Jean-Pierre Richard, Fadeur de Verlaine (extrait)

Un paysage du peintre Zao Wou ki pour illustrer
cette "fadeur" dont François Julien nous dit
qu'elle est une des composantes du sensible
Jean-Pierre Richard (1922-2019), un des représentants fameux de ce qu'on a appelé l'école de Genève, n'a plus la cote auprès des étudiants, et même de leurs professeurs. Spécialiste de poésie du XIXème siècle, il est notamment l'auteur d'un ouvrage qui a fait date Poésie et profondeur (1955) qui comprend des études sur Nerval, Baudelaire, Rimbaud et donc Verlaine, celui qui nous occupe cette année. Marcel disait donc : on ne lit plus guère Jean-Pierre Richard. C'est que sa façon d'approcher les textes de façon impressionniste, comme un tout organique dont on pourrait retrouver la pulsation par une fréquentation intime de l'oeuvre, apparaît un peu défraîchie dans une époque comme la nôtre éprise de méthode et d'historicisation. Il faut dire aussi que la fameuse "fadeur de Verlaine" (goût de l'évanescent, de l'imprécis du pas-encore et du déjà-plus) a été catapultée par la nouvelle critique verlainienne, et notamment par Steve Murphy qui a choisi de nous montrer à quel point l'image mélancolique et dépressive qu'on donne du poète est erronée. Marcel, tout en étant épaté par le travail de Steve Murphy, reproduit pourtant les deux premiers chapitres de la section que Jean-Pierre Richard consacre à Verlaine, car c'est quand même une bien jolie étude, sensible et intelligente, quoi qu'on en dise...


