Aimé Césaire : Poésie et connaissance

Aimé Césaire en 2007
                   « En France, on aime beaucoup la poésie qu'on ne lit pas. Comme on n'en lit presque pas, l'amour est immense. » 
(Christian Prigent, A quoi bon encore des poètes ?)

 Justement Marcel, qui lit assez peu de poésie en temps normal, en lit beaucoup en ce moment, et ce plutôt indépendamment des questions au programme, preuve qu'il doit quand même avec vaguement l'impression que quelque chose cloche par les temps qui courent (et on ne sait pas très bien où ils courent...). Mais à quelque chose malheur est bon, et c'est l'occasion de faire relire une conférence enthousiasmante donnée par Aimé Césaire en 1941 au congrès de Philosophie de Port-au-Prince (Haïti). Le texte est paru ensuite dans la revue Tropiques en 1945. Il nous rappelle à quelques vérités élémentaires sur lesquelles solidement, nous pouvons nous appuyer, en attendant des jours meilleurs...


POÉSIE ET CONNAISSANCE

"La connaissance poétique naît dans le grand silence de la connaissance scientifique. 

Par la réflexion, l'observation, l'expérience, l'homme dépaysé devant les faits finit par les dominer. Désormais il sait diriger dans la forêt des phénomènes. Il sait utiliser le monde. 

Mais il n'est pas pour autant le roi du monde. 

Vue du  monde. Oui. La science lui offre une vue du monde. Mais sommaire. Mais de surface. 

La physique classe et explique, mais l'essence des choses lui échappe. Les sciences naturelles classent, mais le quid proprium des choses leur échappe. 

Quant à la mathématique, ce qui échappe à son activité abstraite et logicienne, c'est le réel. 

En somme, la connaissance scientifique nombre, mesure, classe et tue. 

Mais il ne suffit pas de dire que la connaissance scientifique est sommaire. Il faut ajouter qu'elle est pauvre et famélique

Pour l'acquérir, l'homme a tout sacrifié : désirs, peurs, sentiments, complexes psychologiques. 

Pour acquérir cette connaissance impersonnelle qu'est la connaissance scientifique, l'homme s'est dépersonnalisé, s'est désindividualisé. 

Connaissance appauvrie, dis-je, car à son origine, quelle que soit par ailleurs sa richesse, il y a un homme appauvri. 

Il y a, dans L'Ange et la bête d'Aldous Huxley une page très amusante. "Nous croyons tous savoir ce que c'est qu'un lion. Un lion est un animal de la couleur du désert, qui possède une crinière et des griffes, et une expression ressemblant à celle de Garibaldi. Mais c'est aussi, en Afrique, toutes les antilopes et tous les zèbres voisins, et, en conséquence, indirectement, toute l'herbe voisine… S'il n'y avait pas d'antilopes ni de zèbres, il n'y aurait pas de lion. Quand la provision de gibier se fait rare, le roi des animaux s'amaigrit, devient galeux. Si elle cesse complètement, il meurt.". 

Il en va de même pour la connaissance. La connaissance scientifique est un lion sans antilopes et sans zèbres. Elle est intérieurement rongée. Rongée par la faim, la faim du sentiment, la faim de la vie. 

Alors, insatisfait, l'homme a cherché ailleurs le salut, qui est ici plénitude. 

Et l'homme a, peu à peu, pris conscience qu'à côté de cette connaissance scientifique et famélique, il y avait une autre sorte de connaissance. Une connaissance rassasiante. 

Dans cette découverte, le fil d'Ariane : quelques remarques très simples sur la faculté qui a permis à celui qu'il faut bien appeler le savant primitif de découvrir, comme par flair, sans induction ni déduction les plus solides vérités. 

Et voilà qui nous ramène aux premiers temps de l'humanité. L'erreur est de croire que la connaissance a attendu, pour naître, l'exercice méthodique de la pensée ou les scrupules de l'expérimentation. Même, je crois que l'homme n'a jamais été plus près de certaines vérités qu'aux jours premiers de l'espèce. Au temps où l'homme découvrait avec émotion le premier soleil, la première pluie, le premier souffle, la première lune. Aux temps où l'homme découvrait dans la peur et le ravissement, la nouveauté palpitante du monde. 

Attirance et terreur. Tremblement et émerveillement. Étrangeté et intimité. Seul le phénomène sacré de l'amour peut encore nous donner une idée de ce qu'a pu être cette rencontre solennelle… 

C'est dans cet état de crainte et d'amour, dans ce climat d'émotion et d'imagination, que l'homme a fait ses premières découvertes, les plus fondamentales, les plus décisives. 

