Sainte-Beuve ne passera pas !

Proust s'apprêtant sereinement à dézinguer 
Sainte-Beuve à coup de madeleines
     Au moment où la tête de l'auteur s'affiche partout — au frontispice de ses livres, entre les pages des journaux, dans les manuels, dans les blogs—
, où le biographisme réaffirme ses pouvoirs tant le « désir d'auteur » l'emporte finalement sur le plaisir du texte, bref au moment où semble triompher le néo-beuvisme, Marcel trouve plus que jamais nécessaire de relire la charge écrite contre Sainte-Beuve par Marcel Proust, et même quelques extraits d'A la recherche du temps perdu où le critique littéraire le plus célèbre de son temps apparaît sous les traits de la marquise de Villeparisis, personnage délicieusement suranné qui tient un « bureau d'esprit » comme dit Bazin de Guermantes, c'est-à-dire un salon littéraire.
    On trouve La Méthode Sainte-Beuve à peu près partout sur la toile, mais comme le texte est un peu long, Marcel en donne ici les extraits les plus significatifs  (les passages les plus célèbres sont en gras). 
Il ajoute un extrait savoureux d'À l'ombre des jeunes filles en fleur où l'on voit Madame de Villeparisis pérorer sur les auteurs (Stendhal, Chateaubriand) que son père a bien connus puisqu'il les recevait, ce qui la dispense de lire leur oeuvre tout en l'autorisant à porter sur eux des jugements définitifs.
On peut lire le texte intégral de cet article en suivant le lien : La méthode de Sainte-Beuve



La Méthode Sainte-Beuve (extraits)

 Après avoir collecté une série de jugements, souvent élogieux, sur la fameuse "méthode Sainte-Beuve", Proust commence à en contester la validité, et dénonce notamment l'illusion scientiste de la critique littéraire. Il fait ensuite parler Sainte-Beuve lui-même.

    Mais les philosophes, qui n’ont pas su trouver ce qu’il y a de réel et d’indépendant de toute science dans l’art, sont obligés de s’imaginer l’art, la critique, etc., comme des sciences, où le prédécesseur est forcément moins avancé que celui qui le suit. Or, en art il n’y a pas (au moins dans le sens scientifique) d’initiateur, de précurseur. Tout dans l’individu, chaque individu recommence, pour son compte, la tentative artistique ou littéraire ; et les œuvres de ses prédécesseurs ne constituent pas, comme dans la science, une vérité acquise, dont profite celui qui suit. Un écrivain de génie aujourd’hui a tout à faire. Il n’est pas beaucoup plus avancé qu’Homère.

    Mais, du reste, à quoi bon nommer tous ceux qui voient là l’originalité, l’excellence de la méthode de Sainte-Beuve ?

    Il n’y a qu’à lui laisser la parole à lui-même :

    « Avec les Anciens, on n’a pas les moyens suffisants d’observation. Revenir à l’homme, l’œuvre à la main, est impossible dans la plupart des cas avec les véritables Anciens, avec ceux dont nous n’avons la statue qu’à demi brisée. On est donc réduit à commenter l’œuvre, à l’admirer, à rêver l’auteur et le poète à travers. On peut refaire ainsi des figures de poètes ou de philosophes, des bustes de Platon, de Sophocle ou de Virgile, avec un sentiment d’idéal élevé ; c’est tout ce que permettent l’état des connaissances incomplètes, la disette des sources et le manque de moyens d’information et de retour. Un grand fleuve, et non guéable dans la plupart des cas, nous sépare des grands hommes de l’Antiquité. Saluons-les d’un rivage à l’autre.

    « Avec les Modernes, c’est tout différent. La critique, qui règle sa méthode sur les moyens, a ici d’autres devoirs. Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner.

