les Dits de Marguerite Duras à propos du Ravissement de Lol V. Stein

L'actrice Loleh Bellon, l'un des modèles
de Lol V. Stein
"Il arrive que l'amour ne passe pas par les chemins tranquilles de l'entente du désir et même du bonheur. La nature est alors de rechercher franchement son anéantissement."                                                           (Laure Adler à propos du film de MD jamais tourné Sans merveille)
         Marcel numérise ici l'entretien accordé par Marguerite à Pierre Dumayet en 1964 à l'occasion de la parution de son roman Le Ravissement de Lol V. Stein. Il a été intégralement transcrit dans un ouvrage publié depuis : Marguerite Duras, Dits à la télévision, entretiens avec Pierre Dumayet (EPEL eds, 1999). Cela servira surtout d'aide-mémoire, car on préférera sans doute la version filmée de ces "dits" au sujet du Ravissement, et qu'on peut voir et écouter à partir du site de L'INA en suivant ce lien : Entretien de MD avec P. Dumayet




À PROPOS DU RAVISSEMENT DE LOL V. STEIN





Pierre Dumayet : Dans quel état vous trouviez-vous, MD, quand vous avez commencé à écrire ce livre ?
Marguerite Duras : J’avais été très malade… il y avait longtemps que je n’avais pas écrit.
Pierre Dumayet : Malade de quoi ?
Marguerite Duras : je ne pouvais plus du tout, plus du tout boire d’alcool. J'étais malade en raison de ça, d'ailleurs. Et c'était la première fois que j'écrivais sans alcool. Du tout.
Pierre Dumayet : C’était très différent ?
Marguerite Duras : C’était très dur, oui.
Pierre Dumayet : Très dur ?
Marguerite Duras : très dur.
Pierre Dumayet : Vous vous sentiez autre ?
Marguerite Duras : Oui, enfin, c’est toujours dur d’écrire, mais là j’avais plus peur… bien plus peur que d’habitude.
Pierre Dumayet : Vous aviez peur d’écrire mal ? Vous aviez…
Marguerite Duras : J’avais peur d’écrire n’importe quoi.
Pierre Dumayet : Vous n'aviez pas d'autres peurs ?
Marguerite Duras : Non.
Pierre Dumayet : Quand avez-vous imaginé, ou rencontré, ou vu pour la première fois ce personnage de LOI V. Stein ?
Marguerite Duras : Je l'ai vue dans unbal… dans un bal de Noël. Dans un asile psychiatrique des environs de Paris.
Pierre Dumayet : Un bal qui a été organisé à l'asile même ?
Marguerite Duras : Oui, à l'asile même.
Et après j'ai demandé à la revoir. Et je l'ai revue, une fois, très longtemps.
Pierre Dumayet : Comment était-elle au cours de ce bal ?
Marguerite Duras : Comme un automate. Elle m'avait frappée parce qu'elle était... belle d’une part, et, intacte physiquement. D’habitude, les malades sont très marqués, elle pas du tout.
Pierre Dumayet : Vous l'avez appelée Lol pourquoi ?
Marguerite Duras : A cause de Lola Bellon. Je voudrais beaucoup que ce soit Loleh Bellon qui joue le rôle de Lol V. Stein.
Pierre Dumayet : Et c'est ce bal qui a été le point de départ de l'histoire.
Marguerite Duras : C'est ce bal, et la rencontre de cette femme. J'ai essayé de la faire parler très longtemps, enfin toute une journée, et elle n'a jamais parlé. C'est-à-dire qu'elle a parlé comme tout le monde, avec une banalité extraordinaire, une banalité remarquable. Elle croyait que j'étais un docteur et elle a parlé pour paraître être comme tout le monde. Et plus elle le faisait, si vous voulez, et plus elle était singulière à mes yeux. C'était très impressionnant.
