Aimez-vous Le Ravissement de Lol V. Stein ? (Dossier de Presse)

     

L'univers hiératique de Paul Delvaux
m'évoque irrésistiblement L'univers durassien

C'est toujours amusant de lire les réactions immédiates de la presse à la sortie d'un roman, surtout quand il devient finalement un succès planétaire. Madeleine Borgomano en donne un échantillon dans les documents du très bon "Foliothèque" qu'elle consacre au Ravissement de Lol V. Stein, que Marcel enrichit un peu grâce au dossier de Presse (1964-1966) édité en son temps par les éditions 10/18 . Ce sont évidemment les critiques les plus méchantes qui sont les plus drôles, et on se doute que Marcel les privilégierait ici si un reste de conscience professionnelle (😡) ne l'obligeait à en donner un panorama un peu moins partial. Au demeurant, il faut saluer les critiques particulièrement pénétrantes de Claude Roy pour Libération et Mathieu Galey , pourtant écrite de l'immédiat après-coup. Si on travaille sur l'oeuvre, mieux vaut lire d'abord ces deux-là. Mais si on veut juste rigoler (et les occasions sont plutôt rares par les temps qui courent), Marcel suggère d'aller directement à la fin, lire la critique d'André Ducasse.

1. Lucien Guissard : « Ce livre ne tient pas. Il est laborieux comme une mauvaise imitation »

     L'atmosphère du dernier roman de Marguerite Duras n'est pas plus vivifiante. Mais, ici, la gêne se change en irritation parce qu'on voudrait comprendre certaines allusions, certains gestes, certains effets de clair-obscur qui dissimulent on ne sait quoi. Et ce n'est pas à Marguerite Duras qu'on demandera des situations conformes à cette morale qu'elle doit juger, comme les romanciers de l'école dite avancée, bourgeoise et ridicule.
     Cela s'intitule Le Ravissement de LOI V. Stein. Lisez : Lola Valérie. Cette femme semble évoluer dans une semi-inconscience, comme si elle passait le plus clair de son temps en somnolence, en hibernation, pour en ressortir par hasard.
     La romancière en a ainsi décidé : elle ne fait rien pour dessiner des contours apparents.     Quand elle écrit : « Voici ce que je vois », on peut être assuré de ne rien voir avec certitude. Son personnage n'est pas réel, seulement probable. Il est fait pour se mouvoir dans les reflets mélangés d'un jeu de miroirs et l'on songe à la fantasmagorie très calculée des films auxquels Marguerite Duras aime prêter sa prose et sa poésie impalpable. Qu'il y ait eu un bal dans la vie de Lola Stein, qu'il y ait des hommes gourmands, qu'elle serve de corps à des épisodes qui ne vont pas plus loin qu'un corps, qu'elle rencontre après des années une amie d'enfance dont le rôle reste jusqu'au bout suspect, cela importe finalement moins que l'exercice d'imagination et d'écriture auquel se livre la romancière.
     Je vais être franc. Ce livre ne tient pas. Il est laborieux comme une mauvaise imitation. Marguerite Duras dépense beaucoup d'habileté langagière pour étoffer d'énormes banalités. Elle a fait mieux : qu'elle en convienne. Nous sommes lassés de ces gymnastiques.
Lucien Guissard, La Croix, 3 avril 1964.

2. "C'est Tristan et Yseut au temps de la psychanalyse"

     Fiancés, ne quittez jamais votre fiancée au milieu d'un bal pour partir avec une autre femme. Ça lui ferait un choc. Et dix ans plus tard, elle risquerait de se livrer à des débordements tristes avec l'amant d'une amie de pension. Tel est l'enseignement du nouveau livre de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein, qui vient de paraître chez Gallimard. Un roman affreusement obscur dans les vingt premières pages. Il y est décrit un bal dans le casino d'une station balnéaire américaine. « Voici, tout au long, mêlés, à la fois, le faux-semblant que raconte Tatiana Karl et ce que j'invente sur la nuit du Casino. » Allez donc vous y retrouver ! Il faut galoper au-dessus de ces vingt pages, d'autant que l'auteur, secourable, a disposé çà et là des résumés qui permettent de reprendre pied. On peut suivre alors la vie de Lola Valérie Stein, épouse Bedford, amoureuse enfouie sous l'épouse, mère de trois enfants, bourgeoise de province, dormeuse. Chacun pense qu'elle a oublié l'événement du Casino. Il demeure en elle. Il ne se dissoudra, comme un calcul bien traité, que lorsqu'elle sera revenue au Casino avec un amant. Une nuit sera un traitement suffisant. LOI V. Stein pourra reprendre sa vie de chien de garde aux portes des amoureux, sa vie de frileuse qui vient se chauffer au feu des autres. Plus qu'un roman, ce livre est une légende, comme Tristan et Yseut. Marguerite Duras nous promène dans un pays, le long de routes, par un chemin de fer comme un psychanalyste suit les fils et les dénoue. Il faut prendre le train jusqu'à la station balnéaire ; il faut s'étendre sous la fenêfre de l'hôtel de passe. C'est Tristan et Yseut au temps de la psychanalyse et, tout justement, l'île du roi est une plage des USA.