Il était fatal et souhaitable que l'humanité accédât à plus précis. 

Il était fatal et souhaitable que l'humanité regrettât le plus senti. 

C'est cette nostalgie de brumaire tiède qui du jour de la science rejeta l'homme aux forces nocturnes de la poésie. 

De tout temps les poètes ont su. Toute la légende antique l'atteste. Mais dans les temps modernes, ce n'est qu'au XIXe siècle, au moment où commence à se fermer l'ère apollinienne, que les poètes ont osé prétendre qu'ils savaient. 

1850. - La revanche de Dionysos sur Apollon. 

1850. - Le saut dans le vide poétique

Phénomène extraordinaire… Jusque-là l'attitude française avait été faite de prudence, de circonspection, de méfiance. La France mourrait de prose. Et puis, voilà le tremblement nerveux devant l'aventure. La nation la plus prose, en ses membres les plus éminents, par les voies les plus escarpées, les plus roides, les plus hautaines, les plus irrespirables, les seules que j'accepte de dire sacrées et royales - avec armes et bagages - passa à l'ennemi. Je veux dire à l'armée à tête de mort de la liberté et de l'imagination. 

La France prose passa à la poésie. Et tout changea. 

La poésie cessa d'être un jeu, même sérieux. La poésie cessa d'être une occupation, même honorable. 

La poésie devint une aventure. La plus belle des aventures humaines… A son terme : voyance et connaissance

Donc Baudelaire… 

Il est significatif que beaucoup des vers de Baudelaire se rapportent à l'Idée d'une pénétration de l'univers. 

     Heureux qui peut d'une aile vigoureuse

     S'élancer vers les champs lumineux et sereins

     Celui dont les pensées comme des alouettes

     Vers les cieux le matin prennent un libre essor

     Qui plane sur la vie et comprend sans effort,

     Le langage des fleurs et des choses muettes.". 

Et dans "Obsession" :  

Mais les ténèbres sont elles-mêmes  des toiles

Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers

Des êtres disparus aux regards familiers… 


Et dans "Bohémiens en voyage" :  

Cybèle qui les aime augmente ses verdures

Fait couler le rocher et fleurir le désert

Devant ces voyageurs pour lesquels est ouvert

L'empire familier des ténèbres futures.  

Quant à Rimbaud, la littérature  en est encore à ressentir les ébranlements de l'incroyable secousse sismique de la célèbre lettre du voyant :   

Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.

Paroles mémorables de détresse et de victoire…

Désormais le champ est libre pour les rêves les plus considérables de l'humanité. 

Sur l'entreprise mallarméenne, aucun doute n'est désormais permis. La lucide audace de ce qu'il écrivait à Verlaine fait de Mallarmé plus encore que ce poète dont Paul Valéry est le reflet ? un ingénieur de l'esprit d'importance particulière.  

A part  les morceaux de prose et de vers de ma jeunesse et la suite qui y faisait écho..., j'ai toujours rêvé et tenté autre chose... Un livre, tout bonnement, un livre qui soit un livre, architectural et prémédité, et non un recueil des inspirations de hasard, fussent-elles merveilleuses. J'irai plus loin, je dirai le Livre, persuadé qu'au fond, il n'y en a qu'un, tenté à son insu par quiconque a écrit même le génie. L'explication orphique de la Terre, qui est le seul devoir du poète. Et le jeu littéraire par excellence... Voilà l'aveu de mon vice." 


De Mallarmé, passer à Apollinaire, c'est passer du calculateur froid, du stratège de la poésie à l'aventurier enthousiaste et au chef de bande.  

Apollinaire, grand, parce qu'entre une chanson populaire et un poème de guerre, il sut rester - et fondamentalement - un de ces horribles travailleurs dont Rimbaud célébrait l'avènement.  

Vous dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu

Bouche qui est l'ordre même. 

Soyez indulgents quand vous nous comparez

A ceux qui furent la perfection de l'ordre 


 

Nous qui quêtons partout l'aventure

Nous ne sommes pas vos ennemis

Nous voulons nous donner de vastes et d'étranges domaines

Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir

  


Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues

Mille phantasmes impondérables

Auxquels il faut donner la réalité 

 


Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait. 

Il y a aussi le temps qu'on peut chasser ou faire revenir 


 

Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

De l'illimité et de l'avenir

Pitié pour nos erreurs, pitié pour nos pêchés.  


