Kristeva, « Rhétorique blanche de l'apocalypse »

Albrecht Dürer, Melencolia I, )
Gravure, 1514    

       Marcel is back. il n'a pas encore tout à fait récupéré l'usage de son bras, mais c'est en bonne voie, et il voulait compléter le cours sur Duras par deux petites chroniques, voici la première. Dans Soleil noir, dépression et mélancolie (oui, Marcel reconnaît le titre n'est pas très engageant 😢), Julia Kristeva propose une analyse pénétrante de la crise de la signification qui procède d'Auschwitz et Hiroshima. Marcel en a reproduit un court extrait dans le cours sur Duras, mais il en donne ici un passage plus consistant, dans lequel Kristeva essaie de définir les fondements de ce qu'elle appelle « la rhétorique blanche de l'apocalypse ». Ce texte est d'autant plus passionnant qu'il est non complaisant. Il souligne notamment les dangers que court une littérature qui se tient au plus près de la sidération qu'ont pu provoquer les massacres du XXème siècle.

      Pour mémoire : Julia Kristeva (née en 1941) est philologue, psychanalyste et femme de lettres. Elle s'appuie sur les textes littéraires pour essayer d'analyser ce qui met le sujet en péril. Son travail a le mérite de s'appuyer sur des phénomènes d'écriture pour comprendre ce que dit le sujet dans la pulsation de sa langue. C'est ce qui motive d'ailleurs la suite de l'article dont on lit ici seulement le début, consacré à l'écriture de Duras et son « esthétique de la maladresse ».


