La gueule de l’auteur

« Écrire, c'est entrer en scène. 
Man Ray, portrait imaginaire de Sade, 1938

Il ne faut pas que l'acteur [1]proclame qu'il n'est pas un comédien. On n'y échappe pas. »
"Valéry, "La comédie de l'esprit" in Cahiers, pléiade T2, p. 1218


[1] Valéry écrit bien "acteur" et non "auteur" comme on peut le vérifier si l'on se reporte à l'édition de référence.

 

 

        À l'origine de cette cogitation de Marcel, il y a eu la (re)découverte de la célèbre photographie d’un Verlaine hébété, avachi devant un verre d’absinthe au café Procope. C’est cette image triste et même dégradante que toute une génération d’écrivains avait pourtant choisi de perpétuer ; les nouvelles d’Anatole France ou Les Déliquescences d’Adoré Floupette, campent sur le mode sérieux ou parodique un Verlaine hagard et définitivement marié à la fée verte, comme on l’appelle. 
Verlaine au café procope, 1896

        C’est certes tentant : l’image de l’écrivain ravagé a le mérite de revivifier le vieux couple génie et folie — et Marguerite Duras saura d’ailleurs s’en souvenir. Dans le cas de Verlaine, elle produit en outre un contraste frappant avec Rimbaud, qui a quant à lui dix-sept ans pour l’éternité grâce à la magie d’une autre photo célèbre. Bref, l’image de l’auteur « fait » quelque chose à l’œuvre et puisque le thème "l'oeuvre et l'auteur" est à nouveau au programme, c’est le moment d’interroger les curieux usages que l’on fait des portraits d’écrivains. Désormais photographié sous tous les angles et sous toutes les coutures, on trouve l’auteur partout, au frontispice de ses livres, entre les pages des journaux, dans les manuels, dans les blogs. 
Rimbaud à 17 ans (1871)
Comment expliquer cette fureur de portraits ? Certes, c’est la seule illustration possible d’un art généralement rétif à l’illustration. Mais cela n'explique rien. Le portrait donne aussi illusoirement l’impression d’entrer dans l’intimité de l’écrivain, il répond à ce « désir d’auteur » cher à Barthes ; et même il désigne le coupable du délit selon Christian Doumet, qui choisit de rapprocher les genres autobiographique et policier. Bref, la gueule de l’auteur fait vendre et transforme de facto la société des lecteurs en « une secte silencieuse de voyeurs », au point de confondre dans la même euphorie
« ceux qui ont lu le livre avec ceux qui ont vu l’auteur »(Doumet). Le trait est peut-être un peu gros, mais nul ne peut nier — et l’excellent collectif Portraits de l’écrivain contemporain (Champ Vallon, 2003) en fournit la preuve abondante et féconde — que l’image de l’auteur pèse sur le livre, ce livre dont on a autrefois rêvé qu’il ne fût écrit par personne, et qu’on avait fini par appréhender comme « issu d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. » 
        Finalement, en dépit des mises en garde de Proust, Sainte-Beuve triomphe, malgré qu’on en ait comme on dit (ou plutôt comme on disait). Ça agace Marcel mais mieux vaut changer ses désirs que l'ordre du monde et il décide de cogiter sur quelques cas d’usage de la tête de l’écrivain. 

"En attendant, ils se faisaient photographier..."

    Dès les débuts de la photographie, les écrivains comprennent très vite ce qu'ils ont à gagner à se faire représenter. Baudelaire, tout en conspuant cet art voué à "la reproduction technique" (W. Benjamin) n'a de cesse que de se faire tirer le portrait comme le remarque finement Pierre Michon dans Rimbaud le fils :
Baudelaire (1861)
        En attendant, ils se faisaient photographier. Car tous avaient senti qu’au-delà des sonnets obscurs, de ses petits poings fermés de quatorze vers brandis dans le futur, au-delà de la poésie, tout près des poses d’exil prises deux doigts dans le gilet, toute crinière dehors, de sous la cagoule noire la postérité accourait ; et sur le tabouret des photographes ils tremblaient devant la postérité : le Vieux devant Nadar, devant Carjat, regardait la cagoule noire et ne respirait plus ; Baudelaire devant Nadar, Carjat ne respira plus ; et devant les mêmes le doux Mallarmé ne respira plus ; et de la même façon que ceux-ci, Dierx, Blémont, Creissels, Coppée, qui devant Nadar, qui devant Carjat, tremblèrent. Et Rimbaud lui-même...
(Pierre Michon, Rimbaud le fils, folio, p. 83)

    Et il ne s'agit pas seulement de figurations après-coup. A l'époque romantique, les auteurs élaborent des stratégies concertées de représentation, dites "scénographies auctoriales" selon l'expression de José-Luis Diaz dans L'Ecrivain imaginaire (Champion, 2007). En bref, ils peaufinent leur image (et ce jusqu'au paradoxe du culte de l'invisibilité), ils jouent à l'écrivain, ils se montrent. Ces postures et ces masques ne sont que "la partie visible de tout un processus de "fictionnalisation" de l'écrivain (Diaz, p. 43). Ainsi aboutit-on à un "écrivain imaginaire", au double sens du terme, à la fois comme produit d'une image ou d'une série d'images (stéréotypes, imago, fantasme etc.) et comme construction fictionnelle.

