"Louis-Ferdinand Céline vous parle", pdf

Comme depuis les confins, certain-es d'entre vous réfléchissent cette semaine à l'oralité en littérature, Marcel publie enfin la fameuse conférence sur le style de Céline. Drôle de texte, et qui n'en est pas un pour commencer, puisque c'est une transcription d'un exposé enregistré sur un disque consacré à Céline en 1957  pour une collection intitulée "Leur oeuvre et leur voix". Marcel n'aime pas tellement Céline, pour un tas de raisons toutes excellentes, mais Céline exprime ici l'essentiel de sa conception de l'art d'écrire, c'est donc difficile de l'ignorer. On peut entendre à nouveau cette conférence sur YouTube : Céline a une voix et un débit inimitables : cela mérite un petit détour. Mais Marcel vous invite aussi à visionner un documentaire de 2011 fort intéressant sur la carrière de Céline, TOUTE sa carrière, y compris la plus abjecte : "Voyage au bout de Céline", diffusé à l'origine sur France 5 et hébergé par Vimeo (le film est visible est en fin d'article, car Marcel sait désormais intégrer une vidéo, fraîche compétence dont il n'est pas peu fier 😎Bonne lecture et bon visionnage (ah que ce mot est laid !)



LOUIS-FERDINAND CÉLINE VOUS PARLE 
Eh bien voilà ! Ayant vécu dans bien des endroits, sous des climats différents, et dans des conditions différentes, je me trouve à présent prié de donner mon impression sur mes chefs-d'œuvre dans un décor de chaise électrique... : Mais ça ne va pas me troubler du tout, je vais dire tout ce j'en pense, et personne ne m'empêchera de parler. Eh voyez-vous – je vais aller vite, parce que je crois que ces choses-là coutent très cher, il faut donc être ménager de ses mots — je parle tout de suite de ce que je sais et de ce que j' ai lu. Dans les Mémoires de George Sand, — on ne lit pas beaucoup George Sand, mais on lit encore un peu ses Mémoires, et moi en particulier je les ai lus — il y a un chapitre remarquable où, étant jeune fille, elle allait au- devant de la vie, et elle avait des idées de gauche, 

d'extrême gauche même pour l'époque. Elle était accueillie, elle avait accès de par sa naissance et par sa notoriété - on sait que c’était une arrière-petite-fille du prince de Saxe elle avait accès dans les grands salons, et en particulier dans ceux où se rassemblaient encore les membres de l'ancienne aristocratie, mais la vraie ! celle qui existait encore, qui était sortie de la de la cour de Louis XVI, avec quel mal ! et même de Louis XV. Et elle regardait ces membres de l'aristocratie avec grande épouvante : la manière dont ils gesticulaient, dont ils s'agitaient, dont dont ils s'offraient des petits fours, dont ils s'avançaient des chaises, les retiraient, cachaient leur perruque entre les seins des dames, et puis ensuite les mettaient sous leur derrière, et puis faisaient mille grâces, mille petits chichis... Elle en était épouvantée, de voir ces vieux d'une époque disparue faire tant de grimaces. Eh bien, personnellement, je trouve ce chapitre essentiel. — Je crois que Proust lui-même s'en est bien servi, dans ce fameux chapitre où on voit les gens vieillir sur place; c'est un chapitre fameux, mais là je crois que George Sand l'a précédé; c'est vraiment un très gros effort littéraire. — Eh bien j'ai la même impression quand je lis un livre; j'ai l'impression de gens qui font des grimaces . Ils font des singeries tout à fait inutiles. Il vont pas directement dans le sujet, ils tournent autour, s'avancent des chaises, ils font des prologues ; mais il ne vont pas directement au nerf, n'est-ce pas, à l'émotion, ça ils n'y vont pas du tout. Alors voilà : pour tout dire, je regarde les romans de mes contemporains, je me dis : « Ça signifie déjà du travail, mais du travail inutile. » Voilà ce que je pense. Parce qu'ils ne sont pas à la mesure de l'époque; dans le ton de l'époque. Le ton de l'époque, eh bien, mon Dieu... Il faut tenir compte que le roman, puisqu'il s'agit de roman, puisque c'est là-dessus qu'on me demande: donner ma pensée, le roman n'a plus la mission qu'il avait ; il n'est plus un organe