Pierre Dumayet : Et ce sujet qui commençait par la folie, vous, à ce moment-là, étant privée d'alcool, cela n'a pas déterminé d'autres peurs que celle que vous me disiez tout à l'heure, c'est-à-dire celle d'écrire mal ou autrement ?
Marguerite Duras : Un petit peu...
Pierre Dumayet : … ?
Marguerite Duras : Un petit peu.
Pierre Dumayet : C'est-à-dire ?
Marguerite Duras : Enfin la folie devenait plus familière sans alcool. Cette folie-là… m'était plus familière qu'avant.
Pierre Dumayet : Vous n'avez pas craint de vous identifier à elle un peu trop ?
Marguerite Duras : Non.
Pierre Dumayet : Non ?
L'histoire commence comme ça [il lit] : « Lol a rencontré Michael Richardson à dix-neuf ans pendant des vacances scolaires, un matin au tennis. Il avait vingt-cinq ans. Il était le fils unique de grands propriétaires terriens des environs de T. Beach. » C'est en France ?
Marguerite Duras : Non, c'est en Angleterre.
Pierre Dumayet : [il continue] « Il ne faisait rien. Les parents consentirent au mariage. Lol devait être fiancée depuis six mois, le mariage devait avoir lieu à l'automne, Lol venait de quitter définitivement le collège, elle était en vacances à T. Beach lorsque le grand bal de la saison eut lieu au Casino municipal. »
Qu'est-ce qui s'est passé au cours de ce bal ? Le bal du livre, pas le vôtre ?
Marguerite Duras : Au cours de ce bal, le fiancé de Lol est tombé amoureux d'une femme. De la dernière venue du bal.
Pierre Dumayet : Ça s'est passé comment cela ? Le bal était à son plein ?
Marguerite Duras : Oui, c'était minuit, une heure du matin, le bal était à son plein. Et elles sont arrivées les dernières. Et ça a été immédiat entre Michaël Richardson et cette femme.
Pierre Dumayet : Anne-Marie Stretter ?
Marguerite Duras : Anne-Marie Stretter.
Anne-Marie Stretter était quelqu'un d'un certain âge déjà, non ?
Marguerite Duras : Oui. Et Lol a assisté à cet amour... naissant. Elle a vu complètement la chose. Elle a assisté à la chose aussi complètement qu'il est possible. Jusqu'à se perdre de vue elle-même.
Pierre Dumayet : ...
Marguerite Duras : Elle a oublié que c'était elle qu'on n'aimait plus. Elle était en faveur et avec... cet amour naissant. C'est ça le bal.
Pierre Dumayet : Et en même temps, elle dit un peu plus tard, dix ans plus tard, elle dit qu'elle a cessé d'aimer Michael Richardson à ce moment-là.
Marguerite Duras : Oui. Elle a compris comme ça dans la fulgurante — je ne trouve pas d'autre mot —que c'était cette femme-là qui allait être l'amour de son fiancé.
Pierre Dumayet : Par conséquent, après, ce n'est pas tellement d'amour qu'elle a souffert puisqu'elle ne l'aimait plus. C'était de quoi ?

 Marguerite Duras : Elle n'a pas souffert d'amour du tout. Elle a souffert d'être séparée d'eux, si vous voulez, elle aurait consenti à une sorte de vie parasitaire...

Pierre Dumayet : Elle aurait voulu les voir...

