Barthes : "Faut-il tuer la grammaire ?" pdf

le déjeuner structuraliste : Foucault, Lacan, Levi-strauss
et Barthes (dessin de M. Henry, 1967)
En lisotant autour des questions de langue littéraire, Marcel retombe sur un article très précoce de Roland Barthes "Faut-il tuer la grammaire ?" publié dans le journal Combat en 1947. Un peu plus tard le titre fut adouci en "Responsabilité de la grammaire", titre moins flamboyant mais plus juste car la position de Barthes est finalement plus mesurée que ce qu'augure le titre primitif. Signalons qu'à la différence des autres articles publiés dans Combat, celui-ci n'a pas été repris dans Le Degré zéro de l'écriture.



Responsabilité de la grammaire

     Il n'y a pas longtemps, la littérature était encore considérée comme un artisanat. Assimilé à un travailleur en chambre (belvédère de Hugo, chambre de Flaubert, cabinet de Valéry au petit matin), l'écrivain disposait d'un instrument spécial, la grammaire française, avec lequel il était censé travailler sa forme comme une matière plastique. La grammaire représentait un salutaire élément technique dans un ordre de production dont on commençait à entrevoir la gratuité possible. Bien écrire, c'était à la fois s'assurer d'un certain résultat et sacrifier à un certain travail. Derrière la plus grande partie de la littérature qui va de Théophile Gautier à Gide, il y a essentiellement la finalité d'un labeur.
     Ce travail formel de l'écrivain correspondait d'ailleurs à un dessein historique plus général. Croire à une grammaire unique, pratiquer une langue française pure, c'était prolonger ce fameux mythe de la clarté française dont le destin est si étroitement lié à l'histoire politique de la France. Dater la naissance de ce mythe est assez significatif ; en 1647, d'après Vaugelas, être clair, c'est parler comme on parle à la cour ; la clarté, c'est le bon usage, c'est-à-dire l'usage du groupe social qui se tient directement autour du pouvoir ; mais dès 1660, l'autorité monarchique est suffisamment forte pour passer du cynisme à l'hypocrisie, selon une transformation bien connue dans l'Histoire ; la clarté, qui dix ans auparavant n'était que l'usage avoué du plus fort, se pose comme universelle : la Grammaire de Port-Royal justifie les règles non plus par l'usage mais par l'accord logique entre la règle et les exigences de l'esprit. Tous les commentateurs même modernes de cette période, font grand cas des réformes du XVIIe siècle vers une langue si claire qu'elle puisse être comprise de tout le monde ; mais ce tout le monde n'a jamais été qu'une portion infime de la nation ; bien plus, c'est au nom d'une exigence d'universalité, que l'on a exclu du langage les mots et la syntaxe intelligibles au peuple, ceux du travail et de l'action. Il y a eu sans doute une certaine universalité de l'écriture, qui s'est étendue à travers des élites dispersées en Europe et vivant toutes du même mode de vie privilégié ; mais cette communicabilité tant vantée de la langue française n'a jamais été qu'horizontale ; elle n'a pas été verticale, elle ne s'est jamais profilée dans l'épaisseur du volume social.
     Le français classique, seul instrument dont dispose actuellement la littérature, sauf à recourir à des procédés encore plus ésotériques, c'est avant tout le langage d'un groupe puissant, ou bien oisif, ou bien pratiquant un travail spécial, qu'on pourrait appeler travail directorial. De ce langage sont forcément exclues une infinité d'actions, et l'action elle-même, qui n'y subsiste plus que comme mode profond, viscéral, de sentir ; d'où, entre autres, la primauté des temps, la disparition des modes, et en général toutes les réformes techniques qui peuvent aider à éliminer du langage des directeurs, comme on dit maintenant, cette subjectivité si spéciale de l'homme populaire, subjectivité qui se détermine toujours à travers une action et non à travers une réflexion.
     Or, depuis l'élaboration, il faut bien le dire, toute politique de notre langue classique, aucune révolution rhétorique sérieuse, ni la romantique, ni la symboliste, n'est venue dissiper l'imposture d'un langage qui se dit universel, mais qui n'est que privilégié. Les révolutions du langage, toutes exclusivement littéraires, sont très surfaites ; elles se ramènent finalement à des vagues de pudeur ou d'engouement à l'égard de certains procédés secondaires d'écriture. Ce n'est jamais, selon le mot naïf de Hugo, qu'une tempête au fond de l'encrier. Saint-Just a parlé la langue de Fénelon ; Gide, Mauriac, Duhamel, pratiquent la grammaire de Port-Royal, et Camus lui­ même écrit un roman à peu près comme Flaubert ou Stendhal. Que la grammaire classique ait acquis, dans son aire sociale limitée, un certain degré de perfection, ne doit pas masquer les sacrifices énormes que l'emploi exclusif d'un tel instrument coûte à l'expression d'une totalité humaine, et peut-être même à la formation d'idées nouvelles.
     Le problème pour les écrivains d'aujourd'hui, c'est donc de couper l'écriture dès ses origines historiques, c'est-à-dire, en fait, politiques. Déjà, il semble qu'on abandonne parfois des parts considérables, des tics ancestraux de la grammaire normative (sauf dans la mesure où il faut encore garder l'audience d'un public traditionnel, bien embarrassant, d'ailleurs). On abandonne surtout l'idée même d'une écriture normative. Nos écrivains les plus lucides comprennent et pratiquent qu'il y a en fait autant de grammaires que de groupes sociaux ; bien écrire, pour l'écrivain d'aujourd'hui, c'est, de plus en plus, connaître parfaitement la multiplicité de ces grammaires, dont l'aire sociale varie subtilement et insensiblement. C'est la seule voie possible de l'objectivité. Mais le parler a beau prendre une place de plus en plus grande dans la création littéraire, il ne peut éliminer complètement une part forcément conventionnelle du langage littéraire, qui est la narration.
"Combat", quotidien français clandestin né
pendant la 2ème guerre mondiale
est paru de 1941 à 1974

     C'est là le dernier bastion de la grammaire classique ; c'est là le point le plus critique de l'impasse du style, autour duquel nos écrivains se sensibilisent, combattent et inventent le plus ; on multiplie les procédés pour arracher la narration à sa gangue fatale de littérature; dès que possible, on lui substitue le monologue, on crée dans le récit des subjectivités secondes, car ce qui est donné comme rêve ou comme souvenir apparaît d'une écriture au fond plus objective que ce qui est donné comme récit; on adopte, comme dans Le Sursis, une narration simultanée, de façon à rompre la fascination d'un récit monolingue ; on étend le champ d'action de l'écrivain jusqu'au théâtre et jusqu'au cinéma. Butée avec raison sur ce problème d'écriture, la littérature tend à se disperser et à se fuir, ou, en tout cas, à se déplacer. L'écrivain commence à tricher avec le langage que lui livre sa condition et ses traditions. Lorsque Sartre, par exemple, s'essaye à des scenarii, il est probable que ce n’est pas par un dilettantisme polygraphique analogue à celui de Cocteau. C’est plutôt l’amorce d’un transfert de la littérature loin de l’instrument verbal qui a fait sa gloire pendant trois siècles, mais qui devient maintenant de plus en plus compromettant, au fur et à mesure que l’existence de groupes sociaux distincts entre davantage dans la vue de l’écrivain contemporain.
Combat
26 septembre 1947
Roland Barthes, OC1, Seuil , 1993,  pp. 79-81 

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