d'information. Du temps de Balzac on apprenait la vie d'un médecin de campagne dans Balzac, du temps de Flaubert, la vie de l'adultère dans Bovary, etc. Maintenant nous sommes renseignés sur tous ces chapitres, énormément renseignés : et par la presse, et par les tribunaux, et par la télévision, et par les enquêtes médico-sociales. Oh ! il y en a des histoires, avec des documents des photographies... Il n'y a plus besoin de tout ça. Je crois que le rôle documentaire, et même psychologique, du roman est terminé, voilà mon impression. Et alors, qu'est-ce il lui reste? Eh bien, il ne lui reste pas grand-chose, il lui reste un style, et puis les circonstances où le bonhomme se trouve. Proust évidemment se trouvait dans le monde, eh bien·il raconte le monde, n'est-ce pas, ce qu'il voit, et puis enfin les petits drames de la pédérastie. Bon. Très bien. Mais enfin, il s'agit de se placer dans la ligne où vous place la vie et puis de ne pas en sortir, de façon à recueillir tout ce qu’il y a, et puis de transposer en style. Alors, question de style… Le style de tous ces trucs-là, je le trouve dans le même ton que le bachot, dans le même ton que le journal habituel dans le même ton que les plaidoiries, dans le même ton que les déclarations à la Chambre, c'est-à-dire un style verbal, éloquent peut-être, mais en tout cas certainement pas émotif. Je les regarde comme les impressionnistes devaient regarder les peintres de leur époque, qui le leur rendaient bien. Évidemment l'impressionniste, quand il regardait l'église d'Auvers par un peintre de l'époque, un bon peintre de l'époque, ce n'était pas du Van Gogh! Et l'autre disait : « Mais c'est une horreur, c'est un malfaiteur, il faut le tuer ! » Eh bien, ils pensent encore ça de mes livres, évidemment. Sans travail, il n'y a pas grand-chose à faire. Il y a l'éloquence naturelle : c'est vraiment très mauvais, l’éloquence naturelle. Il faut que ça tienne à la page. Pour tenir sur une page, ça demande un très gros effort.
Je trouve que là, il y a quelque chose à faire entièrement, un style. Eh bien, des styles, il n'y en a pas beaucoup dans une époque, vous savez. Sans être bien prétentieux, il n'y en pas beaucoup. Il y en a trois ou quatre par génération — il faut dire la vérité, parce que, si je ne la dis pas, personne ne la dira. Ils sont décadents eux-mêmes, après ; ils ne durent qu’un temps. Il y a une notion de la vie, une philosophie générale, qui fait que la vie est éternelle, que la vie commence à soixante ans, à cinquante ans... Non ! Non ! Elle est passagère ! C'est donc le temps qui régit, et il ne dure pas toujours. George Sand se moquait de ces vieilles grimaces des anciens courtisans. Mais elle-même, si nous la voyions maintenant, nous la trouverions parfaitement ridicule. Il y a donc un temps, un temps précis. Regardez les grandes histoires. Qu’est-ce qui tient au théâtre?. Pas grand-chose. On revient toujours à Shakespeare, forcément. Shakespeare, il a pour lui le costume, ça le sauve. Il se situe donc hors de son époque. Là il a gagné. Tandis que si nous jouons du Shakespeare en costume de ville, nous savons que c'est très mauvais, ça ne donne pas l'effet. Il y a toute espèce de choses qui concourent.
Alors on dit : les romans de Céline, c'est agaçant, c'est agaçant, etc. : parce que ça n'est pas dans le style du bachot, dans le style admis, le style du journal habituel, le style de la licence. Styles qui vraiment s'imposent, formellement, et qui tiennent, et qui tiendront, je vais vous dire pourquoi, peu à peu.
Je reviens à ce style. Ce style, il est fait d'une certaine façon de forcer les phrases à sortir légèrement de leur signification habituelle, de les sortir des gonds pour ainsi dire, les déplacer, et forcer ainsi le lecteur à lui -même déplacer son sens. Mais très légèrement ! Oh ! très légèrement ! Parce que tout ça, si vous faites lourd, n'est-ce pas, c'est une gaffe, c'est la gaffe. Ça demande donc énormément de recul, de sensibilité ; c'est très difficile à faire, parce qu'il faut tourner autour. Autour de quoi ? Autour de l'émotion.