Je n'arrive, non sans avoir brûlé quelques étapes, à André Breton... Ce sera la gloire du surréalisme d'avoir fait contre lui le bloc des ennemis avoués et inavoués de la poésie. D'avoir décanté plusieurs siècles d'expérience poétique. D'avoir épuré le passé, orienté le présent, préparé l'avenir.  

C'est André Breton qui écrit :  

         " C'est des poètes malgré tout, dans la suite des siècles, qu'il est possible de recevoir et permis d'attendre les impulsions susceptibles de replacer l'homme au cœur de l'univers, de l'abstraire une seconde de son aventure dissolvante , de lui rappeler qu'il est pour toute douleur et toute joie extérieure à lui un lieu indéfiniment perfectible de résolution et d'écho." 


Et plus significativement encore :  

Tout porte à croire qu'il existe un certain point de l'esprit d'où la vie et la mort, le réel et l'imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l'incommunicable, le haut et le bas cessent d'être perçus contradictoirement. Et c'est en vain qu'on chercherait à l'activité surréaliste un autre mobile que l'espoir de détermination de ce point.

Jamais au cours des siècles, ambition plus haute n'a été exprimée plus tranquillement. 

Cette très haute ambition, c'est l'ambition poétique elle même.  

Il ne nous reste plus qu'à examiner les conditions qui font qu'elle peut être satisfaite, et sur quel mode.  

A la base de la connaissance poétique, une étonnante mobilisation de toutes les forces humaines et cosmiques.  

Ce n'est pas de toute son âme, c'est de tout son être que le poète va au poème. Ce qui préside au poème, ce n'est pas son intelligence la plus lucide, ou la sensibilité la plus aiguë, ou la sensation la plus délicate, mais l'expérience toute entière, toutes les femmes aimées, toutes les images reçues ou saisies, tout le poids du corps, tout le poids de l'esprit. Tout le vécu. Tout le possible. Autour du poème qui va se faire, le tourbillon précieux : le moi, le soi, le monde. Et les plus insolites coudoiements, tous les passés, tous les avenirs (l'anticyclone édifie ses plateaux, l'amibe perd ses pseudopodes, des végétations disparues se confondent). Tous les flux, tous les rayons. Le corps n'est plus sourd ou aveugle. Tout a droit à la vie. Tout est appelé. Tout attend. Je dis tout. Le tout individuel rebrassé par l'inspiration poétique. Et de manière plus troublante, le tout cosmique aussi.  

C'est ici l'occasion de rappeler que cet inconscient à quoi fait appel toute vraie poésie est le réceptacle des parentés qui, originelles, nous unissent à la nature.  

Alechinsky, "Jeu d'arbre" 1983

En nous l'homme de tous les temps. En nous, tous les hommes. En nous l'animal, le végétal, le minéral. L'homme n'est pas seulement homme. Il est univers.  

Tout se passe comme si avant l'éparpillement secondaire de la vie, il y avait eu une noueuse unité primitive dont les poètes auraient gardé l'éblouissement.  

De cette fraternité, l'homme, distrait par l'action, ravi par l'utile, perd le sentiment. Ici, supériorité de l'animal. Et de l'arbre plus encore que l'animal, parce que l'arbre est fixité, attachement et persévérance dans l'essentiel... 

Et parce que l'arbre est stabilité, l'arbre est aussi abandon.  

Abandon, au mouvement vital, à l'élan créateur. Abandon joyeux.  

Et la fleur est le signe de cette reconnaissance.  

Supériorité de l'arbre sur l'homme, de l'arbre qui dit "oui" sur l'homme qui dit "non". Supériorité de l'arbre qui est consentement, sur l'homme qui est évasion ; supériorité de l'arbre, qui est enracinement et approfondissement, sur l'homme qui est inquiétude et malversation.  

Et c'est pour cela que l'homme ne fleurit point.  

Ce n'est point un arbre. Ses bras imitent des branches, mais ce sont des branches flétries, qui, d'avoir méconnu leur fonction qui est d'étreindre la vie, sont retombées le long du tronc, desséchées. L'homme ne fleurit point.  

Mais un homme sauve l'humanité, un homme la replace dans le concept universel, un homme marie une floraison humaine à l'universelle floraison ; cet homme, c'est le poète.  

Qu'a t-il fait pour cela ?  

