Christian Prigent : A quoi bon encore des poètes ?

Autour de nous la société ne cesse de fabriquer du modèle, des formes de représentations auxquelles nous sommes censés nous soumettre parce qu'elles se forment comme des évidences consensuelles. [...] On ne fait pas "poète" si on n'a pas une conscience vive que ces formes de représentations positivées du monde non seulement ne disent rien de juste de l'expérience singulière que chacun à notre façon nous faisons de notre propre vie, mais encore constituent ce qui nous interdit l'accès à une diction juste de cette expérience.  ("Table ronde avec Christian Prigent" in A quoi bon la poésie, aujourd'hui ?, P.U.R, 2007, disponible en ligne )

     Comme les librairies sont fermées, Marcel fait son marché dans sa bibliothèque qui comprend mine de rien un certain nombre d'ouvrages qu'il n'a jamais lus, ou bien qu'il a lus et a complètement oubliés. C'est ainsi qu'il tombe sur une courte plaquette de Christian Prigent au titre délicieusement provocateur À quoi bon encore des poètes ? Poète et romancier exigeant, Christian Prigent (né en 1945) est presque plus connu pour son oeuvre d'essayiste. Atteint par la rage de l'expression, il considère la littérature comme une expérience de la négativité. Inlassable contempteur de la culture de masse, il fait de la poésie un combat contre la langue elle-même, celle qui normalise et nous prive de l'expérience juste du réel...


des raisons d'écrire

 

           Qu'est-ce qui pousse à écrire (à écrire, entre autres, de la poésie) ? 

   Premièrement l'expérience que la vie non écrite (non symbolisée personnellement), la vie soumise au parler faux, est une vie misérable et qu'il faut bien répondre, par un certain geste sur la langue, à la honte d'être sans parole et assujetti,

           Deuxièmement le constat que la langue de tous n'est celle de personne et qu'il y a donc, comme je le disais, à se "trouver une langue" pour verbaliser l'expérience que nous faisons intimement du monde.

           Troisièmement ce paradoxe : la langue, qui nous fait hommes, nous délivre du monde au moment même où elle prétend nous le livrer ; il y a donc d'un côté à pousser à bout ce geste d'arrachement au naturel (c'est ce qu'accomplit la Dichtung : la condensation rhétorique et son vœu d'hermétisme), de l'autre à assumer le désir d'une alliance nouvelle avec le monde (par l'échange des métaphores, "correspondances", écholalies harmoniques) la poésie (pour cela inéluctable) est le lieu névralgique d'exposition et de traitement de cette contradiction qui structure le parlant.

Daniel Dezeuze, Nervures 2013
(Prigent a consacré un ouvrage à cet artiste)

              Quatrièmement la sensation que ni le bloc atone de prose (le continuum de pensée ou de récit) ni le métronome mélodique moulé (la "prosodie") ne rendent raison de la sensation que nous avons du discontinu des choses et de l'in-signifiance du présent ; qu'il faut donc trouver une forme (un schème rythmique sans règle a priori, une occurrence artificiellement découpée du "sens") pour que le sismogramme de cette sensation fasse effet de vérité.

     — Tant qu'il y aura ça, au moins ça (c'est-à-dire tant qu'il y aura du parlant, de l'humain, de l'humain inquiet), il y aura une exigence de poésie". Et d'abord bien sûr contre la poésie, dans le meurtre de la poésie, dans la poésie comme mise en cause de la poésie.

       Et dans des formes bien évidemment imprévisibles. Dans des formes qui ne seront jamais que des trous d'indéfinition dans les formes sues, les images fixées, les codes appris, les objets labellisés « littéraires ». Des formes qui feront difficulté et rupture parce qu'elles décideront justement d'une impossibilité de clore, de conclure, voire de faire « œuvre ». Des formes qui mettront à chaque fois la littérature en crise. Des formes qui seront quelque chose comme le nom de cette inquiétude qui pousse à ne pas se contenter de l'expérience du monde telle que la fixe la langue que nous parlons ensemble mais à re-présenter et à piéger cette représentation — à la refaire.


Christian Prigent, A quoi bon des poètes ? P.O.L, 1996, pp. 16-20 


Commentaires

Articles les plus consultés