    « L’observation morale des caractères en est encore au détail, à la description des individus et tout au plus de quelques espèces : Théophraste et La Bruyère ne vont pas au-delà. Un jour viendra, que je crois avoir entrevu dans le cours de mes observations, un jour où la science sera constituée, où les grandes familles d’esprit et leurs principales divisions seront déterminées, et connues. Alors le principal caractère d’un esprit étant donné, on pourra en déduire plusieurs autres. Pour l’homme sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui dans tous les cas suppose une grande mobilité de combinaisons possibles. Quoi qu’il en soit, on arrivera avec le temps, j’imagine, à constituer plus largement la science du moraliste ; elle en est aujourd’hui au point où la botanique en était avant Jussieu, et l’anatomie comparée avant Cuvier, à l’état, pour ainsi dire, anecdotique. Nous faisons pour notre compte de simples monographies, mais j’entrevois des liens, des rapports et un esprit plus étendu, plus lumineux, et resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui répondent aux familles d’esprit. »

    « La littérature, disait Sainte-Beuve, n’est pas pour moi distincte ou, du moins, séparable du reste de l’homme et de l’organisation… On ne saurait s’y prendre de trop de façons et de trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, ne fût-ce que pour soi seul et tout bas, on n’est pas sûr de le tenir tout entier, quand même ces questions sembleraient les plus étrangères à la nature de ses écrits : Que pensait-il de la religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes, sur l’article de l’argent ? Etait-il riche, pauvre ; quel était son régime, sa manière de vivre journalière ? Quel était son vice ou son faible ? Aucune réponse à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même, si ce livre n’est pas un traité de géométrie pure, si c’est surtout un ouvrage littéraire, c’est-à-dire où il entre de tout. »

    L’œuvre de Sainte-Beuve n’est pas une œuvre profonde. La fameuse méthode, qui en fait, selon Taine, selon Paul Bourget et tant d’autres, le maître inégalable de la critique du XIXe, cette méthode, qui consiste à ne pas séparer l’homme et l’œuvre, à considérer qu’il n’est pas indifférent pour juger l’auteur d’un livre, si ce livre n’est pas un « traité de géométrie pure », d’avoir d’abord répondu aux questions qui paraissaient les plus étrangères à son œuvre (comment se comportait-il, etc.), à s’entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, à collationner ses correspondances, à interroger les hommes qui l’ont connu, en causant avec eux s’ils vivent encore, en lisant ce qu’ils ont pu écrire sur lui s’ils sont morts, cette méthode méconnaît ce qu’une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu’un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c’est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir. Rien ne peut nous dispenser de cet effort de notre cœur. Cette vérité, il nous faut la faire de toutes pièces et il est trop facile de croire qu’elle nous arrivera, un beau matin, dans notre courrier, sous forme d’une lettre inédite, qu’un bibliothécaire de nos amis nous communiquera, ou que nous la recueillerons de la bouche de quelqu’un, qui a beaucoup connu l’auteur. Parlant de la grande admiration, qu’inspire à plusieurs écrivains de la nouvelle génération l’œuvre de Stendhal, Sainte-Beuve disait : « Qu’ils me permettent de leur dire, pour juger au net de cet esprit assez compliqué, et sans rien exagérer dans aucun sens, j’en reviendrai toujours de préférence, indépendamment de mes propres impressions et souvenirs, à ce que m’en diront ceux qui l’ont connu en ses bonnes années et à ses origines, à ce qu’en diront M. Mérimée, M. Ampère, à ce que m’en dirait Jacquemont s’il vivait, ceux, en un mot, qui l’ont beaucoup vu et goûté sous sa forme première. »

    Pourquoi cela ? En quoi le fait d’avoir été l’ami de Stendhal permet-il de le mieux juger ? Le moi qui produit les œuvres est offusqué pour ces camarades par l’autre, qui peut être très inférieur au moi extérieur de beaucoup de gens. Du reste, la meilleure preuve en est que Sainte-Beuve, ayant connu Stendhal, ayant recueilli auprès de M. Mérimée et de M. Ampère tous les renseignements qu’il pouvait, s’étant muni, en un mot, de tout ce qui permet, selon lui, au critique de juger plus exactement d’un livre, a jugé Stendhal de la façon suivante : « Je viens de relire, ou d’essayer, les romans de Stendhal ; ils sont franchement détestables. »