La Tribune de Lausanne, 5 avril 1964 


3. Jacqueline  Piatier : « Marguerite Duras à l'heure de Marienbad »

Selon le titre, il faudrait subir Le Ravissement de Lol V. Stein comme un charme. Sans cela le livre agace, ennuie. Après cette émouvante, discrète et juste Après-Midi de Monsieur Andesmas, il paraît artificiel et forcé. Je n'arrive pas, pour ma part, à échapper à cette impression.
Quelle a été ici l'intention de Marguerite Duras ? Peindre une névrose ou saisir dans un cas poussé à la limite le ressort de la souffrance d'amour féminine ? Trahie, abandonnée pour une autre, la femme dépossédée de son bonheur chercherait à « voir » les ébats du couple qui la torture, seul moyen pour elle de ne pas se sentir exclue et privée de son être.
Voici ce qui arrive à Lol V. Stein. A l'issue d'un bal qui précède de peu son mariage, son fiancé l'a quittée pour suivre une inconnue. Lol V. Stein a été comme arrachée à elle-même. Elle est sortie lentement d'une longue prostration, mais pour reprendre une vie sans mémoire, froide, indifférente à tout. Des apparences normales : un mariage sans histoire, trois enfants.
On a pris soin de l'éloigner de sa ville d'enfance où le drame s'est joué. Dix ans plus tard, elle y retourne, et cette femme, si longtemps endormie, va soudain se réveiller.
C'est une manière de Belle au bois dormant. Le prince charmant, elle le rencontre au hasard de ses déambulations quotidiennes dans sa ville natale ; elle le suit ; elle découvre qu'il est l'amant d'une de ses amies d'enfance. Ce couple clandestin va alors se substituer au couple meurtrier de ses vingt ans. Celui-là, elle peut le « voir ». Amoureuse de l'homme, comme elle le fut autrefois de son fiancé, et l'ayant fasciné au point qu'il lui propose de quitter sa maîtresse, elle exige qu'il poursuive sa liaison. Et de loin, couchée dans un champ de seigle, les yeux fixés sur la fenêtre de la chambre borgne où les amants se rejoignent, « voyeuse », elle participe à travers les bribes d'images qui viennent se profiler sur cet étroit écran à leurs jeux d'amour. Dans les contes de fées modernes, les enchantements ne prennent jamais complètement fin. Ravie à elle-même, Lol V. Stein ne peut plus aimer que par rivale interposée.
Cette histoire trouble, Marguerite Duras la fait narrer, d'ailleurs avec décence, par l'homme chargé de rappeler à la vie, au souvenir, mais en même temps à la démence, cette femme qui trouve dans la névrose d'oubli et d'indifférence le seul refuge contre le coup inguérissable qu'elle a reçu. Médecin, ce Jacques pourrait être intéressé par un cas de névropathie. Mais la lucidité n'est pas son fort. Et nous le regardons, sans le suivre, s'enliser dans une énigme qu'il nous aide justement à tirer au clair. Pourquoi prétend-il qu'il en « sait de moins en moins » sur Lol V. Stein, alors que sa folie, resurgie dès la fin de la léthargie, nous apparaît à nous si évidente ? Tout cela semble en porte à faux. Il faut admettre que Jacques, envoûté, entre peu à peu dans l'étrange univers de Lol jusqu'à se prêter à sa scabreuse exigence.
Ce serait donc la contagion d'une folie, et le livre serait construit sur deux personnages, tous deux acteurs de cette invraisemblable histoire. Mais seule Lol V. Stein est douée d'existence, et il faut reconnaître que Marguerite Duras sait nous imposer cette conscience embrumée, dont les actes ne sont jamais tout à fait aberrants, ni tout à fait adaptés à la réalité. La peinture est bonne quand l'auteur ne fait pas trop traîner en longueur des scènes insignifiantes de rencontres mondaines où les trois protagonistes de la seconde histoire d'amour tissent à petits point les rets dans lesquels ils vont se prendre. Les meilleures pages du livre sont celles où Lol V. Stein, tapie dans son champ, « se nourrit, dévore ce spectacle inexistant, invisible, la lumière d'une chambre où d'autres sont. »
Névrose, fascination, obsession d'un passé traumatisant, est-ce que tous ces thèmes ne font pas songer au Marienbad de Robbe-Grillet ? Et cette ville incertaine, dépaysante, ces noms aux consonances étrangères et pourtant indéfinies, ces dialogues, où les interrogations égarées abondent, ce Casino plein de lumière où, parmi des personnages aux allures d'automates, s'accomplit le meurtre psychique de Lol V. Stein, et qu'elle reverra plus tard, tous feux éteints, comme un labyrinthe, quand avec Jacques elle tente d'exorciser le passé. Mais Marguerite Duras ne pousse pas jusqu'au bout le système, ce voyage à deux dans l'imaginaire, où l'un contraint l'autre à le suivre. Ce qui manque le plus dans son livre, c'est la mise en œuvre de la fascination. Elle retombe vite dans son propre univers, assez étroitement circonscrit depuis Moderato cantabile à la blessure d'amour. Peintre de femmes instinctives, terrassées par la passion, et qui, une fois meurtries, aggravent leurs plaies en facilitant l'infidélité ou en y assistant... Comme elle est loin de Colette, de sa santé, de son équilibre, de sa lucidité, de son goût de la vie, des êtres, de la nature ! Il y a quelque chose de morbide, peut-être bien de traumatisé, en elle. C'est en le traduisant avec ses mots ténus, sans éclat, ses phrases indécises, son langage balbutié, qu'elle nous livre sa note la plus juste et la plus authentique. Un air de romance ? Un lied romantique ? C'est selon que la chance la favorise. Elle n'est pas faite pour nous conduire plus loin. La sensibilité qui crie discrètement au sein de la vie quotidienne lui réussit mieux que les « ravissements. »