Alors là, j'en reviens à ma grande attaque contre le Verbe. Vous savez, dans les Écritures, il est écrit : « Au commencement était le Verbe. » Non au commencement était l'émotion. Le Verbe est venu ensuite pour remplacer l'émotion, comme le trot remplace le galop, alors que la loi naturelle du cheval est le galop ; on lui fait avoir le trot. On a sorti l'homme de la poésie émotive pour le faire entrer dans la dialectique, c'est-à-dire le bafouillage, n'est-ce pas ? Ou les idées. Les idées, rien n'est plus vulgaire. Les encyclopédies sont pleines d'idées, il y en a quarante volumes énormes, remplis d'idées. Très bonnes, d'ailleurs. Excellentes. Qui ont fait leur temps. Mais ça n'est pas la question. Ce n'est pas mon domaine, les idées, les messages. Je ne suis pas un homme à message. Je ne suis pas un homme à idées. Je suis un homme à style. Le style, dame, tout le monde s'arrête devant, personne n'y vient à ce truc-là. Parce c'est un boulot très dur. II consiste à prendre les phrases, je vous le disais, en les sortant de leurs gonds. Ou une image : si vous prenez un bâton et si vous voulez le faire paraître droit dans l'eau, vous allez le courber d'abord, parce que la réfraction fait que si je mets ma canne dans l' eau, elle a l'air d'être cassée. II faut la casser avant de la plonger l'eau. C'est un vrai travail. C'est le travail du styliste. 
Souvent les gens viennent me voir et me disent : « Vous avez l'air d'écrire facilement. » Mais non ! Je n'écris facilement l Qu’avec beaucoup de peine l Et ça m'assomme d'écrire, en plus. II faut que ça soit fait très très finement, très délicatement. Ça fait du 80 000 pages pour arriver à faire 800 pages de manuscrit, où le travail est effacé. On ne le voit pas. Le lecteur n'est pas supposé voir le travail. C'est un passager. II a payé sa place, il a acheté le livre. Il ne s'occupe pas de ce qui se passe dans les soutes, il ne s'occupe pas de ce qui se passe sur le pont, il ne sait pas comment on conduit le navire. Lui, il veut jouir. La délectation. II a le livre, il doit se délecter. Mon devoir à moi est de le faire se délecter, et à cela je m'emploie. Et je veux donc qu'il me dise : « Ah ! vous faites ça... Ah ! c'est facile... Ah ! moi mon Dieu, si j'avais votre facilité ! Mais je n'ai pas de facilité du tout, nom de Dieu ! Aucune. Rien du tout. Les types sont beaucoup plus doués que moi. Seulement je me mets travail. Le travail, eux, ils ne le mettent pas, ils ne se concentrent pas. Voilà l'aventure.
On entend dire : « Bon. Très bien. II met trois points, trois points... » Vous savez, trois points, les impressionnistes ont fait trois points. Vous avez Seurat, il mettait des trois points partout ; il trouvait que ça aérait, ça faisait voltiger sa peinture. II avait raison, cet homme. Ça a pas fait beaucoup école. On respecte beaucoup Seurat, on l'achète très cher. Mais enfin, on ne peut pas dire qu'il ait fait des petits. Je ne crois pas que moi on me suive beaucoup. N'ayez pas peur. On en prendra un petit peu, un petit bout par-ci, par-là mais pas beaucoup. C'est trop dur. De même que Seurat… on n'a pas continué.
Je vais vous dire pourquoi. Je vais aller plus loin, Je me demandais ce matin pourquoi on résistait à changer de style Les grandes civilisations ont changé souvent de style. Je parle des grandes civilisations disparues, oubliées, que ce soit les Sumériens, les Araméens, toutes ces civilisations, il y en a quarante, cinquante, entre le Tigre et l'Euphrate, qui ont eu des poètes, qui ont eu des écrivains, qui ont eu des législateurs. Ils ont changé souvent de style. Les Français, eux, sont soudés ; ils sont soudés au style Voltaire, qui était une jolie forme d'ailleurs, qui fut copiée par Bourget, par Anatole France, et puis finalement par tout le monde. Il m’a été donné de lire La Revue des Deux Mondes des cent dernières années. Il y a là-dedans toute espèce de romans faciles ; il n'y a qu'à rajouter des téléphones, des avions, et ça ira très bien. On est resté sous un style. 
