Pour un Malherbe de Francis Ponge : La lyre contre le lyrisme

Les inscriptions n'ont pas d'auteur


« Il est également légitime, actuellement, de penser que la meilleure façon de servir la république est de redonner force et tenue au langage. »
(Francis Ponge, Pour un Malherbe, p. 22)

« Pourquoi préférons-nous finalement Malherbe à Descartes ? Parce qu'au "Je pense donc je suis" [...] nous préférons le "je parle et tu m'entends donc nous sommes" : le Faire ce que l'on Dit. »
Francis Ponge, ibidem, p. 204


    Au moment où l'on s'apprête à s'immerger durablement dans le lyrisme, Malherbe n'est sûrement pas le premier poète censé venir à l'esprit. Or c'est justement celui dont Marcel a envie parler aujourd'hui, comme le meilleur représentant d'une lyre française qui ne doit RIEN au lyrisme traditionnel. Et c'est pourquoi Francis Ponge l'aime au point de lui consacrer tout un ouvrage, Pour un Malherbe (Gallimard, 1965). Hommage à la langue française et à son plus digne représentant, c'est aussi une charge contre Pascal, « cette planche pourrie[...] ce monstre, cet enfant prodige tombé sur sa grosse tête» et surtout contre le lyrisme personnel, "les crétins et les pitres qui se figurent, d'ailleurs fort sérieusement, que les mouvements de leur cœur nous intéressent. » (p. 45). Mais c'est surtout une exposition de la poétique d'un auteur qui a fait du « monde muet sa seule patrie » et livre ici un autoportrait oblique à travers la célébration infiniment recommencée de Malherbe, qu'il considère comme le plus grand poète français.

     J'aimerais dire d'abord, le plus simplement possible, pourquoi j'admire et j’aime Malherbe et ce qu'il représente pour moi.
     À tort ou à raison, et je ne sais pourquoi, j'ai toujours considéré que les seuls textes valables étaient ceux qui pourraient être inscrits dans la pierre ; les seuls textes que je puisse dignement accepter de signer (ou contresigner), ceux qui pourraient ne pas être signés du tout ; ceux qui tiendraient encore comme des objets, placés parmi les objets de la nature : en plein air, au soleil, sous la pluie, dans le vent. C'est exactement le propre des inscriptions. Et certes, je me souvenais, inconsciemment ou non, pensant cela, des inscriptions romaines de Nîmes, des Épitaphes, etc.
     En somme, j'approuve la Nature (Le Parti pris des choses a failli être intitulé L’Approbation de la Nature), exactement par stoïcisme : « Vouloir ce que Dieu veut est la seule science qui nous mette en repos » aussi par crainte de l’échec, par prudence., par sensibilité à l'échec et aux désillusions. Je contresigne l’œuvre du Temps. Pour ne pas être fait bonard. Mais aussi par goût plastique. J'ai toujours préféré aux clochers les tours carrées, les maisons à tuile ronde ; et presque, aux statues, leurs socles ; et presque aux feuillages (voire aux fleurs et aux fruits). les troncs d'arbre ; et peut-être encore les bûches ; et peut-être encore les cendres (la braise d'abord, puis les cendres) ; et peut-être encore Ie vent qui les disperse. Mais le vent ne peut rien contre les socles, contre les inscriptions funéraires contre les strophes impersonnelles inscrites dans la pierre Je préfère donc cela ; et les galets dans la mer et sur les plages, etc.
    Pour parvenir à des textes qui puissent tenir sous forme d'inscriptions, il faut (et naturellement l'amour de la langue latine est absolument concomitant à cela), il faut, dis-je, faire très attention. Que les mots soient surveillés. Et presque préférés aux idées (bien sûr). Qu'ils soient employés dans leur sens le plus certain, le plus immuable, celui qui ne risque pas de leur manquer un jour ; donc, de préférence aux mots, à proprement parler leurs racines, qui me semblent un peu comme le tronc des mots, comme Ie nœud de leur être, leur noyau, leur partie la plus essentielle et la plus dure, la plus solide. Une autre solution (mais on l’emploie bien sûr, le plus souvent, en même temps, par précaution) est l’ambiguïté : celle de l’oracle, où les mots sont pris dans tous leurs sens, où donc les significations ne risquent pas un jour de vous jouer un sale tour ; puisqu’elles sont toutes prévues. On voit la difficulté. On voit aussi, j’espère, l’intérêt et la gravité du jeu. […]
     2. En second lieu, j'ai toujours considéré (également) que les textes classiques, par définition ceux qui ont prouvé leur vertu de pouvoir être indéfiniment représentés aux yeux des hommes sans tout perdre de leur signification ou de leur intérêt, seraient donc mes seuls modèles. J'ai toujours pensé que ces textes contenaient au moins autant de passion et de sensibilité et de nuances que les textes romantiques ou impressionnistes, mais possédaient en plus, grâce à une domination (d'une manière ou d'une autre) de ces éléments, à leur mixage à leur dosage ou peut-être au fait de leur tension à l'extrême possible), la qualité suprême d'indestructibilité, d'indifférence impassible aux Quatre Éléments du Temps : l'Eau, l'Air, le Feu. la Terre (aux quatre Cavaliers de l'Apocalypse) qui caractérise les inscriptions. Que le classicisme le seul tolérable soit la corde la plus tendue du baroque, et non l’enkystement en figures abstraites : voilà ce que je crois. Mais encore faut-il que le baroque soit bien fondu dans la pierre. Voilà ce que mon goût le plus profond exige.
Paris, 24 février 1955

Francis Ponge, Pour un Malherbe, Gallimard, 1965, pp. 186-188



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