Jacqueline Piatier pour le journal Le Monde, 25 avril 1964 


3. Claude Roy : "La fiction est pour elle une forme de la poésie du destin"

     Onzième livre de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein est peut-être le plus beau roman de l'auteur de Hiroshima mon amour. C'est une œuvre singulière, de premier abord difficile. Le sujet, en apparence, est tout à fait exceptionnel. Lola Valérie Stein, dont l'aventure intérieure se déroule dans un pays vague, indéterminé, dans une Amérique de rêve, est très évidemment ce que les gens sains nomment une folle, et les aliénistes une schizophrène. Marguerite Duras n'a jamais eu un très vif intérêt pour les êtres normaux, à supposer qu'il y en ait. Elle est fascinée au contraire par l'amour fou et la folie d'amour, par les personnages qui sont portés à l'extrémité d'eux-mêmes, et de nousmêmes. Les psychiatres savent que les états dits pathologiques ne sont qu'une exagération, une exaspération de la nature naturelle de l'esprit humain, que l'individu normalement ouvert, sociable, extraverti, tend toujours un peu vers la paranoïa, et que la schizophrénie n'est que le prolongement « morbide » d'une tendance banale au repliement sur soi-même, à la rumination intérieure, à l'introversion. Les romans, les nouvelles et les scénarios de films de Marguerite Duras sont des poèmes tragiques où les personnages sont saisis à un moment de crise, qui amplifie et intensifie les traits ordinaires, communs à tout le monde. Chacun a vécu les sentiments qui dominent la vie des créatures de Marguerite Duras ; le sentiment de la solitude, de la difficulté de sortir de soi, de la brièveté et de la fragilité de ces instants privilégiés où nous avons la sensation (ou l'illusion) d'être arrachés à notre prison mortelle, de rejoindre la vie. Ce ne sont pas des sentiments très exceptionnels. L'auteur du Square, qui écrit comme personne, sent comme tout le monde, comme avant elle Ovide et Tchekhov, Lucrèce et Kafka, l'Ecclésiaste et Proust. Elle n'est précieuse que par acharnement à exprimer avec une précision violente les lieux communs de la « condition humaine ». Pour elle, la pauvre Lol V. Stein, la folle de chagrin d'amour, n'est pas un « cas », une planche d'anatomie : c'est son prochain, son enfant, sa sœur. C'est ce qu'elle pourrait devenir, ce que vous pourriez devenir, ce que je pourrais devenir, si nous étions plus désarmés encore, plus abandonnés. Nous sommes tous des fous qui nous retenons d'être fous, par miracle, par chance — par accident.