I
En face des choses l’être verlainien adopte spontanément une attitude de passivité, d’attente. Vers leur lointain inconnu il ne projette pas sa curiosité ni son désir, il ne tente même pas de les dévoiler, de les attirer à lui et de s’en rendre maître ; il demeure immobile et tranquille, content de cultiver en lui les vertus de porosité qui lui permettront de mieux se laisser pénétrer par elles quand elles auront daigné se manifester à lui :
                        Ferme tes yeux à demi,
                        Croise tes bras sur ton sein,
                        Et de ton cœur endormi
                        Chasse à jamais tout dessein... (FG)
Mais entre l’objet qui l’a produite et l’esprit qui l’accueille en lui, la sensation a dû franchir de si vastes espaces et percer de telles opacités qu’elle se trouve largement dépouillée à son arrivée de la richesse signifiante et sensible dont elle avait été investie à son départ. Éventée comme un parfum trop longtemps débouché, elle ne présente plus à l’esprit que la trace effacée, que la très vague suggestion de cet objet dont elle devrait pourtant constituer le signe irréfutable. Les étendues brumeuses de temps ou d’espace qu’il lui a fallu parcourir ont émoussé sa vivacité, amoindri sa particularité ; elle ne vit plus que d’une vie atténuée, expirante, et qui ne se rattache plus qu’à grand-peine à la vie plus chaude et plus précise du lieu ou du moment d’où elle avait d’abord jailli.
Et l’on voit Verlaine préférer les odeurs évanescentes, « l’odeur de roses, faible, grâce au vent léger d’été qui passe » (FG), les paysages à demi fantomatiques, noyés d’irréalité par la montée des brumes et des crépuscules, les sons déjà tout pénétrés de silence, « air bien vieux, bien faible et bien charmant », qui « rôde discret, épeuré quasiment » (RSP), et qui va « tantôt mourir par la fenêtre ouverte un peu sur le petit jardin », toutes sensations à demi mortes et qui ne contiennent plus en elles aucun renvoi précis à leur origine concrète — rose, campagne ou piano. Leur charme est justement de se délivrer de cette origine, d’en abolir en elles jusqu’à la notion, et de vivre d’une existence autonome, privée d’attaches, d’une vie qui n’appartient qu’à elles et qui, si fragile qu’elle nous semble, si voisine de la disparition, ne doit plus rien à rien, ni à personne. Ayant détruit en elles par leur progressif affaiblissement toute référence et même tout allusion à un monde réel, ces sensations vivent un court instant en nous, irréelles et cependant présentes, messagères vides de tout message, absurdement et délicieusement suspendues dans l'équilibre instable de leur gratuité.
Ces remarques permettront de mieux saisir la signification qu’il convient d’attacher au goût verlainien du feutré à son obsession du fané. C’est en effet aux objets privés de rayonnement intérieur que va la prédilection de Verlaine : ils doivent être dotés d’un pouvoir assez amoindri pour que la sensation qui les signale à l’esprit lui apporte seulement l’indication d’une existence prête à s’éteindre, peut-être même déjà morte au moment où le moi en reçoit l’impression. « Nimbes d’anges défunts » (FG), la sensation fanée annonce la disparition de son objet. Il ne peut donc être question de remonter en elle et, refaisant en sens inverse le chemin qu’elle a dû parcourir pour arriver à nous, de redécouvrir sa vérité originelle : au bout de la route c’est seulement de l’inexistence que l’on rencontrerait. Aussi le fané verlainien contient-il toujours, à la différence du suranné baudelairien dont il procède pourtant directement, une nuance d’irrévocable. L’odeur fanée n’est pas ici invite à retrouver le printemps adorable qui l’a autrefois exhalée, -ni même le flacon d’où elle a pu s’échapper. Alors que le suranné baudelairien, — parfum, saveur, mode, regret, spectacle, — est le signe à demi mourant d’une puissance bien vivante, la trace à demi effacée, mais repérable d’un luxe essentiel, d’une ferveur intacte que l’esprit pourra retrouver dans leur intégrité originelle s’il s’applique à remonter le cours de la sensation, à réapprendre la douce langue natale, le fané verlainien veut définitivement oublier son origine. A demi penché vers son extinction prochaine, il tâche de s’immobiliser en un présent vague, vide de toute détermination précise, d’où toute curiosité et toute nostalgie soient également bannies. Il est une somnolence, un état d’immobile dérive. L’être s’y délecte à sentir sans savoir ce qu’il sent, sans même savoir qu’il n’y a plus rien à savoir, que le monde est en train de disparaître, et qu’il ne lui reste plus pour posséder les choses que cette trace elle-même évanescente : sa sensation.
Ces états de sensibilité vide et suspendue ne sauraient cependant se prolonger sans menacer l’existence même du moi qui s'en délecte. A mesure que la sensation s’épuise, la conscience risque de s’engourdir et l’être de tomber en léthargie. C’est pourquoi la sensation diffuse doit en même temps exciter, agacer la conscience qui la recueille. Verlaine, si amoureux pourtant de bercement et d’harmonie, cultive donc la dissonance, il recherche le timbre criard, la fausse note, les « accords harmonieusement dissonants dans l’ivresse » où « la tendresse des sens étreint l’effroi de l’âme » (PS), il choisit tout ce qui, dans le mariage tonal des sensations, grince, heurte, provoque un malaise, une gêne qui soit en même temps un éveil. Il apprend de Baudelaire les charmes subtilement discordants du prosaïsme, de Rimbaud les vertus de l’argot, du gros mot, de la vulgarité ordurière qui écorche la dignité vide du langage. Son goût de l’impair, du rejet, du boitillement prosodique