Marguerite Duras : Je n'hésite pas devant le mot : greffée sur le couple, lui, vécu comme ça.
Pierre Dumayet : Elle aurait voulu les voir ?
Marguerite Duras : Elle aurait voulu les voir.
Pierre Dumayet : Vivre, s'aimer...
Marguerite Duras : Oui, dans l'oubli d'elle-même absolu. Elle aurait... voulu tout voir, tout. Jusqu'à l'accouplement sans doute.
Pierre Dumayet : Après ce bal, quelqu'un, une amie intime d'elle était présente à ce bal aussi. Tatiana...
Marguerite Duras : Tatiana Karl, elle a toujours été avec elle pendant le bal, jusqu'à la dernière heure. Quand Lol est tombée évanouie, non de douleur, mais simplement parce qu'elle était… séparée du couple.
Pierre Dumayet : Dix ans se passent. Dix ans se passent, pendant lesquels...
Marguerite Duras : Elle s'est mariée.
Pierre Dumayet : Elle s'est mariée, oui.
Marguerite Duras : Sans choix, n'est-ce pas, sans choix. ElIe n'a jamais plus préféré quelqu'un, Lol, après ça. Elle s'est mariée parce qu'on a bien voulu d'elle.
Pierre Dumayet : Comment a-t-elle rencontré son mari, Jean Bedford ?
Marguerite Duras : Elle s'était sauvée de chez elle. Après le bal, elle était très prostrée, pendant des semaines, et une nuit, elle s'est sauvée, et c'est là qu'elle a rencontré dans la rue Jean Bedford. C'est un personnage un peu, un peu douteux, qui aime les petites filles, sans voix, comme ça, comme était Lol. Il l'a demandée en mariage. Et Lol a accepté.
Pierre Dumayet : Elle a vécu dix ans très calmement, c'est-à-dire en ayant trois enfants, et en ne voyant personne.
Marguerite Duras : Calmement. Alors s'il y a la folie là, elle est plutôt…
Pierre Dumayet : Douce.
Marguerite Duras : Douce, et... négative.
Pierre Dumayet : Et puis dix ans après, dix ans plus tard, il se passe à nouveau quelque chose. Racontez-le aux téléspectateurs qui n'ont pas lu votre livre et qui ne le connaissent pas. Racontez-le à Paul (Paul Seban, journaliste présent sur le plateau).
Marguerite Duras : Un jour. Un jour, un couple passe devant chez elle : un homme et une femme. Et la femme, elle la reconnaît mal, mais enfin... le visage lui dit quelque chose. C'est Tatiana Karl. C'est cette amie de collège qui était avec elle durant le bal de T. Beach. Et elle ne cherche pas à savoir qui elle a revue ou... plus avant enfin... elle laisse les choses comme ça. Et pourtant, elle qui n'a jamais bougé dans sa vie, elle commence à bouger. Elle se promène tous les jours longuement, dans la ville. Tout le temps. Et, un jour, au cours d'une de ses promenades, dans une des grandes avenues de la ville, elle reconnaît l'homme qui est passé devant chez elle. Il sort d'un cinéma, et elle le suit. Elle sait qu'il va rejoindre cette femme, Tatiana Karl. Elle le suit dans toute la ville. Elle le suit jusqu'à un hôtel de passe où il rencontre cette femme qu'elle voit alors vraiment en toute clarté, qu'elle nomme en toute clarté Tatiana Karl.
Elle se couche dans un champ de seigle, derrière l'hôtel, et elle reste là devant la fenêtre éclairée de leur chambre, jusqu'au départ des amants.
Pierre Dumayet : Et ce qui est très profond, ce qui est très réel, c'est quoi ? C'est le besoin de voir, enfin, c'est le besoin d'être voyeuse chez Lol ?
Marguerite Duras : C'est une... oui, c'est la recherche du bonheur. Son bonheur est là. Voir. Les autres.
Pierre Dumayet : C'est quelqu'un qui ne peut pas faire son bonheur tout seul, enfin tout seul...
Marguerite Duras : Non...
Pierre Dumayet : avec quelqu'un d'autre.
