Chalamov : À propos d'une faute commise par la littérature
![]() |
Varlam Chalamov, le jour de son arrestation en 1929 |
Dans le cadre de littérature et Morale, Marcel évoque l'autre jour en classe l'héroïsation du criminel chez les Romantiques, en particulier l'exaltation du meurtre à l'arme blanche (qu'il s'agisse de meurtriers fictifs – Raskolnikov, Lorenzaccio, La marquise de San Réal –, ou issus de la réalité – Charlotte Corday, Lacenaire etc.) et plus généralement la représentation complaisante du monde des truands (la cour des Miracles chez Hugo par exemple). De parenthèse en digression, il en vient à présenter le travail de Varlam Chalamov, qui s'insurge justement de cette confusion des valeurs établie par la littérature.
Varlam Chalamov (1907-1982) est un auteur soviétique dont l'oeuvre est un accablant témoignage des conditions de déportation en URSS. D'abord condamné pour activités trotskystes à 3 ans de camp dans l'Oural, il est renvoyé au Goulag en 1937 et reste à la Kolyma (région de l'extrême orient russe, où les déportés sont soumis à des conditions inhumaines) jusqu'en 1953. Son oeuvre majeure, Les Récits de la Kolyma est envoyée clandestinement à l'étranger et publiée pour la première fois en 1966. Chalamov, obligé par le régime de renier ses récits, est mort avant de voir son oeuvre publiée officiellement en Russie, en 1987. Les Essais sur le monde du crime (1989) rassemblent les terribles souvenirs qu'il garde de la pègre, à qui est confiée en sous-main la surveillance des déportés politiques, de façon à casser toute résistance. C'est, on s'en doute, un portrait sans complaisance, qui nous renseigne sur la mécanique de répression du système soviétique.
Marcel numérise le préambule de cet ouvrage passionnant, qui choisit ensuite d'exposer par thèmes (la loi héréditaire, le rôle des femmes, la ration du prisonnier etc.) le fonctionnement sans pitié du monde de la pègre. Le texte comporte quelques coupes, qui correspondent à quelques analyses de détail de certains ouvrages russes.
Outre sa valeur intrinsèque, le texte nous intéresse particulièrement cette année par les reproches qu'il adresse à la littérature d'embellir le réel, embellissement dont les conséquences morales et politiques sont alarmantes selon l'auteur. Inutile d'insister sur ses résonances avec l'actualité récente.
À PROPOS D'UNE FAUTECOMMISE PAR LA LITTÉRATURELa littérature de fiction a toujours représenté le monde des criminels avec sympathie et parfois complaisance. Elle a paré la pègre d'une auréole romantique, se laissant séduire par son clinquant de pacotille. Les artistes n'ont pas su discerner le véritable et répugnant visage de cet univers. C'est un péché pédagogique, une erreur que notre jeunesse paye très cher. Pour un gamin de quatorze, quinze ans, être fasciné par les figures « héroïques » de ce monde, c'est pardonnable. Pour un artiste, c'est impardonnable. Pourtant, même parmi les grands écrivains, nous n'en trouvons aucun qui, ayant perçu le vrai visage du truand, s'en soit détourné ou l'ait stigmatisé comme tout grand artiste se doit de stigmatiser ce qui est moralemcnt inadmissible. Par un caprice de l'histoire, les apôtres les plus éloquents de la conscience et de l'honneur, Victor Hugo par exemple, ont consacré bien des forces à porter aux nues l'univers des malfaiteurs. Hugo croyait que le monde du crime était une couche de la société qui protestait vigoureusement, résolument et ouvertement, contre l'hypocrisie de l'ordre régnant. Mais Hugo ne s'est pas donné la peine d'examiner de quel point de vue cette communauté de voleurs combattait n'importe quel pouvoir en place. Bien des garçons ont cherché à rencontrer des « misérables » en chair et en os après avoir lu ses romans. Le surnom de « Jean Valjean » existe encore aujourd'hui chez les truands.Dans ses Souvenirs de la Maison des Morts, Dostoïevski évite de donner une réponse claire et nette à cette question. Aux yeux du véritable monde du crime, des « vrais » malfrats, tous ces Pétrov, ces Loutchka, ces Souchilov et ces Gazine sont des « pékins », des « caves », des « jobards », des « petits