et du déhanchement syntaxique, son esthétique du mot impropre et de la « méprise » volontaire, toutes les tendances qui caractérisent son traitement du langage poétique peuvent sans doute s’expliquer par rapport à ce besoin profond. Aussi bien que par le désir de créer une continuité sentie, on peut en rendre compte par le désir inverse de déterminer de quelque manière un état amorphe de la sensibilité. Et sans doute ces deux explications sont-elles vraies à la fois ; dans la masse de la sensation vague, la puissance corrosive de la dissonance ou de l’impair creuse des fêlures, crée des lignes de rupture, taille des plans de déséquilibre, qui, sans renvoyer à l’évocation d’aucune réalité précise, rompent pourtant d’une certaine manière la cohésion harmonique du sentir. C’est cette même puissance qui retient la somnolence sur la pente du sommeil. Toute la réussite verlainienne fut donc de se fabriquer une incantation qui invitât à la fois à la jouissance d’une indétermination et à la délectation d’une extrême acuité sensible. « Un instant à la fois très vague et très aigu » (J&N), tel est le moment type dans lequel se situe la rêverie verlainienne.
            Resterait à décrire les modes selon lesquels se réalise cet à la fois, ce mariage du vague et de l'aigu, ou, pour reprendre les termes de Verlaine lui-même, cette jonction de « l'indécis » au « précis » qui permet à la « chanson grise » d'exercer pleinement ses maléfices. Ces combinaisons sont aussi diverses et subtiles que le génie verlainien lui-même. Le plus souvent les deux tonalités sensibles se juxtaposent, ou mieux se superposent, l’une dissimulant à demi et recouvrant l’autre : derrière l’opacité molle du fané se devine alors la pointe d’une acuité cachée. C’est le thème profondément verlainien et déjà tout symboliste de la vision ou de la conscience à travers un écran d’apparences, de brumes ou de souvenirs :
                        C’est des beaux yeux derrière des voiles,
                        C’est le grand jour tremblant de midi,
                        C’est par un ciel d’automne attiédi
                        Le bleu fouillis des claires étoiles... (J&N)
            Voilette veloutant un visage, buée de chaleur, tiédeur d’automne, autant de nappes vibrantes et suspendues derrière lesquelles regard, étoiles, soleil viennent inscrire leur dure précision. Parfois, derrière l’écran épaissi, l’on ne peut que deviner une forme fuyante :
                        Je devine à travers un murmure
                        Le contour subtil des voix anciennes... (RSP)
La ligne mélodique émerge un instant, mais pour se perdre aussitôt dans le « jour trouble » où tremblote une musique informe et délirante, « l’ariette, hélas, de toutes lyres ». A d’autres moments, c’est au contraire l’acuité qui l’emporte, et l’on voit la sensation vague se déchirer soudain, comme crispée autour d’un centre de rupture :
                        O ce soleil parmi la brume qui se lève,
                        O ce cri sur la mer, cette voix dans les bois... (J&N)
            Sensations à la fois déchirantes et égarées, en lesquelles se résume un court instant tout le vague des maux  « sans raison » et des douleurs diffuses, et où la conscience reconnaît, en face d’elle et au loin d’elle, une image foudroyante de son propre malheur.
Entre aigreur et douceur la sensibilité verlainienne exige cependant davantage qu’une coexistence, si étroite fût-elle; elle veut un mélange intime, une qualité où ces deux tonalités contradictoires se trouvent contenues à la fois, et inséparablement l’une de l’autre. Aussi la voit-on se plaire au monde équivoque de l’aigre-doux, ou comme dit mieux Verlaine, de la fadeur. Car fadeur n’est pas insipidité : c’est une absence de goût devenue positive, réelle, permanente, agaçante comme une provocation. Le fade est un fané qui se refuse à mourir et qui du fait de cette rémanence insolite revêt une sorte de vie nouvelle, une vie louche et un peu trouble, dont on soupçonne qu’elle se situe bien en-deçà, en tout cas en-dehors de sa prétendue douceur. Fadeur d’un sentiment ou fadeur d’une idée, c’est une banalité qui, au lieu d’engendrer la seule indifférence, pénètre, absorbe, et qui, même si elle écœure, oblige à tenir compte d’elle. C’est une façon qu’aurait l’inexistence de séduire la sensibilité et de se faire reconnaître par elle comme existante : un néant abusivement paré de tous les attributs de l’être...
La fadeur amoureuse, à qui Verlaine donne une dignité littéraire et poétique avec La Bonne Chanson, combine ainsi les éléments de séduction du vide, — ici l’ignorance sexuelle de la fiancée, qui oblige la poésie à rester inoffensive, — et toutes les rêveries grivoises que cette blancheur a pour effet d’exciter chez un fiancé trop averti. La virginité de Mathilde et la salacité de Paul ne peuvent ici s’accorder que dans une poésie du vide temporel, de l’imminence, dans un équilibre douteux qui est celui même de la fadeur. Même équivoque dans la sensation fade, où s’équilibrent et s’engendrent l’un l’autre les tonalités majeures et mineures, le calme assourdi et les saveurs aigrelettes. Dans l’un des poèmes les plus authentiques de Verlaine, les voix fanées et mourantes, voix de la Haine, de la Chair, d’Autrui, se mettent à grincer et à s’affadir au moment même de leur évanescence :
                                 Voix de la haine : cloche en mer, fausse, assourdie
                                 De neige lente. Il fait si froid ! Lourde, affadie,
                                 La vie a peur et court follement sur le quai
                                    Loin de la cloche qui devient plus assourdie.