        Peut-on —ou du moins pouvait-on autrefois — commencer à écrire sans se prendre pour un autre ? A l'histoire des sources, il faudrait substituer l'histoire des figures : l'origine de l'oeuvre, ce n'est pas la première influence, c'est la première posture : on copie un rôle, puis par métonymie, un art ; je commence à produire en reproduisant celui que je voudrais être. Ce premier voeu (je désire et je me voue) fonde un système secret de fantasmes qui persistent d'âge en âge, souvent indépendamment des écrits de l'auteur désiré.

Barthes, "Abgrund" in Roland par Roland Barthes, Points essais, 1975, p.119 

 

"Moi-mon visage, moi-ma rage, moi-ma plainte"

        Dans Portraits de l'écrivain contemporain, Claude Burgelin consacre un excellent article au corps de l'écrivain et à la mise en scène d'un "indicible de la chair". Constatant la multiplication depuis quelques décennies de ces écritures qui cherchent à capter "souvent avec violence et âpreté, l'organique, le charnel, le sexuel" (Duras, Angot, Ernaux, Guibert...), il remarque que s'en trouvent modifiés non seulement le statut de l'auteur mais aussi celui du lecteur :

        Ecrire "je" ferait surgir une parole qui médiatise le moins possible ce que le corps-sujet-auteur est censé lui dicter, avec parfois le fantasme d'une sorte de traduction littérale. En cherchant à exprimer la singularité d'une expérience et d'un corps, l'écriture – qu'elle désigne un spectacle ou un drame, une blessure ou une gloire – entre dans un scénario de l'interlocution. "Je" en appelle à un "tu" — ou, plutôt ici, en commande l'assistance et le regard. L'écriture se fait adresse et demande véhémente d'écoute de ma voix, d'attention prêtée à mon corps, de considération de mon visage. Ne me regardez pas seulement dans le miroir de l'écriture, sachez m'y voir : moi-mon visage, moi-ma rage, moi-ma plainte, moi-ma jouissance. le besoin de proximité se fait intense, bouleversant, ravageur. On ne s'étonnera pas que de tels textes – mais plus encore que leurs textes, leurs auteurs – occupent le devant de la scène, tant l'imaginaire de la mise en scène les requiert.
Claude Burgelin, "Donner son corps à la littérature ? Brèves remarques sur l'écrivain et son image en l'an 2000" in Portraits de l'écrivain contemporain, Champ Vallon, 2003, pp. 48-49 


Marguerite Duras : autocélébration d'un visage détruit

        Marguerite Duras a adopté à partir des années 80 — c'est-à-dire à partir de sa rencontre avec Yann Andrea) une stratégie très consciente qui consiste à sculpter sa propre statue, au point d'adopter un uniforme qui finit par la définir, comme elle s'en explique dans La Vie matérielle :
        J’ai un uniforme depuis maintenant quinze ans. C’est l’uniforme M.D. qui a donné, parait-il, un look Duras, repris par un couturier l’année dernière : le gilet noir, la jupe droite, le pull-over à col roulé et les bottes courtes en hiver. J’ai dit : pas coquette, mais c’est faux. La recherche de l’uniforme est celle d’une conformité entre le fond et la forme, entre ce qu’on croit paraître et ce qu’on voudrait paraître, entre ce qu’on croit être et ce qu’on voudrait montrer de façon allusive par les vêtements qu’on porte. On la trouve sans la chercher vraiment. Une fois trouvée elle est définitive. Et elle finit par vous définir »

Marguerite Duras, La Vie matérielle, Folio, p. 85

        Et Yann Andrea justement, c'est le regard dont elle a besoin pour exister comme idole : 

