Henri Michaux : "Pauvre Charlie, tu ne seras jamais que célibataire et vagabond".


 Mes cher-es ami-es
Si Marcel avait su qu'il allait, à peine âgé d'un an,  être celui qui pourrait le plus facilement s'adresser à vous... qu'il allait devenir un genre de medium, que dis-je? un TÉLÉ-AMBASSADEUR de l'école-hors-les-murs... Ah mais s'il l'avait su, il ne serait pas né si petit, si chétif, si miesque, il aurait pondu plus gros, surement un oeuf d'où serait sortie la Chine (et Le Tibet, mais plus tard). Regrets éternels...
Mais trêve de confidence... On parlait l'autre jour des liens entre Michaux, Plume et Charlot. On évoquait justement un texte paru dans la revue Le disque vert, un numéro spécial Charlot, où Michaux écrivait toute son admiration pour celui qu'il appelle "Notre frère Charlie". On y découvre en particulier sa fascination pour l'insensibilité de Charlot, insensibilité qu'on retrouve dans bien des postures du narrateur de La nuit remue. Le texte fait aussi apparaître la dimension cinématographique de bien des récits du recueil . Mais assez parlé. En voici quelques extraits, pour le plaisir...

Notre frère Charlie 


Charlie unanimiste !Charlie est unanimiste parfait. Il est goûté de toute la terre, des cinq continents.
Pour les enfants, après papa, c'est le meilleur ami. Charlie, pour tous, tu es notre frère.
Charlie simple, primitif
Un chapeau melon et une badine, et voilà Charlie. Il porte veston et cravate.
En plus, son pantalon troué, où il met aussi son chien.
*
Au carrefour.
Quel est le bon chemin ? demande Charlie.
Mais le rempailleur continue de porter les fines baguettes de jonc sur le siège de la chaise à rempailler.
Quel est le bon chemin ? demande Charlie.
Le rempailleur ne lève pas la tête.
Alors Charlie prend au vol le long jonc et cure avec l'oreille de l'homme qui n'entend pas.
Oh ! Simplicité !

*
Charlie, réaction contre le romantisme.
Nous n'avons plus d'émotions. Mais on agit encore.
Charlie, c'est nous. Il tue un policeman. C'est fait. Il le tir par les bottes jusqu’à la rivière. Il ne se retourne pas. A la rivière, il le pousse du pied.
Le cadavre et Charlie, chacun va de son côté.
Charlie marche, marche.
*
 Fatigué, il s'assied sur la pierre. Et la pierre, c'est la pierre, est la pierre du bief. Et la pierre retient l'écluse, et l'écluse retient le cadavre du policeman qui vient d'arriver.
Charlie a faim. Il lui faudra aller chercher des « cakes » au café de l'« écluse ».
Charlie va au pantalon du cadavre, retire le porte-monnaie. puis il va chercher des « cakes ».
Et le cadavre va de son côté ; il va à la morgue.
Et les parents du cadavre disent : « Il n'a que ce qu'il mérite. Voilà où l'on arrive à vouloir n'en faire qu'à sa tête, quand on veut devenir policeman au lieu de travailler aux champs comme tout le monde. »
Et Charlie rouvre le porte-monnaie, retire une pièce, et dit : Il me semble que je pourrais me payer un cigare. » 
Ainsi chacun va de son côté.

*
 Charlie insensible, c'est peut-être la clef de Charlie. Charlie, avec un tuyau d'arrosage de pompiers, arrose une salle de spectacle, les dames des loges, et les musiciens. Nous rions. Mais lui ne rit pas. Il ne peut résister à l'impulsion, au désir de le faire, mais il ne s'en amuse guère. Il n'y est pas sensible.
*
 Le subconscient d'un homme, selon Freud, serait un réservoir érotique, tous les désirs lubriques à quoi il a résisté.
Charlie me donne à penser que, chez les Américains, les désirs utilitaires dominent.
Charlie ne peut voir d'un homme ses longues oreilles, sans avoir envie d'y accrocher sa canne.
Il allume ses allumettes sur le crâne chauve d'un musicien, l'éteint dans son nez, et se débarrasse de ses gants dans l'ou­ verture du cor d'harmonie.
Les désirs de son subconscient sont d'utiliser choses et gens et bêtes.
« Les chevaux, les femmes, les dos, les têtes, les cheveux, à quoi ça peut-il me servir ?» c'est son problème.
Charlie porte de la main droite un seau d'eau. C'est lourd. Le bras droit et l'épaule droite le font souffrir. Il passait près d'une voiture d'enfant – vivement il saisit le bébé, et le garde dans la main gauche, et continue sa marche. Il n'a plus mal à l'épaule droite. Excellent contrepoids ! Le bébé lui sert.

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*
Charlie policeman.
Charlie, qui a tant de fois culbuté les fonctionnaires de l'État, devient policeman.
Aux carrefours de Chicago, un chat ne peut se glisser sans être quarante fois écrasé de la tête à la queue.
C'est là qu'on place les policemen.
Là est placé Charlie.
Au carrefour, on peut se tourner vers sept boulevards. Mais les voitures les plus vives vous arrivent toujours dans le dos.
Charlie s'embarrasse et, voulant ramasser un mégot, laisse tomber dans la boue son carnet aux procès-verbaux. Il est perdu.
Alors vient l'idée, l'idée simple. Au bout d'une idée simple de Charlie, il y a ceci que chaque fois il perd par elle la fonction sociale qu'il occupait. Mais Charlie suit toujours son idée.
L'idée ? Il tire sa montre. Voilà, de 11 heures ½ à 12 heures, les voitures passeront uniquement dans cette direction-ci, nord-sud. Les autres passeront l'après-midi.
Dans les directions « de l'après-midi », les voitures s'entas­ sent comme des grains de riz dans un sac, s'imbriquent comme des tuiles.
Un cheval s'il monte, les sabots sur le capot d'une Ford, prend le mors aux dents. Tout Chicago prend le mors aux dents.
Dans une mêlée, les habits glissent comme des papiers.
Au soir, Charlie n'est plus vêtu que de cambouis, et il est conduit au poste. On lui donne un vieux pantalon et un vieux chapeau.
« Mais c'est ce vagabond de Charlie», disent les policemen.
Et Charlie dit : « C'est mieux que d'être policeman.»
L’agent s'indigne.
Pour insultes à la police, Charlie est condamné à quinze jours de prison.
Mais Charlie dit encore: « C'est mieux que d'être policeman. »
Pauvre Charlie, tu ne seras jamais que célibataire et vagabond.



Henri Michaux, "Notre frère Charlie", 1924, in OC1, bibliothèque de la pléiade, pp. 43-47 






















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