                                    Voix de la chair : un gros tapage fatigué.
                                   Des gens ont bu ; l’endroit fait semblant d'être gai,
                                    Des yeux, des noms, et l’air plein de parfums atroces
                                    Où vient mourir le gros tapage fatigué.

                                    Voix d’Autrui : des lointains dans les brouillards
                                   Vont et viennent; des tas d’embarras; des négoces,
                                   Et tout le cirque des civilisations
                                   Au son trotte-menu du violon des noces. (S)

            C'est le même son trotte-menu qui court en fausset à travers toutes les créations authentiquement verlainiennes. C’est lui qui les condamne à demeurer grêles et boitillantes, privées de profondeur harmonique et d’architecture intérieure, qui les voue à paraître plus tremblotantes que tremblantes, plus dorloteuses que berçantes, plus falotes que vraiment lunaires (Et ce n’est point hasard si Verlaine a précisément adoré ces terminaisons diminutives en -otte, -otter, ette, etc., qui, donnant à la sensation un prolongement mineur, la situent, juste au moment où elle va disparaître, dans un demi-jour un peu aigre). Esthétique de l’impression fausse qui connut ses plus beaux triomphes dans les Romances sans Paroles :
                        Des romances sans paroles ont,
                        D’un accord discord ensemble et frais,
                        Agacé ce cœur fadasse exprès,
                        Ô le son, le frisson qu’elles ont !
Nous aurons à revenir sur cet exprès qui pose le problème de la sincérité verlainienne. Contentons-nous de noter ici l’aveu ravi des frissons que ces accords discords ont provoqués en lui, et la reconnaissance, d’autant plus probante que Verlaine s’en croit à ce moment délivré, des séductions équivoques de la fadeur (Cette équivoque n’est peut-être pas sans relation avec cette autre ambiguïté qui fit de Verlaine un être sexuellement ambivalent. Peut-être conviendrait-il alors de relier le goût du fané, des brumes et de la continuité sensible à certaines tendances féminines, et de rattacher au contraire le besoin de déchirure et de dissonance au côté viril de sa nature. En face de Verlaine, Rimbaud se situe tout entier du côté masculin du choc et de la dissonance : admirons-le d’avoir reconnu la féminité verlainienne, et d’avoir voulu la nourrir en faisant lire à Verlaine les poésies de Marceline Desbordes-Valmore, dont celui-ci aussitôt s’enthousiasma).