Une jeune fille « étrange »

     Adolescente, Lol était peut-être « étrange » : « Elle donnait l'impression d'endurer dans un ennui tranquille une personne qu'elle se devait de paraître mais dont elle perdait la mémoire à la moindre occasion. Gloire de douceur mais aussi d'indifférence. » Une nuit de bal, le fiancé qui l'accompagne se met à danser avec une inconnue, passe la nuit auprès d'elle, et disparaît à l'aube avec la femme étrangère, abandonnant Lol. L'abandonnant, la ravissant à elle-même. Elle survit à ce choc, elle semble l'avoir surmonté. Elle se marie avec un autre, elle accomplit avec douceur et détachement les gestes de la vie quotidienne. Mais au fond d'elle-même, la plaie n'est pas guérie, ni effacée la fêlure. Le Ravissement de Lol V. Stein nous raconte ce que les psychanalystes appellent le « processus de répétition ». La folie de Lol l'incite à répéter, à reproduire — et à prolonger — la scène qui, pendant une nuit de sa jeunesse, a comme arrêté le temps, immobilisé les aiguilles de l'horloge du cœur. Son fiancé est parti avec une autre. Elle va choisir d'être jusqu'au bout, jusqu'au naufrage final, une abandonnée volontaire, délibérée. Elle a vu son amour se retirer d'elle, comme hypnotisée, foudroyée de silence. Elle n'a pas su faire un geste, trouver un mot qui puissent arrêter cette catastrophe au ralenti, dévier le destin. Elle garde la nostalgie « déchirée, sans voix pour appeler à l'aide, sans argument », du mot indicible qui aurait suspendu le temps mortel, réveillé son fiancé, ravivé leur amour. « On n'aurait pas pu le dire mais on aurait pu le faire résonner. Immense, sans fin, un gong vide, il aurait retenu ceux qui voulaient partir, il les aurait convaincus de l'impossible. » Marguerite Duras exprime avec une violence et une lenteur implacables ces moments de la vie où nous avons la sensation d'être les spectateurs impuissants, fascinés, terrifiés du destin, cette sorte d'accident, ce ralenti des ruptures et des collisions d'automobiles, des agonies et des tremblements de terre. C'est vrai, on voudrait trouver le mot, qui ferait revivre l'amour en train de mourir, qui éviterait qu'une voiture se précipitât à la rencontre de l'autre, qui ramènerait à la vie le mourant, qui rétablirait magiquement l'harmonie condamnée, la terre ferme. Mais Lol est restée muette. Elle se taira jusqu'au bout.