        Un homme subjugué [...] devient le desservant du culte d'une femme, consacrant ses moindres gestes et paroles. Ce regard comme au-delà de l'admiration fait danse des licornes. Et l'icône verbale à ce point éclairé est, de façon quasi immédiate, prise en relais par l'icône photographique ou filmique. La légende de l'écrivain tels que les textes la content s'étoffent de l'image telle que la fabriquent les médias ou la publicité (multipliée, répétitive, envahissante). Cette déferlante d'images devient un élément essentiel d'un dispositif qui ne sépare plus l'auteur de la femme, l'écriture de celle par qui elle advient. La sacralisation ou en tout cas l'intensité de la présence à l'écran ou sur le papier glacé magnifiant la sacralisation ou l'intensité de la présence dans le texte. Mettre en mots des événements et des êtres, les transformer en matière textuelle leur fait subir, pour reprendre des expressions de Duras "la mutilation" du corps, du "visage", de la "voix". Voici désormais, le visage de l'auteur, son regard et sa voix flottant autour de ses textes, de sorte qu'en les lisant on songe à eux au moins par intermittence.

Claude Burgelin, op.cit. p.51

 

Les deux portraits de Sade

        Marcel voudrait pour finir évoquer cette curiosité littéraire que sont les deux portraits de Sade. Pendant longtemps, on n’a pas su à quoi ressemblait Sade. A titre d'illustration on ne disposait que du terrifiant portrait qu’en avait peint Man Ray, sur fond d’une Bastille en flammes, dont on sait guère si l'auteur est l'incendiaire ou l'incendié. Voici la belle description qu'en donne M. Gailliard dans l'avant-propos du livre qu'il consacre au Marquis.
        
        Longtemps, on n'eut de Sade que des portraits imaginaires. Le plus célèbre d'entre eux, celui que Man Ray composa en 1938, montre la tête de Sade émergeant d'un immense bloc de pierre, sorte de mur conique fissuré marqué de toutes parts de nombreuses et fines blessures. Cette tête gigantesque faite des mêmes blocs de pierre taillée que le socle regarde vers la droite : c'est celle de Sade vieillissant, obèse, peut-être celle du pensionnaire de Charenton. Pourtant le regard est encore celui de l'aigle : le nez busqué, le menton proéminent, la bouche charnue mais fermement dessinée. À droite, à la hauteur de cette bouche, on distingue de minuscules silhouettes agglutinées, évoquant des troupes en retraite. L'une d'elle, un homme à cheval, qui semble en uniforme, brandit son sabre pour la charge ; mais sa bête est affaissée sur son arrière comme si son élan venait de se briser net. Derrière, au-dessus d'un très haut mur, d'autres silhouettes sortant des pics, en marche vers une forteresse : la Bastille déjà en flamme alors qu'aucune pierre n'en a encore été enlevée. Par une fausse perspective, le front de Sade se présente légèrement de trois-quarts, tandis que l'ensemble du visage est strictement de profil : l'arcade gauche, dessinée par la ligne des sourcils, abrite une orbite vide, située exactement au niveau de la porte ouverte de la forteresse. Le feu immense qui embrase le ciel paraît venir de cette orbite énucléée. Sade, blessé, figé pour l'éternité dans sa prison de pierre et de chair allume des brasiers et éclaire des voies nouvelles.
        Un tel portrait n'est pas une simple représentation : il est une lecture de Sade.

Michel Gailliard,  Le Langage de l'obscénité, étude stylistique des romans de Sade, Les cent vingt journées de Sodome, les trois Justine et Histoire de Juliette, Champion, 2006

      
      Mais le plus intéressant dans cette histoire est la surprenante apparition d'un nouveau portrait de Sade au moment de la publication des œuvres complètes du Marquis dans l'édition Pléiade (1990). L'image primitive,  minérale et inquiétante, s'est vu remplacer par celle inoffensive et un peu mièvre d'un charmant petit médaillon du peintre Van Loo, supposé représenter le "vrai" marquis. 
Sade par Van Loo, 1760
      
     
Celui-ci ressemble désormais à tous les gentilshommes de son temps, pacifique et sensible. Faut-il comme le suggère Michel Gailliard en conclure  que "l
e choix de ce visage, bien moins énergique que l'ancien, manifeste le désir de toute une communauté de chercheurs de révoquer définitivement le mythe Sade au profit de la vérité" ? Marcel a plutôt l'impression qu'on a voulu faire rentrer Sade dans le rang. En estompant le caractère transgressif du portrait primitif (à tous les sens du terme), en le rendant à la banale représentation de sa classe et de son temps, on choisit de rendre Sade enfin présentable, c'est-à-dire inoffensif. "Un bon écrivain est un écrivain inoffensif" écrivait non sans dépit Bernard Noël, l'auteur du scandaleux Château de Cène (1975). Eh bien grâce à l'édition Pléiade et ce mignard petit portrait du Marquis, Sade est devenu "un bon écrivain".








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