II

            Séductions délicieuses, mais dangereuses, car elles dissolvent peu à peu la fermeté de la conscience qui s’abandonne à elles Dans la douceur ou dans l’aigreur l’esprit pouvait continuer à vivre sans rien abdiquer de lui-même, sans virer pour autant à l’aigre ou au doux. Mais l’aigre-doux lui est une tentation irrésistible ; par la fadeur il se laisse malgré soi envahir, transformer, affadir. La fadeur n’est même rien d’autre que cet affadissement de l’esprit, cette façon sournoise qu’ont les choses d’insensiblement le pénétrer et de se le soumettre ; elle est une contagion qui décompose la conscience, qui l’oblige à céder aux appels d’un monde sans visage et à renoncer aussi à son propre visage.
                        Laissons-nous persuader
                        Au souffle berceur et doux... (FG)
chantait l’un des meilleurs poèmes des Fêtes Galantes. Et la poésie verlainienne la plus authentique ne fait guère en effet que prêcher à sa suite un art de se laisser persuader. Mais il convient de remarquer le caractère tout particulier de cette persuasion. Il ne s’agit point ici, comme à l’ordinaire, de donner son adhésion à quelque réalité précise, mais bien au contraire de s’abandonner à une imprécision où la notion même de réalité finisse par se trouver égarée. La tentation de la fadeur se situant toujours dans le vague ou dans l’impalpable, aux limites de l’inexistence, Verlaine réclame en somme qu’on se laisse persuader à rien, c'est- à-dire au rien : ou du moins à ces incarnations approximatives du rien que représentent un souffle, un silence, une nuit. Peiqwmhta nukti melainhCédons à l’appel de la nuit noire : on devine bien les raisons pour lesquelles Verlaine fut si longtemps hanté par cet hémistiche apparemment inoffensif d’Homère. C’est que l’espace nocturne possède, malgré son opacité, ou peut-être à cause d’elle, une vertigineuse réalité sensible. De même le vent ou le silence nous rendent immédiatement, concrètement perceptibles le mouvement ou l’absence. Ce sont les lieux d’un pur sentir. Tout ce qu’on peut affirmer alors, c’est que quelque chose arrive : mais quand, comment, pourquoi ce quelque chose est arrivé, nul ne saurait le dire, ni ce qu’était ce quelque chose, ni même ce qui lui est vraiment arrivé. La rêverie verlainienne préfère ainsi les milieux négatifs et aveugles d’où ne peuvent émerger d’autre existence que celle d’un pur il y a, d’autre présence que celle d’une réalité vide.
            Cette neutralité gagne bientôt l’esprit qui s’abandonne à elle. Rien de plus curieux que d’observer, à travers l’approfondissement de cette rêverie, le progressif effacement de toutes les caractéristiques individuelles du moi. Il semble que disparaisse d’abord ce qu’on nomme le caractère, c’est-à-dire la confiance en soi, en sa nature et en son étoile, l’enracinement dans un destin personnel. L’être se sent placé sous le signe de Saturne, c’est-à-dire soumis à une puissance extérieure dont les desseins lui restent impénétrables. Il se sent gagné d’incertitude et d’irresponsabilité, et l’image de la feuille morte poussée de-ci de-là par la fantaisie du vent mauvais lui est à la fois symbolique et prophétique de son vacillement profond. Puis l’inquiétude s’intériorise, et c’est la vie tout entière, spatiale et surtout temporelle, qui se voit livrée aux hasards du çà et . Souvenirs, repères sentimentaux, hiérarchies morales, tout s’efface; un voile gris tombe sur le passé :

                        Un grand sommeil noir
                        Tombe sur ma vie...
                        Je ne vois plus rien,
                        Je perds la mémoire
                        Du mal et du bien
                        O la triste histoire... (S)

            Les projets se diluent dans le vague de l’objet, dans « les cieux bruns où nagent nos desseins » (S). Tout se met à communiquer, à se recouvrir; le mal de la réversibilité noie toutes les distinctions temporelles :
                        Les déjà sont des encor...
                        Les jamais sont des toujours...
                        Les toujours sont des jamais...
                        Les encor sont des déjà... (P,R)
            