Marguerite Duras : Qui y répugne absolument. Elle ne peut pas vivre à son compte vraiment. D'ailleurs, même la dernière crise est provoquée par ça. Elle va dans un hôtel avec Jacques Hold, à la fin du livre, et elle s'appelle de tous les noms, elle ne... elle ne s'identifie plus. La crise est très grave, je crois que… Elle sera probablement enfermée.
Pierre Dumayet : Est-ce qu'une femme qui n'est pas folle peut être comme cela ?
Marguerite Duras : Un peu... Je crois.
Pierre Dumayet : Est-ce que quelqu'un qui n'est pas fou du tout peut être comme cela, d'après vous ?
Marguerite Duras : On peut regretter qu'il en soit ainsi, c'est-à-dire on peut agir pour son propre compte et le regretter aussi, dans le même temps.
Pierre Dumayet : Est-ce que cela vous paraît enviable d'être quelqu'un comme Lol ?
Marguerite Duras : Oui.
Pierre Dumayet : Oui ?
Marguerite Duras : Oui. Tout à fait.
Pierre Dumayet : Désirable même ?
Marguerite Duras : Presque.
Pierre Dumayet : C'est le roman de quoi ? De... ce n'est pas le roman de la folie. C'est le roman de quoi ? De l'indifférence, de l'incertitude ? De...
Marguerite Duras : De la dé-personne, si vous voulez, de l'im-personnalité. Peut-être c'est ça ?
Pierre Dumayet : Et c'est une maladie qui vous paraît très répandue ou est-ce que c'est un cas très particulier ?
Marguerite Duras : Ce n'est pas une maladie, c'est un état que je pense que beaucoup de gens frôlent. Qui s'installe rarement complètement. Là, chez Lol, il est vraiment installé.
Pierre Dumayet : Mais, par exemple, que Lol ait cessé d'aimer son fiancé à partir du moment où elle a vu cette jeune femme entrer...
Marguerite Duras : Oui...
Pierre Dumayet : C'est un phénomène qui vous paraît normal, naturel... ? Ou bien est-ce que c'est quelque chose aussi d'assez insolite…
Marguerite Duras : Oui...
Pierre Dumayet : et d'assez imaginaire ?
Marguerite Duras : Oui, je pense que dans une peine d'amour, on est... on est aveuglé par une sorte de vanité, -un peu sotte d'habitude. Si vous voulez, Lol a très bien compris qu'on se déprenne d'elle. Elle l'a parfaitement compris.
Pierre Dumayet : Et vous, écrivain, et romancière, ce qui vous intéresse le plus dans ce personnage, est-ce que ça n'est pas de guetter les moments où les sentiments cessent d'exister ?
Marguerite Duras : C'est l'abolition du sentiment, oui, c'est ça qui m'intéresse le plus.
Pierre Dumayet : Dans le film Sans merveille
Marguerite Duras : Oui.
Pierre Dumayet : A un certain moment — que l'on a vu hier —, à un certain moment le personnage de Frank se fait dire par Hélène qu'il a cessé d'aimer sa mère au moment où il mourait. C'est un petit peu la même chose ?
Marguerite Duras : C'est un petit peu la même chose, oui.
Pierre Dumayet : Vous pensez qu'on peut freiner ses sentiments comme ça ?
Marguerite Duras : Dans un certain état de vide, de vacuité, oui.
Je crois que dans les peines d'amour, il y a beaucoup de souvenirs qui jouent.
Pierre Dumayet : Qui encombrent.
Marguerite Duras : Qui encombrent. Je crois qu'on peut t rès bien comprendre. ..
Pierre Dumayet : Est-ce que vous avez eu l'impression d'écrire, parfois, déjà — plutôt — un livre plus lucide que celui-ci ?
Marguerite Duras : Sans doute, non. Sans doute, je n'ai pas eu cette impression avec les autres livres. Et en même temps, il est obscur pour moi. Si vous voulez, c'est une obscurité limite, je ne peux pas aller plus loin dans ma lucidité personnelle. Tandis que dans les autres livres, je trichais. un petit peu.
Pierre Dumayet : Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Marguerite Duras : ...
Pierre Dumayet : Merci.

Marguerite Duras, Dits à la télévision, entretiens avec Pierre Dumayet, EPEL eds,1999, pp. 9-20 



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