, mais au seul artifice et industrie des hommes. Ainsi donc toutes les choses que la nature a créées, tous les arts et sciences, en toutes les quatre parties du monde, sont chacune endroit soi une même chose ; mais, pour ce que les hommes sont de divers vouloir, ils en parlent et écrivent diversement. A ce propos je ne puis assez blâmer la sotte arrogance et témérité d'aucuns de notre nation, qui, n'étant rien moins que Grecs ou Latins, déprisent et rejettent d'un sourcil plus que stoïque toutes choses écrites en français, et ne me puis assez émerveiller de l'étrange opinion d'aucuns savants, qui pensent que notre vulgaire soit incapable de toutes bonnes lettres et érudition, comme si une invention, pour le langage seulement, devait être jugée bonne ou mauvaise. [...]

CHAPITRE II : que la langue française ne doit être nommée barbare

Pour commencer donc à entrer en matière, quant à la signification de ce mot : Barbares anciennement étaient nommés ceux qui ineptement parlaient grec. Car comme les étrangers venant à Athènes s'efforçaient de parler grec, ils tombaient souvent en cette voix absurde . Depuis, les Grecs transportèrent ce nom aux moeurs brutaux et cruels, appelant toutes nations, hors la Grèce, barbares. Ce qui ne doit en rien diminuer l'excellence de notre langue, vu que cette arrogance grecque, admiratrice seulement de ses inventions, n'avait loi ni privilège de légitimer ainsi sa nation et abâtardir les autres, comme Anacharsis disait que les Scythes étaient barbares entre les Athéniens, mais les Athéniens aussi entre les Scythes. Et quand la barbarie des moeurs de nos ancêtres eut dû les mouvoir à nous appeler barbares, si est-ce que je ne vois point pourquoi on nous doive maintenant estimer tels, vu qu'en civilité de moeurs, équité de lois, magnanimité de courages, bref, en toutes formes et manières de vivre non moins louables que profitables, nous ne sommes rien moins qu'eux ; mais bien plus, vu qu'ils sont tels maintenant, que nous les pouvons justement appeler par le nom qu'ils ont donné aux autres. Encore moins doit avoir lieu de ce que les Romains nous ont appelés barbares, vu leur ambition et insatiable faim de gloire, qui tâchaient non seulement à subjuguer, mais à rendre toutes autres nations viles et abjectes auprès d'eux, principalement les Gaulois, dont ils ont reçu plus de honte et dommage que des autres. [...].

CHAPITRE III : Pourquoi la langue française n'est si riche que la grecque et latine

Et si notre langue n'est si copieuse et riche que la grecque ou latine, cela ne doit être imputé au défaut d'icelle, comme si d'elle-même elle ne pouvait jamais être sinon pauvre et stérile : mais bien on le doit attribuer à l'ignorance de nos majeurs, qui, ayant (comme dit quelqu'un, parlant des anciens Romains) en plus grande recommandation le bien faire, que le bien dire, et mieux aimant laisser à leur postérité les exemples de vertu que des préceptes, se sont privés de la gloire de leurs bienfaits, et nous du fruit de l'imitation d'iceux : et par même moyen nous ont laissé notre langue si pauvre et nue qu'elle a besoin des ornements, et (s'il faut ainsi parler) des plumes d'autrui. Mais qui voudrait dire que la grecque et romaine eussent toujours été en l'excellence qu'on les a vues du temps d'Homère et de Démosthène, de Virgile et de Cicéron ? et si ces auteurs eussent jugé que jamais, pour quelque diligence et culture qu'on y eût pu faire, elles n'eussent su produire plus grand fruit, se fussent-ils tant efforcés de les mettre au point où nous les voyons maintenant? Ainsi puis-je dire de notre langue, qui commence encore à fleurir sans fructifier, ou plutôt, comme une plante et vergette, n'a point encore fleuri, tant s'en faut qu'elle ait apporté tout le fruit qu'elle pourrait bien produire. Cela certainement non pour le défaut de la nature d'elle, aussi apte à engendrer que les autres, mais pour la coulpe de ceux qui l'ont eue en garde, et ne l'ont cultivée à suffisance, mais comme une plante sauvage, en celui même désert où elle avait commencé à naître, sans jamais l'arroser, la tailler, ni défendre des ronces et épines qui lui faisaient ombre, l'ont laissée envieillir et quasi mourir. Que si les anciens Romains eussent été aussi négligents à la culture de leur langue, quand premièrement elle commença à pulluler, pour certain en si peu de temps elle ne fût devenue si grande. Mais eux, en guise de bons agriculteurs, l'ont premièrement transmuée d'un lieu sauvage en un domestique ; puis afin que plus tôt et mieux elle pût fructifier, coupant à l'entour les inutiles rameaux, l'ont pour échange d'iceux restaurée de rameaux francs et domestiques, magistralement tirés de la langue grecque, lesquels soudainement se sont si bien entés et faits semblables à leur tronc, que désormais n'apparaissent plus adoptifs, mais naturels. De là sont nées en la langue latine ces fleurs et ces fruits colorés de cette grande éloquence, avec ces nombres et cette liaison si artificielle, toutes lesquelles choses, non tant de sa propre nature que par artifice, toute langue a coutume de produire. Donc si les Grecs et Romains, plus diligents à la culture de leurs langues que nous à celle de la nôtre, n'ont pu trouver en icelles, sinon avec grand labeur et industrie, ni grâce, ni nombre, ni finalement aucune éloquence, nous devons
nous émerveiller, si notre vulgaire n'est si riche comme il pourra bien être, et de là prendre occasion de le mépriser comme chose vile, et de petit prix. Le temps viendra (peut-être) et je l'espère moyennant la bonne destinée française que ce noble et puissant royaume obtiendra à son tour les rênes de la monarchie, et que notre langue (si avec François n'est du tout ensevelie la langue française) qui commence encore à jeter ses racines, sortira de terre, et s'élèvera en telle hauteur et grosseur, qu'elle se pourra égaler aux mêmes Grecs et Romains, produisant comme eux des Homères, Démosthènes, Virgiles et Cicérons, aussi bien que la France a quelquefois produit des Périclès, Nicias, Alcibiades, Thémistocles, Césars et Scipions.