Bien peu de chose, mais ce peu de chose, lui seul il le pouvait. Comme l'arbre, comme l'animal, il s'est abandonné à la vie première, il a dit oui, il a consenti à cette vie immense qui le dépassait. Il s'est enraciné dans la terre, il a étendu ses bras, il a joué avec le soleil, il est devenu arbre, il a fleuri, il a chanté.  

Autrement dit, poésie est épanouissement.  

Épanouissement de l'homme à la mesure du monde - dilatation vertigineuse. Et on peut dire que toute grande poésie, sans jamais renoncer à être humaine, à un très mystérieux moment cesse d'être strictement humaine pour commencer à être véritablement cosmique.  

Voilà résolues - et par l'état poétique - deux des antinomies les plus angoissantes qui soient : l'antinomie de l'un et de l'autre, l'antinomie du Moi et du Monde.  

Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écoutai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature 


Donc gros du monde, le poète parle.  

Au commencement était le verbe... 


 

... Jamais l'homme ne l'a cru plus fortement que le poète 


Et c'est sur le moi, copeau du monde, lèche secrète et pudique du monde qu'il joue toutes nos chances... Les premières et les dernières.  

De plus en plus, le mot risque d'apparaître comme une notation algébrique qui rend le monde intelligible. De même que la nouvelle algèbre cartésienne a permis l'édification d'une physique théorique, de même une manutention originale du mot peut rendre à tout moment possible une science nouvelle (théorique et inattentive) dont la poésie donnerait assez bien, quelque idée. Alors le temps sera de nouveau où l'étude du verbe conditionnera l'étude de la nature. Mais ici nous sommes encore dans les ténèbres... 

Revenons au poète... Gros du monde, le poète parle.  

Il parle et sa langue ramène le langage à l'état pur.  

État pur, je veux dire soumis non pas à l'habitude ou à la pensée mais à la seule poussée du cosmos. Le mot du poète, le mot primitif : dessin rupestre dans la matière sonore.  

La phrase du poète, la phrase primitive ; univers joué et miné.  

Et parce que dans tout poème vrai, le poète joue le jeu du monde, le poète vrai souhaite abandonner le mot à ses libres associations, sûr que c'est en définitive l'abandonner à la volonté de l'univers.  

Tout ce que je viens de dire risque de faire croire au désarmement du poète. Et pourtant il n'en est rien. Si je précise que dans l'émotion poétique, rien n'est jamais plus près de rien que de son contraire, on comprendra que jamais homme de paix, que jamais homme des profondeurs ne fut plus rebelle et plus pugnace.  

La vieille idée du poète irritable, c'est à la poésie elle même qu'il faut la transporter. C'est dans ce sens qu'il convient de parler de violence poétique, d'agressivité poétique, d'instabilité poétique. Dans ce climat de feu et de fureur qu'est le climat poétique, les monnaies cessent de valoir, les tribunaux cessent de juger, les juges de condamner, les jurys d'acquitter. Seuls les pelotons d'exécution savent encore leur métier. Plus on avance, plus les signes de la débâcle se font évidents. Les polices s'étranglent. Les conventions s'épuisent. Les lois Grammont pour la protection des hommes, les Locarno pour la protection des animaux, brusquement et merveilleusement abdiquent leurs vertus. Un vent de désarroi.  

Une inquiétude qui ébranle les plus solides assises. Au bout ensanglanté des mortelles avenues, un immense soleil déloyal ricane. C'est le soleil de l'humour. Et dans la poussière des nuages les corbeaux écrivent à satiété un nom : ISIDORE DUCASSE COMTE DE LAUTREAMONT.  

Et en effet, le premier, Lautréamont intégra l'humour dans la poésie. Le premier, il découvrit le rôle fonctionnel de l'humour. Le premier, il nous fit sentir que ce que l'amour a commencé, l'humour a puissance de le continuer.  

Le moindre rôle de l'humour n'est pas de nettoyer les champs de l'esprit. de dissoudre au chalumeau les connexions qui, passagères, risquent de s'incruster dans la pulpe mentale et de la durcifier. C'est d'abord l'humour, qui, contre Pascal, La Rochefoucauld, et d'autres moralistes, assure Lautréamont que si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la face du monde n'aurait pas été changée ; que le soleil et la mort peuvent se regarder en face ; que l'homme est un sujet vide d'erreurs... que rien n'est moins étrange que les contrariétés que l'on découvre dans l'homme. C'est d'abord l'humour qui m'assure qu'il est aussi vrai de dire que le larron fait l'occasion que de dire "l'occasion fait le larron..." 