[…]

    En aucun temps, Sainte-Beuve ne semble avoir compris ce qu’il y a de particulier dans l’inspiration et le travail littéraire, et ce qui le différencie entièrement des occupations des autres hommes et des autres occupations de l’écrivain. Il ne faisait pas de démarcation entre l’occupation littéraire, où, dans la solitude, faisant taire ces paroles, qui sont aux autres autant qu’à nous, et avec lesquelles, même seuls, nous jugeons les choses sans être nous-mêmes, nous nous remettons face à face avec nous-mêmes, nous tâchons d’entendre, et de rendre, le son vrai de notre cœur, et non la conversation  ! «  Pour moi, pendant ces années que je puis dire heureuses (avant 1848), j’avais cherché et j’avais cru avoir réussi à arranger mon existence avec douceur et dignité. Ecrire de temps en temps des choses agréables, en lire et d’agréables et de sérieuses, mais surtout ne pas trop écrire, cultiver ses amis, garder de son esprit pour les relations de chaque jour et savoir en dépenser sans y regarder, donner plus à l’intimité qu’au public, réserver la part la plus fine et la plus tendre, la fleur de soi-même pour le dedans, pour user avec modération, dans un doux commerce d’intelligence et de sentiment, des saisons dernières de la jeunesse, ainsi se dessinait pour moi le rêve du galant homme littéraire, qui sait le prix des choses vraies et qui ne laisse pas trop le métier et la besogne empiéter sur l’essentiel de son âme et de ses pensées. La nécessité depuis m’a saisi et m’a contraint à renoncer à ce que je considérais comme le seul bonheur ou la consolation exquise du mélancolique et du sage. » Ce n’est que l’apparence menteuse de l’image qui donne ici quelque chose de plus extérieur et de plus vague, quelque chose de plus approfondi et recueilli à l’intimité. En réalité, ce qu’on donne au public, c’est ce qu’on a écrit seul, pour soi-même, c’est bien l’œuvre de soi. Ce qu’on donne à l’intimité, c’est-à-dire à la conversation (si raffinée soit-elle, et la plus raffinée est la pire de toutes, car elle fausse la vie spirituelle en se l’associant  : les conversations de Flaubert avec sa nièce et l’horloger sont sans danger) et ces productions destinées à l’intimité, c’est-à-dire rapetissées au goût de quelques personnes et qui ne sont guère que de la conversation écrite, c’est l’œuvre d’un soi bien plus extérieur, non pas du moi profond qu’on ne retrouve qu’en faisant abstraction des autres et du moi qui connaît les autres, le moi qui a attendu pendant qu’on était avec les autres, qu’on sent bien le seul réel, et pour lequel seuls les artistes finissent par vivre, comme un dieu qu’ils quittent de moins en moins et à qui ils ont sacrifié une vie qui ne sert qu’à l’honorer. […]

Et pour ne pas avoir vu l’abîme qui sépare l’écrivain de l’homme du monde, pour n’avoir pas compris que le moi de l’écrivain ne se montre que dans ses livres, et qu’il ne montre aux hommes du monde (ou même à ces hommes du monde que sont dans le monde les autres écrivains, qui ne redeviennent écrivains que seuls) qu’un homme du monde comme eux, [Sainte-Beuve] inaugurera cette fameuse méthode, qui, selon Taine, Bourget, tant d’autres, est sa gloire et qui consiste à interroger avidement pour comprendre un poète, un écrivain, ceux qui l’ont connu, qui le fréquentaient, qui pourront nous dire comment il se comportait sur l’article femmes, etc., c’est-à-dire précisément sur tous les points où le moi véritable du poète n’est pas en jeu. […]