Rhétorique blanche de l'apocalypse

     Nous autres civilisations, nous savons maintenant que non seulement nous sommes mortelles, comme le proclamait Valéry après 1914, mais que nous pouvons nous donner la mort. Auschwitz et Hiroshima ont révélé que la « maladie de la mort », comme dirait Marguerite Duras, constitue notre intimité la plus dissimulée. Si le domaine militaire et l'économique ainsi que les liens politiques et sociaux sont régis par la passion de la mort, celle-ci est apparue gouverner jusqu'au royaume de l'esprit, noble jadis. Une formidable crise de la pensée et de la parole, crise de la représentation, s'est en effet manifestée, dont on peut chercher les analogues dans les siècles passés (l'effondrement de l'Empire romain et l'éveil du christianisme, les années de peste ou de guerres médiévales dévastatrices...) ou les causes dans les faillites économiques, politiques et juridiques. Toutefois, la puissance des forces destructrices n'est jamais apparue aussi incontestable et aussi imparable qu'aujourd'hui, au-dehors comme au-dedans de l'individu et de la société. La destruction de la nature, des vies et des biens se double d'une recrudescence, ou simplement d'une manifestation plus patente, des désordres dont la psychiatrie raffine le diagnostic : psychose, dépression, manie, borderline, fausses personnalités, etc.
    Autant les cataclysmes politiques et militaires sont terribles et défient la pensée par la monstruosité de leur violence (celle d'un camp de concentration ou d'une bombe atomique), autant la déflagration de l'identité psychique, d'une intensité non moins violente, demeure difficilement saisissable. Valéry en était déjà frappé lorsqu'il comparait ce désastre de l'esprit (consécutif à la Première Guerre mondiale mais , aussi, en amont, au nihilisme issu de la « mort de Dieu ») à ce que le physicien observe « dans un four porté à incandescence : si notre œil subsistait, il ne verrait rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeurerait et ne distinguerait les points de l'espace. Cette formidable énergie enfermée aboutirait à l'invisibilité, à l'égalité insensible. Une égalité de cette espèce n'est autre chose que le désordre à l'état parfait ». 
Un des enjeux majeurs de la littérature et de l'art est désormais situé dans cette invisibilité de la crise qui frappe l'identité de la personne, de la morale, de la religion ou de la politique. Crise à la fois religieuse et politique, elle trouve sa traduction radicale dans la crise de la signification. Désormais, la difficulté de nommer débouche non plus sur la « musique dans les lettres » (Mallarmé et Joyce étaient des croyants et des esthètes), mais sur l'illogisme et le silence. Après la parenthèse plutôt ludique et cependant toujours politiquement engagée du surréalisme, l'actualité de la Seconde Guerre mondiale a brutalisé les consciences par l'explosion de la mort et de la folie qu'aucun barrage, idéologique ou esthétique, ne paraissait plus pouvoir contenir, Il s'agissait d'une pression ayant trouvé au sein de la douleur psychique sa répercussion intime et inévitable. Elle fut ressentie comme une urgence inéluctable, sans pour autant cesser d'être invisible, irreprésentable. En quel sens ?
A. Dürer, "l'Apocalypse"
    S'il est encore possible de parler de « rien » lorsque l'on, tente de capter les méandres infimes de la douleur et de la mort psychique, sommes-nous toujours devant rien face aux chambres à gaz, à la bombe atomique ou au goulag ? Nï l'aspect spectaculaire de l'explosion de la mort dans l'uniers de la Seconde Guerre mondiale ni la dissolution de l'identité consciente et du comportement rationnel échouant dans les manifestations asilaires de la psychose, elles aussi souvent spectaculaires, ne sont en cause. Ce que ces spectacles, monstrueux et douloureux, mettent à mal, ce sont nos appareils de perception et de représentation. Comme excédés ou détruits par une vague trop puissante, nos moyens symboliques se trouvent évidés, quasi anéantis, pétrifiés. Au bord du silence émerge le mot « rien », défense pudique face à tant de désordre, interne et externe, incommensurable. Jamais cataclysme n'a été plus apocalyptiquement exorbitant, jamais sa représentation n'a été prise en charge par si peu de moyens symboliques.
    Certains courants religieux ont eu le sentiment qu'à tant d'horreur seul le silence convient, et que la mort doit se retrancher de la parole vivante pour ne s'évoquer qu'en oblique dans les failles et les non-dits d'un souci côtoyant la contrition. Une fascination pour le judaïsme, pour ne pas parler de flirt, s'imposa dans cette voie, révélant la culpabilité de toute une génération d'intellectuels face à l'antisémitisme et à la collaboration des premières années de guerre.
Une nouvelle rhétorique de l'apocalypse (étymologique, ment, apocalypso signifie dé-monstration, dé-couvrement par le regard, et s'oppose à aletheia, le dévoilement philosophique de la vérité) est apparue nécessaire pour faire advenir la vision de ce rien cependant monstrueux, de cette monstruosité qui aveugle et impose le silence. Cette nouvelle rhétorique apocalyptique s'est réalisée en deux extrêmes apparemment opposés et qui, souvent, se complètent : la profusion des images et la rétention de la parole.
D'une part, l'art de l'image excelle dans la monstration brute de la monstruosité : le cinéma demeure l'art suprême de l'apocalyptique quels qu'en soient les raffinements, tant l'image a le pouvoir de « nous faire marcher dans la peur »,comme l'avait déjà vu saint Augustin. D'autre part, l'a verbal et pictural se fait « recherche inquiète et infinie sa source ». De Heidegger à Blanchot évoquant Hölderlin et Mallarmé et en passant par les surréalistes , on constate que le poète — sans doute minorisé, dans le monde moderne, par la domination politique — se retourne vers sa demeure propre qu'est le langage, et déploie ses ressources plutôt que d'attaquer naïvement la représentation d'un objet externe. La mélancolie devient le moteur secret d'une nouvelle rhétorique : il s'agira cette fois de suivre le mal-être pas à pas, cliniquement presque, sans jamais le su monter. 
    Dans cette dichotomie image/parole, il revient au cinéma d'étaler la grossièreté de l'horreur ou les schémas externes du plaisir, alors que la littérature s'intériorise et se retire du monde dans le sillage de la crise de la pensée. Invertie dans son propre formalisme et plus lucide en cela que l'engagement enthousiaste et l'érotique libertairement adolescent des existentialistes, la littérature moderne après-guerre s'engage cependant dans une voie ardue. Sa quête de l'invisible, peut-être métaphysiquement motivée par l'ambition de rester fidèle à l'intensité de l'horreur jusqu'à l'exactitude ultime des mots, devient imperceptible et progressivement asociale, antidémonstrative, mais aussi, et à force d'être antispectaculaire, inintéressante. L'art médiatique d'u part, l'aventure du nouveau roman d'autre part, illustre ces deux bords.