Alechinsky, "A bras le corps"
(1995)

Seul l'humour m'assure que les plus prodigieux retournements sont légitimés. Seul l'humour m'avertit de l'envers des choses.  

Mais nous voici conduits sur les champs crépitants de la métaphore.  

On ne peut penser à la richesse de l'image sans songer par contre - coup à la pauvreté du jugement.  

Le jugement est pauvre de toute la raison du monde.

L'image est riche de toute l'absurde du monde.

Le jugement est riche de tout le "pensé" du monde.

L'image est riche de toute la vie de l'univers.

Le jugement est pauvre de tout le rationnel de l'existence.

L'image est riche de tout l'irrationnel de la vie.

Le jugement est pauvre de toute l'immanence.

L'image est riche de toute la transcendance.  

Je m'explique... 

On aura beau s'évertuer à ramener le jugement analytique au jugement synthétique ; dire que le jugement suppose la mise en connexion de 2 concepts différents ; insister sur l'idée qu'il n'y a pas de jugement sans X ; que tout jugement est dépassement vers l'inconnu, que tout jugement est transcendance, il n'en reste pas moins vrai que dans tout jugement valide le champ de la transcendance est limité.  

Les garde-fous sont là ; loi d'identité, loi de la contradiction, principe du tiers - exclu.  

Garde-fous précieux. Mais aussi singulières limitations.  

C'est par l'image l'image révolutionnaire, l'image distante, l'image qui bouleverse toutes les lois de la pensée, que l'homme brise enfin la barrière.  

Dans l'image A n'est plus A.  

Vous de qui tant de ris framboisés

Sont un troupeau d'agneaux apprivoisés.  

Dans l'image A peut être non-A 

La plaque du foyer noir, de réels soleils de grèves, ah puits des magies

Dans l'image, tout objet de pensée n'est pas nécessairement A ou non-A 

L'image maintient possible le juste milieu :  

Encore de Rimbaud :  

Les chars d'argent et de cuivre

Les proues d'acier et d'argent

Battent l'écume

Soulèvent les souches des ronces.  


Sans compter les encourageantes complicités du monde trouvé et du monde inventé qui font que l'on peut dire le moteur pour le soleil, la dynamo pour la montagne, le carburateur pour la Caraïbe etc... et célébrer dynamiquement la bielle luisante des lunes et le piston essoufflé des étoiles... 

Parce que l'image étend démesurément le champ de la transcendance, la poésie est toujours sur le chemin de la vérité. Et parce que l'image sans cesse dépasse le perçu, parce que la dialectique de l'image transcende les antinomies; à tout prendre la science moderne n'est peut-être que la vérification pesante de quelques folles images lancées par des poètes... 

Quand arrive au zénith, le soleil de l'image, tout redevient possible... Les complexes de la malédiction se dissipent c'est le moment des émergences... 

Ce qui émerge c'est le fond individuel. Les conflits intimes, les obsessions, les phobies, les fixations. Tous les chiffres du message personnel.  

Il ne s'agit pas comme de l'ancienne lyrique de l'immortalisation d'une heure de peine ou de joie. Nous sommes ici bien au-delà de l'anecdote, au cœur même de l'homme, au creux bouillonnant de son destin. Mon passé est là qui me montre et me dérobe son visage. Mon, avenir est là qui me tend la main. Des fusées montent. C'est mon enfance qui brûle. C'est mon enfance qui parle et me cherche. Et en celui que je suis celui que je serai se lève sur la pointe des pieds... 

Et ce qui émerge aussi, c'est le vieux fond ancestral. 

Images héréditaires que seule peut remettre à jour aux fins de déchiffrement, l'atmosphère poétiqueConnaissancemillénaire enfouie. Les villes d'Ys de la connaissance.  

En ce sens toutes les mythologies que culbute le poète, tous les symboles qu'il recueille et redore sont vrais. Ce qui contribue à faire de la poésie une chose sérieuse.  

Le philosophe allemand Jung découvre l'idée de l'énergie et de sa conversation dans la métaphore d'Héraclite du feu éternellement vivant, dans les légendes du Moyen Age qui se rapportent aux nimbes de la sainteté, dans les théories de la métempsycose. Et de son côté, Pierre Mabille regrette que le biologiste se croie "déshonoré de décrire l'évolution du globule sanguin par l'histoire du phénix, les fonctions de la rate, par le mythe de Saturne engendrant des enfants pour les dévorer ensuite." 