Sainte-Beuve devenu Marquise de Villeparisis dans A la recherche du temps perdu

Dans la lente ascension qui mène le narrateur de Combray aux fêtes de la Princesse de Parme, la première rencontre avec l'aristocratie se fait à Balbec, par l'intermédiaire de la Marquise de Villeparisis, amie d'enfance de la grand-mère du narrateur. Personnage pittoresque, sa position et son âge sont une source d'émerveillement pour le jeune Marcel, émerveillement qui rencontre toutefois ses limites, comme on le voit dans cet extrait.

    « En entendant souvent exprimer avec franchise des opinions avancées — pas jusqu'au socialisme cependant, qui était la bête noire de Mme de Villeparisis — précisément par une de ces personnes en considération de l'esprit desquelles, notre scrupuleuse et timide impartialité se refuse à condamner les idées des conservateurs, nous n'étions pas loin, ma grand'mère et moi, de croire qu'en notre agréable compagne se trouvaient la mesure et le modèle de la vérité en toutes choses. Nous la croyions sur parole tandis qu'elle jugeait ses Titiens, la colonnade de son château, l'esprit de conversation de Louis-Philippe. Mais — comme ces érudits qui émerveillent quand on les met sur la peinture égyptienne et les inscriptions étrusques, et qui parlent d'une façon si banale des œuvres modernes que nous nous demandons si nous n'avons pas surfait l'intérêt des sciences où ils sont versés, puisque n'y apparaît pas cette même médiocrité qu'ils ont pourtant dû y apporter aussi bien que dans leurs niaises études sur Baudelaire — Mme de Villeparisis, interrogée par moi sur Chateaubriand, sur Balzac, sur Victor Hugo, tous reçus jadis par ses parents et entrevus par elle-même, riait de mon admiration, racontait sur eux des traits piquants comme elle venait de faire sur des grands seigneurs ou des hommes politiques, et jugeait sévèrement ces écrivains, précisément parce qu'ils avaient manqué de cette modestie, de cet effacement de soi, de cet art sobre qui se contente d'un seul trait juste et n'appuie pas, qui fuit plus que tout le ridicule de la grandiloquence, de cet à-propos, de ces qualités de modération de jugement et de simplicité, auxquelles on lui avait appris qu'atteint la vraie valeur : on voyait qu'elle n'hésitait pas à leur préférer des hommes qui, peut-être, en effet, avaient eu, à cause d'elles, l'avantage sur un Balzac, un Hugo, un Vigny, dans un salon, une académie, un conseil des ministres, Molé, Fontanes, Vitroles, Bersot, Pasquier, Lebrun, Salvandy ou Daru.

    — C'est comme les romans de Stendhal pour qui vous aviez l'air d'avoir de l'admiration. Vous l'auriez beaucoup étonné en lui parlant sur ce ton. Mon père qui le voyait chez M. Mérimée — un homme de talent au moins celui-là — m'a souvent dit que Beyle (c'était son nom) était d'une vulgarité affreuse, mais spirituel dans un dîner, et ne s'en faisant pas accroire pour ses livres. Du reste, vous avez pu voir vous-même par quel haussement d'épaules il a répondu aux éloges outrés de M. de Balzac. En cela du moins il était homme de bonne compagnie.

Elle avait de tous ces grands hommes des autographes, et semblait, se prévalant des relations particulières que sa « famille avait eues avec eux, penser que son jugement à leur égard était plus juste que celui de jeunes gens qui comme moi n'avaient pas pu les fréquenter.

    — Je crois que je peux en parler, car ils venaient chez mon père ; et comme disait M. Sainte-Beuve, qui avait bien de l'esprit, il faut croire sur eux ceux qui les ont vus de près et ont pu juger plus exactement de ce qu'ils valaient. »

Proust, A L'ombre des Jeunes filles en fleurs  (1918)



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