L'amour ne remplace pas l'amour

     Et quand de nouveau l'amour la rencontre, elle le revit sous une forme analogue au désastre de son premier amour. L'homme qu'elle rencontrera, qui estl'amant de son amie d'enfance, Tatiana, elle décidera qu'il doit rester l'amant de celle-ci. Ce qui a été dans sa vie surprise et traumatisme, elle le rejettera avec une sorte d'entêtement doux et démentiel, volontairement. Ce qu'elle a subi un jour, passionnément, désormais elle le désirera. Elle a regardé son fiancé s'éloigner au bras d'une inconnue, elle va observer, manger des yeux son nouvel amour dans les bras de son amie de jeunesse. La « scène capitale » de son adolescence, elle veut la prolonger et l'accomplir dans une nouvelle représentation de son malheur originel. Pendant que Jacques Hold et Tatiana se retrouvent secrètement dans un hôtel de campagne, Lol est tapie dans un champ, orgueilleusement, pathétiquement, « voyeuse » de leurs amours. Et l'homme que le destin a élu pour être son instrument, accomplir à la fin la rédemption et la perte de Lol, cet homme qui est le narrateur angoissé, intrigué, dérouté de ce glissement vers la folie, ne tiendra dans ses bras, un bref instant, qu'une créature incertaine de soi, ne sachant plus qui elle est, si elle se nomme Lol ou Tatiana. Lol est sauvée, Lol est perdue : elle est sortie d'elle-même, elle s'est envolée de la prison du soi. Elle n'est plus une personne, elle n'est personne : cette folle, cette détraquée, cette pauvre chose, cette souveraine, une « dingue ».
     « Aucun amour au monde ne peut tenir lieu de l'amour », disait un personnage, dans un des premiers romans de Marguerite Duras. Elle n'a jamais, d'ailleurs, dit autre chose.
    Son art est parvenu à une admirable maturité. La fiction est pour elle une forme de la poésie du destin. Plus que des romanciers du « Nouveau Roman », c'est au Tchekhov des grandes nouvelles métaphysiques, Le Pari, L'Effroi, ces chefs-d'œuvre si « modernes », que Marguerite Duras s'apparente. Comme Tchekhov, elle donne au récit une situation sourde, un prolongement mystérieux, une puissance incantatoire et secrète. Il ne s'agit plus ici de « raconter une histoire » mais de raconter notre histoire, une histoire de silence, de détresse contée par un sage. La même histoire dont Shakespeare disait qu'elle était « de bruit et de fureur, racontée par un idiot 

Claude Roy pour Libération, 7 avril 1964 

4. Matthieu Galey : « l'extase de l'ambiguïté »

En savoir de moins en moins

    Peu d'auteurs auront suivi, dans leur démarche, une voie semblable à celle de Mme Marguerite Duras. Il arrive qu'un écrivain s'épure, s'affine, se subtilise ; c'est pour en dire plus en moins de mots. Elle, au contraire, d'un livre à l'autre, elle en dit moins. Sa quête est beaucoup plus comparable à l'ascèse d'une mystique ; elle tend vers une sorte d'extase, et ce n'est certainement pas par hasard que titre de son dernier ouvrage contient le mot « ravissement ». C'est un penchant qui n'est pas sans danger pour une romancière ; il conduit à l'ennui, il ouvre sur le silence. On aimerait à préciser pourquoi les livres de Mme Duras, malgré tout, retiennent l'attention ; il y a là comme un mystère qui tient au langage. On ne peut pas parler de style, ce « beau style » qui pourrait faire illusion. Elle écrit sec, haché, balbutié, avec parfois des images fulgurantes et chaudes qui s'inscrivent aussitôt dans l'imagination. On dirait que ce sont les mots eux-mêmes, le choc des mots, qui suffit à nous surprendre. Mme Duras ignore ce qu'est un « cliché », on n'en trouvera pas un dans son livre. Elle se moque de la musique, elle n'écrit pas pour être lue à haute voix, et pourtant ses rythmes heurtés, ses inversions saugrenues font naître en nous une manière de résonance qui ressemble à une mélodie. L'abstraction correspond, chez elle, à ce que serait, chez d'autres, l'état de grâce. La musique est au-delà des harmonies, dans une correspondance très secrète entre l'âme et l'expression. Il arrive souvent que Mme Duras fasse penser à un médium ; on dirait qu'elle écrit sous la dictée d'un esprit qu'elle ne comprend pas toujours elle-même. Il y a dans ce roman (mais aussi dans les précédents, disons depuis Moderato cantabile environ) des passages obscurs, des passages « à vide », qui échappent à l'analyse. Ils sont déconcertants, bizarres, et pourtant on sent bien que sans eux il manquerait quelque chose, une manière de « dimension » autre, qui fait le prix du tout. Du reste, cela n’empêche pas l'auteur d'inventer de multiples péripéties, de créer entre ses personnages des liens romanesques, de noter des détails concrets. Ces oppositions, ces hiatus contribuent à créer un univers parfaitement original. A tout lecteur de bonne foi, sensible à ces nuances, l'idée qu'on ait pu songer un moment à rattacher cette œuvre singulière à telle ou telle école n'en apparaîtra que plus insensée.