LIVRE DEUXIEME


CHAPITRE III : Que le naturel n'est suffisant à celui qui en poésie veut faire oeuvre digne de l'immortalité.

[...] Qu'on ne m'allègue point ici quelques-uns des nôtres, qui sans doctrine, à tout le moins non autre que médiocre, ont acquis grand bruit en notre vulgaire. Ceux qui admirent volontiers les petites choses, et déprisent ce qui excède leur jugement, en feront tels cas qu'ils voudront : mais je sais bien que les savants ne les mettront en autre rang que de ceux qui parlent bien français, et qui ont (comme disait Cicéron des anciens auteurs romains) bon esprit, mais bien peu d'artifice. Qu'on ne m'allègue point aussi que les poètes naissent, car cela s'entend de cette ardeur et allégresse d'esprit qui naturellement excite les poètes, et sans laquelle toute doctrine leur serait manque et inutile. Certainement ce serait chose trop facile, et pourtant contemptible, se faire éternel par renommée, si la félicité de nature donnée même aux plus indoctes était suffisante pour faire chose digne de l'immortalité. Qui veut voler par les mains et bouches des hommes, doit longuement demeurer en sa chambre : et qui désire vivre en la mémoire de la postérité, doit, comme mort en soi-même, suer et trembler maintes fois, et, autant que nos poètes courtisans boivent, mangent et dorment à leur aise, endurer de faim, de soif et de longues vigiles. Ce sont les ailes dont les écrits des hommes volent au ciel. [...]