mecs », c'est-à-dire des hommes que la pègre méprise, dévalise et piétine. A leurs yeux, les assassins et voleurs Pétrov et Souchilov sont beaucoup plus proches de l'auteur des Souvenirs de la Maison des Morts que d'eux-mêmes. Les voleurs de Dostoïevski sont destinés à être rossés et dépouillés au même titre qu'Alexandre Pétrovitch Goriantchikov et ses pairs, quel que soit l'abîme qui sépare les criminels d'origine noble du petit peuple. Il est difficile de dire pourquoi Dostoïevski ne s'est pas résolu à donner des truands une image véridique. Car un truand, ce n'est pas un homme qui a commis un vol. On peut voler, et même voler systématiquement, sans être un truand, c'est-à-dire sans appartenir à cet ordre abject et clandestin. Manifestement, cette espèce n'existait pas dans le bagne de Dostoïevski. Généralement, ses représentants ne sont pas condamnés à d'aussi longues peines car, dans sa majorité, elle n'est pas composée d'assassins. Ou plus exactement, elle ne l'était pas à l'époque de Dostoïevski. Les truands ayant trempé dans des affaires « mouillées », ceux qui avaient « la main bien pendue », n'étaient pas si nombreux dans la pègre. Les cambrioleurs, les « monte-enl'air », les escrocs, les pickpockets, voilà les catégories principales de la société des « ourkas » ou des « ourkatchs », comme se désignent eux-mêmes les truands. « Le monde du crime » est une expression dotée d'une signification précise. Un filou, un ourka, un ourkatch, un mec, un truand — ce sont des synonymes. Dostoïevski n'en a pas rencontré dans son bagne ; si cela avait été le cas, peut-être aurions-nous été privés des meilleures pages de ce livre : celles qui affirment sa foi en l'homme, en l'existence d'un germe de bien dans la nature humaine. Mais Dostoïevski n'a pas rencontré de truands. Les forçats héros des Souvenirs de la Maison des Morts sont des criminels par accident, comme Alexandre Pétrovitch Goriantchikov lui-même. Les larcins qu'ils commettent les uns envers les autres, par exemple, et sur lesquels Dostoïevski revient à plusieurs reprises en les soulignant tout particulièrement, n'est-ce pas quelque chose d'inconcevable dans le monde de la pègre ? Chez eux, on dépouille les caves, on se partage le butin, on joue aux cartes les vêtements qui passent ensuite de main en main, de truand en truand, au gré de leurs victoires au « stoss » ou à la « boura ». Dans la Maison des Morts, Gazinc vend de l'alcool, et d'autres cabaretiers font de même. Mais les truands lui auraient immédiatement confisqué sa marchandise, et il n'aurait pas eu le temps de faire carrière.D'après l'ancienne « loi », un truand est tenu de ne pas travailler sur son lieu de détention, ce sont les caves qui doivent trimer pour lui. […]Aucun des romans de Dostoïevski ne contient de description de truands, Dostoïevski n'en a pas connu, et s'il en a vu, rencontré, il s'en est détourné en tant qu'artiste.Il n'y a pas de portrait frappant de cette sorte d'hommes chez Tolstoï, même dans Résurrection, où l'écrivain s'arrange pour peindre ce genre de personnages sans engager sa responsabilité.Tchékhov, lui, s'est heurté à cet univers. Durant son voyage à Sakhaline, il s'est passé quelque chose qui a changé son écriture. Dans plusieurs lettres écrites après Sakhaline, Tchékhov signale clairement qu'à la suite de ce voyage toute son œuvre antérieure lui paraît futile, indigne d'un écrivain russe. Sur l'île de Sakhaline, comme dans les Souvenirs de la Maison des Morts, la turpitude abrutissante et corruptrice des lieux de détention détruit, et ne peut pas ne pas détruire, tout ce qu'il y a de pur, de bon et d'humain. Le monde de la pègre horrifie l'écrivain. Il devine en lui le principal accumulateur de cette turpitude, une sorte de réacteur atomique qui restitue de la chaleur pour ses propres besoins. Mais Tchékhov ne pouvait que lever les bras au ciel, sourire tristement et montrer du doigt ce monde d'un geste doux, mais insistant. Lui aussi le connaissait d'après Hugo. Tchékhov n'est pas resté assez longtemps à Sakhaline et, jusqu'à sa mort, il n'a pas eu l'audace d'utiliser ce matériau dans ces ouvrages.