Une excessive complication
     Le plus curieux, dans Le Ravissement de Lol V. Stein, c’est qu'il s'agit d'un roman que l’on peut, ou plutôt que l’on pourrait, raconter. On dirait, en ce cas, que c'est une banale histoire d'amour bafoué. Lola Valérie Stein est la fille d'un professeur d'université qui s'est fiancée, à dix-neuf ans, avec un jeune homme nommé Michael Richardson. Au cours d’un bal, Michael a eu subitement le coup de foudre pour une femme plus âgée, avec laquelle il a dansé toute la nuit, avant de s'enfuir avec elle, en plantant là sa fiancée. Lola, on le comprend, en subit un choc nerveux qui la rendit presque folle. Pendant plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois, elle vit dans une sorte de prostration qui finit tout de même par disparaître peu à peu. Une nuit, elle sort, seule pour la première fois, et c'est cette nuit-là qu'elle rencontre celui qui va devenir son mari, un violoniste nommé Jean Bedford. Avec lui, elle s'installe dans une ville lointaine, met au monde trois petites filles, et dix ans s'écoulent dans la tranquillité retrouvée. Le hasard veut que Lola puisse enfin revenir dans sa ville natale, et se réinstaller dans la maison de ses parents, morts entre-temps. C'est alors que sa folie reparaît. Folie, en vérité, est un bien grand mot. Disons qu'elle a une conduite étrange ; elle entreprend chaque jour d'interminables promenades, sans but, dans les divers quartiers de la ville. C'est ainsi qu'elle surprend les rendez-vous secrets d'une ancienne camarade de collège, Tatiana, avec un jeune médecin nommé Jacques. Elle suit le couple, qui se rend régulièrement dans un hôtel de passe situé aux confins de la ville, et, cachée, dans un champ voisin, elle épie les ébats des amants. Mue par une sorte de passion inavouée pour Jacques, elle entreprend de renouer des relations avec cette Tatiana qu'elle a perdue de vue depuis l'époque de ses fiançailles malheureuses. Elle réussit à attirer chez elle Tatiana, son mari et son amant, et il s'établit aussitôt entre celui-ci et Lola une immédiate et profonde complicité. Le jeune médecin n'ignore pas — car il la surprend — que Lola épie ses amours avec Tatiana ; il continue néanmoins d'agir comme s'il n'avait rien remarqué. Il comprend que Lola l'aime en quelque sorte par procuration », et il en retire un plaisir trouble, mais accru. Jusqu'au jour, pourtant, où il accompagne Lola dans cette station balnéaire où, dix ans plus tôt, au cours de ce fameux bal, au Casino, son fiancé infidèle l'avait abandonnée. C'est là que pour la première fois il possède cette curieuse maîtresse, qui ne s'était encore donnée à lui que par personne interposée. Mais cette rencontre ne sera pas le début d'une aventure avec Lola. Elle a seulement voulu exorciser le passé, tuer le fantôme de Michael, et dès leur retour dans la ville qu'ils habitent, ils reprennent les rites de leur ménage à trois. Oui, on pourrait ainsi résumer ce roman, mais il n'en resterait rien que le squelette, l'arabesque baroque d'une excessive complication.