CHAPITRE IV : Quels genres de poèmes doit élire le poète français

Lis donc, et relis premièrement, ô poète futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires grecs et latins, puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux Floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries, qui corrompent le goût de notre langue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. Jette-toi à ces plaisants épigrammes, non point comme font aujourd'hui un tas de faiseurs de contes nouveaux, qui en un dizain sont contents n'avoir rien dit qui vaille aux neuf premiers vers, pourvu qu'au dixième il y ait le petit mot pour rire : mais à l'imitation d'un Martial, ou de quelque autre bien approuvé, si la lascivité ne te plaît, mêle le profitable avec le doux. Distille, avec un style coulant et non scabreux, ces pitoyables élégies, à l'exemple d'un Ovide, d'un Tibulle et d'un Properce, y entremêlant quelquefois de ces fables anciennes, non petit ornement de poésie. Chante-moi ces odes, inconnues encore de la Muse française, d'un luth bien accordé au son de la lyre grecque et romaine, et qu'il n'y ait vers où n'apparaisse quelque vestige de rare et antique érudition. Et quant à ce, te fourniront de matière les louanges des dieux et des hommes vertueux, le discours fatal des choses mondaines, la sollicitude des jeunes hommes, comme l'amour, les vins libres, et toute bonne chère. Sur toutes choses, prends garde que ce genre de poème soit éloigné du vulgaire, enrichi et illustré de mots propres et épithètes non oiseuses, orné de graves sentences, et varié de toutes manières de couleurs et ornements poétiques : non comme un , et autres tels ouvrages, mieux dignes d'être nommés chansons vulgaires, qu'odes ou vers lyriques. Quant aux épîtres, ce n'est un poème qui puisse enrichir grandement notre vulgaire, pour ce qu'elles sont volontiers de choses familières et domestiques, si tu ne les voulais faire à l'imitation d'élégies, comme Ovide, ou sentencieuses et graves, comme Horace. Autant te dis-je des satires, que les Français, je ne sais comment, ont appelées coq-à-l'âne, en lesquels je te conseille aussi peu t'exercer comme je te veux être aliéné de mal dire : si tu ne voulais, à l'exemple des anciens, en vers héroïques (c'està-dire de dix à douze, et non seulement de huit à neuf) sous le nom de satire, et non de cette inepte appellation de coq-à-l'âne, taxer modestement les vices de ton temps, et pardonner au nom des personnes vicieuses. Tu as pour ceci Horace, qui, selon Quintilien, tient le premier lieu entre les satiriques. Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne, conforme de nom à l'ode, et différente d'elle seulement, pour ce que le sonnet a certains vers réglés et limités et l'ode peut courir par toutes manières de vers librement, voire en inventer à plaisir à l'exemple d'Horace, qui a chanté en dix-neuf sortes de vers, comme disent les grammairiens. Pour le sonnet donc tu as Pétrarque et quelques modernes italiens. [...]

CHAPITRE VII : De la rime et des vers sans rime

Quant à la rime, je suis bien d'opinion qu'elle soit riche, pour ce qu'elle nous est ce qu'est la quantité aux Grecs et Latins. Et bien que n'ayons cet usage de pieds comme eux, si est-ce que nous avons un certain nombre de syllabes en chacun genre de poème, par lesquelles, comme par chaînons, le vers français lié et enchaîné est contraint de se rendre en cette étroite prison de rime, sous la garde, le plus souvent, d'une coupe féminine, fâcheux et rude geôlier et inconnu des autres vulgaires. Quand je dis que la rime doit être riche, je n'entends qu'elle soit contrainte et semblable à celle d'aucuns, qui pensent avoir fait un grand chef-d'oeuvre en français quand ils ont rimé un imminent et un éminent, un miséricordieusement et un mélodieusement, et autres de semblable farine, encore qu'il n'y ait sens ou raison qui vaille : mais la rime de notre poète sera volontaire, non forcée ; reçue, non appelée ; propre, non aliène ; naturelle, non adoptive ; bref, elle sera telle que le vers tombant en icelle, ne contentera moins l'oreille qu'une bien harmonieuse musique tombant en un bon et parfait accord. Ces équivoques donc et ces simples, rimés avec leurs composés, comme un baisser et abaisser, s'ils ne changent ou augmentent grandement la signification de leurs simples, me soient chassés bien loin : autrement qui ne voudrait régler sa rime comme j'ai dit, il vaudrait beaucoup mieux ne rimer point, mais faire des vers libres, comme a fait Pétrarque en quelque endroit, et de notre temps le seigneur Loys Aleman en sa non moins docte que plaisante Agriculture. Mais tout ainsi que les peintres et statuaires mettent plus grande industrie à faire beaux et bien proportionnés les corps qui sont nus, que les autres : aussi faudrait-il bien que ces vers non rimés fussent bien charnus et nerveux, afin de compenser par ce moyen le défaut de la rime. [...]

CONCLUSION DE TOUT L'ŒUVRE

Un 2ème Hercule gallique :
on ne s'en lasse pas !
Or sommes-nous, la grâce à Dieu, par beaucoup de périls et de flots étrangers, rendus au port, à sûreté. Nous avons échappé du milieu des Grecs, et par les escadrons romains pénétré jusques au sein de la tant désirée France. Là donc, Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves dépouilles d'elle (comme vous avez fait plus d'une fois) ornez vos temples et autels. Ne craignez plus ces oies criardes, ce fier Manlie, et ce traître Camille, qui, sous ombre de bonne foi, vous surprenne tous nus comptant la rançon du Capitole. Donnez en cette Grèce menteresse, et y semez encore un coup la fameuse nation des Gallogrecs. Pillez-moi, sans conscience, les sacrés trésors de ce temple Delphique, ainsi que vous avez fait autrefois : et ne craignez plus ce muet Apollon, ses faux oracles, ni ses flèches rebouchées. Vous souvienne de votre ancienne Marseille, seconde Athènes, et de votre Hercule gallique, tirant les peuples après lui par leurs oreilles, avec une chaîne attachée à sa langue. 







 

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