L'aspect autobiographique de l'œuvre de Gorki aurait dû, semble-t-il, lui fournir un prétexte pour montrer les truands sous un jour authentique et de façon critique. Tchelkach est incontestablement un truand. Mais ce repris de justice est dépeint dans le récit avec la même force, la même véracité artificielle et mensongère que les héros des Réprouvés. […] Telles sont les tentatives de Gorki pour représenter le monde du crime. Lui non plus ne connaissait pas cet univers, visiblement, il n'avait pas eu affaire à de vrais truands ; en général, ce n'est pas chose facile pour un écrivain. La pègre est un « ordre » très fermé, bien que pas vraiment clandestin, qui ne se laisse guère étudier ou observer par des étrangers. Aucun truand n'ouvrira jamais son coeur ni à Gorki-le-Vagabond, ni à Gorki-l'Ecrivain. Car, pour eux, Gorki est avant tout un « cave ».
Construction de la ligne Salekhard-Igarka (1948) Dans les années vingt, notre littérature a été gagnée par la mode des malandrins. […] — il semble que tous les écrivains aient versé bien légèrement leur écot à cette demande inopinée de romantisme criminel. Cette poétisation effrénée des malfrats, qui apparaissait comme une « nouvelle corde » à l'arc de la littérature, a tenté bien des plumes émérites. En dépit d'une extraordinaire méconnaissance du sujet qu'ils avaient découvert, tous les auteurs (cités et non cités) d'ouvrages sur ce thème ont eu du succès auprès des lecteurs, et ont par conséquent causé un mal considérable.Ensuite, ce fut encore pire. On entra dans une longue période d'engouement pour la fameuse « rééducation », cette rééducation dont les truands n'ont pas encore fini de faire des gorges chaudes. On créa les communes de Bolchevo et de Lioubertzy l , cent vingt écrivains rédigèrent sur le canal de la Baltique à la mer Blanche 2 un ouvrage collectif dont la maquette ressemblait étonnamment à celle de l'Évangile illustré. L'apogée littéraire de l'époque fut Les Aristocrates de Pogodine 3, où, pour la rnillième fois, le dramaturge a refait la même vieille erreur, sans se donner la peine de réfléchir un tant soit peu sérieusement sur ces gens bien vivants qui, dans la réalité, interprétaient sous son regard naïf un spectacle fort simple.Bien des livres ont été publiés, bien des films et des pièces ont été montés sur le thème de la rééducation des criminels. Hélas !De Gutemberg à nos jours, le monde du crime a toujours été, pour les écrivains comme pour les lecteurs, un livre scellé de sept sceaux. Les auteurs qui se sont attaqués à ce thème extrêmement sérieux l'ont traité avec insouciance, se laissant séduire et mystifier par l'éclat phosphorescent de la pègre qu'ils ont parée d'un masque romantique, entretenant ainsi chez le public une idée complètement fausse de cet univers abject et répugnant qui n'a rien d'humain.Le battage autour des diverses « rééducations » a accordé un répit à des milliers de professionnels du vol et sauvé des truands.Mais qu'est-ce que « le monde du crime » ?
Varlam Chalamov, Essai sur le monde du crime (traduit du russe par Sophie Benech) « Arcades » Gallimard, 1993, pp. 1-8)
Commentaires
Enregistrer un commentaire