            A travers ses diverses durées l’être se trouve emporté par le tournoiement d’un vire-vire — « tournez, tournez, bons chevaux de bois !... » — ou plus exactement par le mouvement de va-et- vient d’une balançoire qui lui ferait traverser et retraverser sans relâche les divers niveaux temporels de sa vie, « mort doucereuse », « mort seulette que s’en vont (...) balançant jeunes et vieilles heures ...» « O mourir de cette escarpolette !... » (RSP) Mort qu’il nous faut évidemment interpréter comme une mort à soi- même, comme une perte du sentiment de soi. La conscience est alors devenue aussi grise que la chanson qui exhale sa plainte ; l’être n’a plus de nom, d’histoire, ni même d’âge; il est n’importe où et n’importe qui; à la fois défunt et nouveau-né, il continue à se balancer absurdement dans l’intériorité d’un temps vide :
                        Je suis un berceau
                        Qu’une main balance
                        Au fond d’un caveau
                        Silence, silence... (S)

            Telle est la langueur verlainienne, si différente, on le voit, de la langueur baudelairienne dont elle dérive cependant. Celle-ci n’était guère qu’un assoupissement provisoire des puissances spirituelles ou volontaires, une permission accordée à la nonchalance du luxe profond. Qu’elle se manifestât dans la paresse du chat, du navire à l’amarre ou de la femme endormie, l’être y demeurait toujours riche d’un monde de virtualités actuelles, de toutes les promesses de la félinité, de l’érotisme ou du voyage. Mais la langueur verlainienne épuise l’être ; elle semble vouloir le pousser à bout, le forcer à se dissoudre et à s’oublier en autre chose que lui-même. Elle écœure, effrite ce moi qu’elle a pour projet de détruire, et qui, livré à ses méandres, en vient bientôt à ne plus se reconnaître lui-même. Et rien d’étonnant à ce qu’il s’ignore en effet, puisque la langueur est le lieu d’un changement, d’une sorte de conversion intérieure, le passage du moi personnel à un moi impersonnel où ne subsiste plus rien de la sensibilité ancienne. A travers la langueur s’opère en somme la destruction de toutes les caractéristiques individuelles, et l’émergence à un mode nouveau de la sensibilité où chaque événement ne soit plus rapporté à aucune expérience particulière, mais revécu anonymement, dans l’impersonnalité d’un pur sentir.
Les états de conscience les plus typiquement verlainiens semblent ainsi suspendus dans un climat de neutralité indifférente. Nul n’en revendique la propriété, et Verlaine moins que personne. Il s’applique même à récuser toute responsabilité, suggère que d’eux à lui il n’existe, et n’a jamais existé aucune liaison intime. Il les fait vivre hors de lui, loin de lui, dans une objectivité trouble, sur le mode du cela :

                        C’est l’extase langoureuse,
                        C’est la fatigue amoureuse,
                        C’est tous les frissons des bois,
                        C’est vers les ramures grises
                        Le chœur des petites voix... (RSP)

            Extases, fatigues, délices qui semblent exister en eux-mêmes, et que la conscience paraît éprouver du dehors, par participation, Ou bien, et inversement, ce sont eux qui visitent la sensibilité, s’y glissent clandestinement comme des étrangers indésirables. Et c’est alors le verbe impersonnel qui proclame l’irresponsabilité du moi et son refus de vivre ses états sur le plan de l'intimité sentie :
                        Il pleure dans mon cœur
                        Comme il pleut sur la ville... (RSP)