Une esthétique de la maladresse

    L'expérience de Marguerite Duras semble être moins celle d'une « oeuvre vers l'origine de l'oeuvre » comme l'avait souhaité Blanchot, qu'un affrontement avec le « rien » de Valéry : ce « rien » qu'impose à une conscience troublée l'horreur de la Seconde Guerre mondiale et, indépendamment d'elle mais en parallèle, le malaise psychique de l'individu dû aux chocs secrets de la biologie, de la famille, des autres.
    L'écriture de Duras ne s'auto-analyse pas en cherchant ses sources dans la musique sous les lettres ou dans la défaite de la logique du récit. Si recherche formelle il y a, elle est subordonnée à l'affrontement au silence de l'horreur en soi et dans le monde. Cette confrontation la conduit à une esthétique de la maladresse d'une part, à une littérature non cathartique d'autre part.
    La rhétorique apprêtée de la littérature et même la rhétorique usuelle du parler quotidien semblent toujours que!que peu en fête. Comment dire la vérité de la douleur, sinon en mettant en échec cette fête rhétorique, en la gauchissant, en la faisant grincer, en la rendant contrainte et boiteuse ?
    Il y a cependant du charme dans ces phrases étirées, sans grâce sonore et dont le verbe semble oublier le sujet (« Son élégance et dans le repos, et dans le mouvement, raconte Tatiana, inquiétait ») ou qui tournent court, à bout de souffle, à bout de complément d'objet ou d'adjectif (« Puis, tout en restant très silencieuse, elle recommença à demander à manger, qu 'on ouvrît la fenêtre, le sommeil » et : « C'en sont là les derniers faits voyants »).
Souvent on se heurte à des ajouts de demière minute entassés dans une proposition qui ne les avait pas prévus, mais à laquelle ils apportent tout son sens, la surprise (« ... le désir qu 'il aimait des petites filles pas tout à fait grandies, tristes, impudiques, et sans voix ». « Leur union est faite d'insensibilité, d'un manière qui est générale et qu'ils appréhendent momentanément, toute préférence en est bannie »). Ou bien à ces mots trop savants et superlatifs, ou trop banals au contraire et trop usés, disant une grandiloquence figée, artificielle et maladive : « Je ne sais pas. Je ne sais quelque chose que sur l'immobilité de la vie. Donc, lorsque celle-ci se brise, je le sais » (p. 130). « Quand vous avez pleuré, c'était sur vous seul et non sur l'admirable impossibilité de la rejoindre à travers la différence qui vous sépare. » (La Maladie de la mort, p. 56)
    Il ne s'agit pas d'un discours parlé, mais d'une parole surfaite à force d'être défaite, comme on est démaquillée ou déshabillée sans être négligée, mais parce qu'on est forcée par quelque maladie insurmontable et pourtant grosse de plaisir qui captive et défie. Cependant et peut-être pour cela même, cette parole faussée sonne insolite, inattendue et surtout douloureuse. Une séduction malaisée vous entraîne dans les défaillances des personnages ou de la narratrice, dans ce rien, dans l'insignifiable de la maladie sans paroxysme tragique ni beauté, une douleur dont il ne reste que la tension. La maladresse stylistique serait le discours de la douleur émoussée.A cette exagération silencieuse ou précieuse de la parole, à sa défaillance tendue en corde raide sur la souffrance, vient suppléer le cinéma. Recourir à la représentation théâtrale mais surtout à l'image cinématographique, conduit nécessairement à une profusion immaîtrisable d'associations, de richesses ou de pauvretés sémantiques et sentimentales au gré du spectateur. S'il est vrai que les images ne réparent pas les maladresses stylistiques verbales, elles les noient cependant dans l'indicible : le « rien » devient indécidable et le silence fait rêver. Art collectif même si la scénariste parvient vient à le contrôler, le cinéma ajoute aux indications frugales de l'auteur (qui protège sans cesse un secret maladif au creux d'une intrigue de plus en plus insaisissable dans le texte) les volumes et les combinaisons, forcément spectaculaires, des corps, des gestes, des voix des acteurs, des décors, des lumières, des producteurs, de tous ceux dont le métier est de montrer. Si Duras utilise le cinéma pour user jusqu'à l'éblouissement de l'invisible sa force spectaculaire en la submergeant de mots elliptiques et de sons allusifs, elle l'utilise aussi pour son surplus de fascination qui remédie à la contraction du verbe. En multipliant ainsi le pouvoir de séduction de ses personnages, leur maladie invisible devient à l'écran moins contagieuse à force d'être jouable : la dépression filmée apparaît un artifice étranger.
     On comprend désormais qu'il ne faut pas donner les livres de Duras aux lecteurs et lectrices fragiles. Qu'ils aillent voir les films et les pièces, ils retrouveront cette même maladie de la douleur mais tamisée, enrobée d'un charme rêveur qui l'adoucit et la rend aussi plus factice et inventée : une convention. Les livres, au contraire, nous font côtoyer la folie. Ils ne la montrent pas de loin, ils ne l'observent ni ne l'analysent pour en souffrir à distance dans l'espoir d'une issue, bon gré mal gré, un jour ou l'autre... Tout au contraire, les textes apprivoisent la maladie de la mort, ils font un avec elle, ils y sont de plain-pied, sans distance et sans échappée, Aucune purification ne nous attend à la sortie de ces romans au ras de la maladie, ni celle d'un mieux-être, ni la promesse d'un au-delà, ni même la beauté enchanteresse d'un style ou d'une ironie qui constituerait une prime de plaisir en sus du mal révélé.


Julia Kristeva, "VIII, La maladie de la douleur : Duras" in Soleil noir : Dépression et mélancolie, Folio, 1987, pp. 229-235 















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