Autrement dit la science répugne au mythe quand la poésie y consent. Ce qui ne veut pas dire que la science soit supérieure à la poésie. A dire vrai, le mythe est à la fois inférieur et supérieur à la loi. L'infériorité du mythe est de précision. La supériorité du mythe est de richesse et de sincérité. Seul le mythe satisfait l'homme entièrement ; son cœur, sa raison, son goût du détail et de l'ensemble, son goût du faux et du vrai, car le mythe est tout cela à la fois. Appréhension brumeuse et émotionnelle, plus que moyen d'expression poétique... 

Donc l'amour et l'humour.  

Donc le mot. Donc l'image. Donc le mythe... 

Appuyé sur ces grandes forces de synthèse nous pouvons enfin comprendre la parole de d'André Breton :  

"Il fallut que Colomb partit avec des fous pour découvrir l'Amérique.  

"Et voyez comme cette folie a pris corps, et duré... 


 

"Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination." 


Et le poète Lucrèce devine l'indestructibilité de la matière, la pluralité des mondes, l'existence de l'infiniment petit.  

Et le poète Sénèque dans Médée lance les navires à la piste des mondes :  

Des siècles viendront où l'Océan fera sauter les liens grâce auxquels il nous entoure. Un pays infini s'ouvrira. Le pilote découvrira de nouveaux pays et Thulé ne sera plus la dernière terre.  


"Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination..." Et le peintre Rousseau invente la végétation tropicale. Et le peintre Chirico accroche, d'autorité, sa blessure future au front d'Apollinaire. Et le poète André Breton vers l'an 1921 associe d'autorité le mot guerre au nombre 1939. 


 

"Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination." Et le poète Rimbaud écrit les "Illuminations". 


 

Et le résultat, vous le savez : des villes étranges, d'extraordinaires campagnes, des mondes tordus, broyés, déchiquetés, le cosmos rendu au chaos, l'ordre rendu au désordre, l'être rendu au devenir, partout l'absurde, partout l'incohérent, le démentiel. Et au bout de tout cela ! Qu'y a-t-il ? L'échec ! non. La vision fulgurante de sa propre destinée. Et la vision la plus authentique du monde, si comme je m'obstine à le croire, Rimbaud est l'homme qui le premier a éprouvé jusqu'au sentiment, jusqu'à l'angoisse l'idée moderne de forces énergétiques qui dans la matière guettent sournoisement notre quiétude... 

Non : "Ce n'est pas la crainte de la folie qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l'imagination..." 

Et maintenant ces quelques propositions qui sont de résumé autant que de clarification. 

Première proposition

La poésie est cette démarche qui par le mot, l'image, le mythe, l'amour et l'humour m'installe au cœur vivant de moi-même et du monde.  

Deuxième proposition

La démarche poétique est une démarche de naturation qui s'opère sous l'impulsion démentielle de l'imagination.  

Troisième proposition

La connaissance poétique est celle où l'homme éclabousse l'objet de toutes ses richesses mobilisées.  

Quatrième proposition 

Si l'énergie affective peut être douée de puissance causale comme l'a montré Freud, il est paradoxal de lui refuser puissance de pénétration. Il est permis de penser qu'à l'inouïe mobilisation de force que nécessite la poésie, qu'à l'élan multiplié de chacune de ses forces rien ne puisse résister.  

 

Cinquième proposition 

Au contact merveilleux de la totalité intérieure et de la totalité extérieure perçues   imaginativement  et conjointement par le poète mieux en le poète, se font de merveilleuses découvertes.  

Sixième proposition 

La vérité scientifique a pour signe la cohérence et l'efficacité. La vérité poétique a pour signe la beauté.  

Septième et dernière proposition 

Le beau poétique n'est pas seulement beauté d'expression en euphorie musculaire. Une conception trop apollinienne, ou trop gymnastique de la beauté risque paradoxalement d'empailler ou de durcir la peau.  

Corollaire 

La musique de la poésie ne saurait être extérieure. La seule acceptable vient de plus loin que le son. La recherche de la musique est le crime contre la musique poétique qui ne peut être que le battement de la vague contre le rocher du monde.  

Le poète est cet être très vieux et très neuf, très complexe et très simple qui aux confins vécus du rêve et du réel, du jour et de la nuit, entre absence et présence, cherche et reçoit dans le désenchantement soudain des cataclysmes intérieurs le mot de passe de la connivence et de la puissance.  

 

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