Tristesse aussi anonyme, aussi gratuite qu’une tombée de pluie... A ces moments à la fois douloureux et privilégiés la conscience a presque cessé de vivre sur le mode de l’existence séparée. Elle est tombée dans ce « délire » que tente de décrire l’extraordinaire deuxième Ariette oubliée : elle est devenue un « œil double », on pourrait même dire multiple ou unanime, « où tremblotte à travers un jour trouble » non plus « le contour subtil des voix anciennes » ni les lueurs « d’une aurore future », c’est-à-dire la ligne mélodique ou lumineuse d’une destinée particulière, mais « l’ariette, hélas, de toutes lyres » (RSP), c’est-à-dire la voix d’un lyrisme impersonnel (Cette tentation de l’impersonnel se retrouve présente, si l’on y prend garde, tout au long de la carrière littéraire  de Verlaine. En mai 1873, donc après les Romances sans Paroles, et probablement en réflexion sur elles, il écrit ainsi à Lepelletier qu’il « caresse l’idée de faire un livre de poèmes d’où l’homme sera complètement banni » (cité par Michaud). Sorte de « parti pris des choses », projet de poésie impressionniste d’où l’homme serait, semble-t-il, exclu, à la fois comme « sujet » et comme conscience de la description poétique. Plus tard, dans la préface à Parallèlement, il proclame aussi son désir de faire « enfin de l’impersonnel »).
Il faut bien comprendre toute la profondeur de cette tentative si l’on veut justement apprécier les conséquences extrêmes et contradictoires qu’elle devait comporter, tant pour le succès de l’esthétique verlainienne que pour la destinée particulière du poète lui-même.
Nul doute d’abord qu’à travers elle la poésie verlainienne n’ait découvert son originalité vraie, qui est celle d’une communication immédiate et naïve entre les consciences. Dans le vague de cette sensibilité impersonnelle chacun pouvait retrouver ou replacer ton impression particulière. Ainsi se créait, entre Verlaine et son public, et aussi entre Verlaine et lui-même, puisqu’il devenait en écrivant son propre public, une complicité spontanée dam le sensible, une alliance au cœur de ces sensations vides dont nul ne savait ce qu’elles évoquaient, ni même qui les avait originellement ressenties. Complicité indirecte, bien différente de la complicité impérieuse qu’exige et que crée la poésie baudelairienne. Chaque vers des Fleurs du Mal semble nous concerner directement ; né de la méditation d’une expérience unique, le mot y paraît fait pour s’enfoncer immédiatement au cœur d’une autre intimité, celle de « l’hypocrite lecteur », son « semblable », son « frère » ; mais Verlaine recherche la rencontre dans une indifférence qui soit comme un lieu commun de la sensibilité. Et son appel, plus insidieux, n’est pas moins efficace ; car il profite de l’incertitude, il la souligne même, sur le mode interrogatif, comme pour mieux brouiller les cartes :
            Cette âme qui se lamente
            Et cette plainte dormante,
            C'est la nôtre n’est-ce pas ?
            La mienne, dis, et la tienne,
            Dont s’exhale l’humble antienne
            Par ce tiède soir, tout bas... (RSP)

            Tiédeur des mains qui se rejoignent dans l’ombre, douceur d’un tutoiement chuchoté à travers la grisaille anonyme, facilité d’une communion plus authentiquement réalisée ici, dans le vague du sensible, qu’elle ne pourra l’être, plus tard, dans la banalité de l’idée.
Mais cette situation demeurait ambiguë. Elle risquait même de devenir douloureuse, dans la mesure où Verlaine continuait à s’interroger sur elle : preuve trop évidente qu’il ne parvenait pas à l’assumer pleinement, à se perdre tout entier dans son impersonnalité nouvelle, et que demeuraient en lui assez de traces de l’individualité ancienne pour assister à la montée de l’anonyme, s’en étonner et en souffrir.
Tout le malaise verlainien tient en effet à ce dédoublement, à cette irrémédiable déchirure. Car tout comme Rimbaud, Verlaine pourrait écrire que « JE est un autre »  ; mais alors que Rimbaud, une fois cet autre découvert, se livre entièrement et frénétiquement à lui, Verlaine ne peut abolir en lui la voix ancienne, et il se condamne donc à demeurer à la fois JE et Autre. A l’inverse de Rimbaud, intégralement présent en chacun de ses mouvements, il éprouve l’impossibilité d’adhérer à lui-même. Il sent sur le mode de l’anonyme, mais il se sent sentir sur le mode du particulier. Son moi impersonnel lui fait connaître d’étranges extases, mais sa sensibilité personnelle ne peut que constater la distance qui le sépare encore de ces extases, et de cet autre lui- même plus lui-même que lui. Et c’est dans cet intervalle que se situe sa poésie. Elle dit l’étonnement et la couleur d’un être à demi aliéné, transporté dans un paysage dont il ne peut découvrir le sens, et dans lequel il lui est cependant interdit de tout à fait se perdre.
La conscience se sent alors à la fois présente et absente à elle- même : « envolée, en allée, vers d’autres cieux, à d’autres amours », mais en même temps attachée à cette terre où il lui appartient de dire, par les procédés les plus calculés et au besoin les plus cyniques de la parole, le caractère ineffable de sa fuite ou de son envol. Le poète est à la fois ici et ailleurs, attaché à son propre langage et perdu dans la langue anonyme, dans « l’ariette de toutes lyres ». Il se sent vivre hors de lui-même, dans le lointain d’un faux exil :
            Est-il possible, le fut-il —,
            Ce fier exil, ce triste exil ?