Un roman à l'envers

      Car Le Ravissement de Lol V. Stein est, en réalité, l'histoire d'une « possession », au sens magique du mot, le récit d'un envoûtement. En effet, le roman est écrit à la première personne : c'est Jacques qui relate ses rapports ambigus avec Lol, et qui raconte ce qu'il sait, ce qu'il a appris, ou ce qu'il imagine du passé de cette femme. Il a, lui, le rôle passif d'un automate. Il essaie de comprendre le mobile des actes qui s'imposent à lui, et plus il s'enfonce dans ce passé, plus il se perd, et nous perd avec lui. Voici un roman qui est construit à l'envers des autres. Au fur et à mesure que les faits nous sont révélés, le mystère s'épaissit, l'équivoque s'installe, l'absurde règle de l'érotisme gagne, et c'est parce que les personnages nous sont de mieux en mieux connus qu'ils nous apparaissent de plus en plus incompréhensibles. On quitte la terre ferme pour s'aventurer dans des sables mouvants qui se dérobent à chaque pas. Nombreux sont ceux qui craindront de perdre pied, et qui rebrousseront chemin de peur de se noyer. Mais il faut tout de même reconnaître que cette exploration est assez passionnante, et précisément peut-être parce qu’elle ne mène à rien. Mme Duras possède l’art du malaise, l’art de troubler, avec des mots simples, des phrases banales qui semblent prendre, pour elle — et pour nous quand on peut la suivre, un sens trouble, nouveau. trouble, nouveau. L'analyse, pour elle, n'est pas un moyen de connaître, d'apprendre, d'expliquer, mais au contraire un procédé pour développer l'inquiétude. Les points d'interrogation se multiplient pour jeter le soupçon du doute sur toute chose. « Moi seul », dit le narrateur, « de tous ces faussaires, je sais : je ne sais rien. Ce fut là ma première découverte à son propos : ne rien savoir de Lol était la connaître déjà. On pouvait, me parut-il, en savoir moins encore, de moins en moins sur Lol V. Stein ». En savoir « de moins en moins », telles sont les découvertes à rebours de cette exploratrice.
     Le « ravissement » auquel nous convie Mme Duras, c'est une extase de l'ambiguïté. Jamais encore elle n'avait été si loin dans l'art de « ne rien savoir ». Il n'est donc pas étonnant que son livre semble déconcertant ; il se devait de l'être, par nature. Certes, l'expérience paraît sans issue, mais la logique conserve-t-elle la moindre valeur dans une tentative de cet ordre ? Le langage, ici, n'est plus exactement le véhicule de la pensée ; il acquiert une existence à part, une sorte de vertu poétique presque impossible à définir. Les mots sont devenus des instruments d'exploration inconnus, des atomes, des molécules qui n'obéissent plus tout à fait aux lois de la chimie classique.

Matthieu Galey, Arts,15-21 avril 1964

5. André Ducasse : « Laissons tous ces fous fulgurer » 

À l'âge du twist, de Freud et du whisky, avouer qu'on apprécie peu un livre de Marguerite Duras, c'est proclamer son crétinisme. Nous sommes encore quelques crétins, avec Marcel Aymé, Roger Ikor, qui préfèrent l'intelligence à la démence, la lucidité à l'éthylisme, la maîtrise de soi au « ravissement » pathologique.

Histoire de la dame, qui n'est pas celle que les téléspectateurs eurent le privilège de voir, l'autre mardi, pendant une heure trente d'horloge, dans la banlieue de Sèvres, aux côtés de l'irrésistible Jean-Claude Pascal.Acte I. Lol danse avec son fiancé, quand paraît l'autre femme... Fulgurance... Le fiancé s'escamote illico, et Lol soupire : « Vous n'imaginez pas jusqu'où l'on peut aller, dans l'absence d'amour.»
Acte II. Lol marche, marche dans les rues et rencontre un homme qui marche, marche... Refulgurance. Mariage... (À noter combien ces personnages, qui sont toujours en Jaguar ou en Caravelle, usent de leurs jambes, dès qu'ils deviennent héros de film ou de roman.)
Acte III. Lol remarche dans les rues et rencontre un troisième homme, qui marche, marche, puis conclut avec une certaine Tatiana, amie d'enfance... Re-refulgurance... « Voyance » dans un champ de seigle.. Transposition de personnalités... Rideau...
Le seul ennui : toutes ces fulgurances ne fulgurent que sur du vide, une « dormeuse debout », un corps abandonné d'âme. Et pour rendre ce vide, il faut à notre romancière « des mots-trous, creusés en leur centre d'un trou, où tous les autres mots auraient été enterrés ».
Avec de tels mots-trous, on est sûr d'atteindre la profondeur : « Le fait ne contient plus le fait. »« Je ne vous aime pas, cependant, je vous aime... »
« Pourquoi ne pas vous tuer ? » suggère l'amant, avec une infinie délicatesse.
 Bien sûr, bien sûr !...
Un seul vers de la délirante Hermione contenait plus de réalité humaine, avec la musique, en plus.
« Je ne t'ai point aimé, cruel, qu'ai-je donc fait ? »...
Mais laissons tous ces fous fulgurer, toutes ces folles inexistantes et prétentieusement inarticulées, en regrettant seulement que Pierre Dumayet leur confère un semblant d'existence, en les interrogeant, le mercredi, à la télé, avec un respectueux ennui.


André Ducasse, Le Provençal, 17 mai 1964, 







toutes ces tribunes sont issues du Dossier de presse : Le Ravissement de Lol V. Stein et le Vice-consul de Marguerite Duras, 10/18, 2006

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