Parce que je crois que pour avoir un nouveau style, il faut une civilisation très neuve, très forte plutôt. Par exemple, vous avez en ce moment-ci les Chinois qui tapent dans leur langue et qui sont en train de se défaire de leurs caractères, leur style même, parce que vous savez que la langue chinoise est une langue très complexe, qui était comprise grâce à des artifices par une certaine secte. Eh bien, eux, ils ont le courage, et ils ont la force, dirons-nous, la passion, de se défaire entièrement de l'ancien chinois pour faire un autre chinois plus neuf. Et ça, ça n'arrive pas... Remarquez, les Américains n'ont jamais rien fait de nouveau. Quand ils cherchent un mot, ils piochent dans le latin, péniblement, ils n'ont jamais rien inventé du tout. C'est très difficile d'in­ venter des mots, et c'est très difficile de changer de style. À ce point que je crois que celui-là est vraiment ce qu'il faut à notre petite civilisation française, qui aura duré quatre cents ans, quatre siècles, rien du tout. Alors ils sont fixés à ça, je peux dire, parce qu'ils n'ont plus la force, la passion qu'il faut pour changer de style. On ne peut pas.
Vous savez, j'ai été pendant vingt ans médecin à Clichy, au dispensaire de Clichy, et je me suis occupé de l'histoire de Clichy. Clichy-la-Garenne, près de Paris. J'ai mis un historien là-dessus, un ami, qui est mort maintenant. Il s’appelait Sérouille. J'ai écrit une préface' — on a supprimé le livre et la préface, parce que tout ça, c'était défendu ; bon. Il y avait dans cette histoire de Clichy bien des faits remarquables, mais il y en avait un surtout qui était drôle, c'était qu'il y avait à un moment donné, vers 1870, un curé à Clichy qui avait dit : « Ces gens-là ne comprennent pas du tout le latin, je leur fais la messe pour rien ; je vais faire la messe en français. » Oh ! mais là il avait été tancé par la Commission des Rites, et finalement il avait été chassé de son église, et on a redit la messe en latin. Pourquoi ? je demandais alors à Sérouille. Il a réfléchi longuement et il m'a dit : « Parce qu’il n’y avait plus assez de foi. » En effet. C’est l’histoire : c’est la foi. Regardez les Russes, ils ne changent pas le russe, n’est-ce pas. Par conséquent ils n'ont pas une grande foi. Les Français n'ont certainement plus la foi pour changer leur langue, pas assez de chaleur pour ça.
Je pourrais d'ailleurs donner plus vulgairement, et plus compréhensiblement un exemple dans la publicité des journaux que je lis, les grands hebdomadaires. Je ne regarde beaucoup le texte, ça n'est pas intéressant. Je regarde les publicités. Elles me donnent bien l'idée de ce que les gens réclament. Ça coûte beaucoup d'argent, donc ça n’est pas fait pour rien. Il y a des réclames pour la margarine. Je vois un grand-père et une grand-mère. La grand-mère dit : « je vais me servir de la margarine X. » Et le grand-père qu’on représente répond : « Mais tu es folle ! À nos âges, on ne change pas nos habitudes ! » Eh bien c'est tout à fait le cas de la France. La France a passé l'âge de changer d'habitude. Il est donc très certain, presque certain, qu'elle ne va changer de style pour me faire plaisir. Alors moi, je grattouillerai toujours dans mes perfectionnements, mes raffinements, mais ça ne sert à rien du tout. On continuera toujours à publier du Bourget, de I'Anatole France, de la page bien filée, etc. Donc, c'est un coup pour la gloire, c'est vraiment de la vanité. J'en suis au désespoir moi-même et je vous prie, avec beaucoup de mal. Ceci dit, je n'ai plus qu'à me retirer. Je n'ai plus grand-chose à dire. Non... Non... Je remercie. Ça va comme ça. Je crois...
Céline, Romans II, Galimard, "bibliothèque de la pléiade"pp. 931-936


Voyage au bout de CÉLINE (2011) [Louis-Ferdinand CÉLINE] from Le Petit Célinien on Vimeo.





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