            Mon âme dit à mon cœur : sais-je
            Moi-même que nous veut ce piège

            D’être présents bien qu'exilés,
            Encore que loin en allés ? … (J&N)

            Piège de l'absence-présence, qui peut devenir, si l’on en inverse les termes, le piège de l’exil prétendu, de la fausse naïveté. On se retrouve alors les mains et l’esprit vides, « comme quand on ignore des causes »; on se lance à la recherche de ses propres raisons :

            II pleure sans raison
            Dans ce cœur qui s’écœure.
            Quoi ! nulle trahison?
            Ce deuil est sans raison.

            C’est bien la pire peine
            De ne savoir pourquoi
            Sans amour et sans haine
            Mon cœur a tant de peine. (RSP)

            Et le monde semble avoir lui aussi perdu ses raisons d’être. La vie est comme un rêve intermittent d’où l’on s’éveille en sursaut de temps à autre pour s’interroger sur le sens de ce qu’on est en train de rêver :

            Ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille
            Et que l’on se rendort et que l’on rêve encor
            De la même féerie et du même décor ... (J&N)

            A chaque réveil, la destinée apparaît plus énigmatique. Les questions jaillissent, interminablement, pour tenter de cerner ou de percer le mystère inquiétant de l’indétermination sensible :

            — Corneille poussive,
            Et vous, les loups maigres,
            Par ces bises aigres
            Quoi donc vous arrive ?...

            —Quoi donc se sent ?...
            On sent donc quoi ?
            Des gares tonnent,
            Les yeux s’étonnent :
            Où Charleroi ?

            —Parfums sinistres !
            Qu’est-ce que c’est ?
            Quoi bruissait
            Comme des sistres... (RSP)

            Au c'est a succédé le qu'est-ce que c'est ? Et la tentative verlainienne s’achève dans ces sursauts d’homme frôlé par l’invisible, dans cette interrogation nerveuse qui diffère assez peu d’un cauchemar[1]. La raison refuse alors d’admettre un vide qui soit seulement un vide, une existence qui ne contienne rien d’autre que sa propre révélation. Le rien lui apparaît maintenant comme le lieu de tous les possibles, comme l’origine même du fantastique. Faute d’avoir pu en épouser pleinement la neutralité, la conscience repeuple l’anonyme de toutes ses petites frayeurs. Verlaine retombe dans le marais de la particularité la plus étroitement physiologique et nerveuse. Mais ce n’est point d’elle que lui est venue sa malédiction : tout son malheur fut de s’être arrêté en chemin, de n’avoir su ou pu pousser jusqu’au bout l’expérience et de n’avoir pas atteint à ce point où, se perdant totalement, il se serait peut-être retrouvé.

Jean-Pierre Richard, "Fadeur de Verlaine", in Poésie et Profondeur, Seuil, 1955, pp. 165-180


[1] Cf. déjà dans les Poèmes Saturniens la réaction analogue du « Tout suffocant et blême, quand Sonne l’heure » (Chanson d’automne).

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