Michel de Certeau, La Faiblesse de croire : « Extase blanche »

Ribera, « Saint-Jérôme » (1643)
« Écoutez-moi bien, ce qui est réellement irrationnel et ce qui n'a vraiment pas d'explication, ce n'est pas le mal, au contraire : c'est le bien. Voilà pourquoi il y a longtemps que les dictateurs, chanceliers et autres usurpateurs attitrés ne m'intéressent plus, quoique vous puissiez dire d'intéressant à propos de leur monde spirituel, non, au lieu de la vie des dictateurs, il y a très longtemps que m'intéresse exclusivement la vie des saints. »
Imre Kertész, Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas, Actes Sud, 1995, p. 53
     Le fou et le mystique ont en commun l'extase. Elle leur donne accès à un monde étranger à tous. « Extase blanche» de Michel de Certeau fait le portrait de ces marcheurs millénaires qui se sont mis en route pour voir Dieu. Or, "voir Dieu, c'est finalement ne rien voir [...] c'est participer à une visibilité universelle" qui annihile nos modes de perception habituels. Quelque chose leur a été révélé sous la forme d'une apocalypse (étymologiquement "découvrement par le regard, par opposition à l'alétheia, le dévoilement philosophique de la vérité" nous rappelle Kristeva). Cette vérité, ils l'ont éprouvée dans leur corps mais ne peuvent la transmettre... 
Ce texte fait justement pendant à celui de Kristeva publié ce matin. C'est que Marcel ne peut s'empêcher de voir dans le personnage de Lol V. Stein un de ces effarés. Comme eux, elle a vu une scène adorable qu'elle veut revoir indéfiniment. C'est une expérience mystique en un sens.  On ne sait plus qui voit et qui est vu, c'est « l'éblouissement de la fin ; une absorption des objets et des sujets dans l'acte de voir. » Aussi le thème du regard prend-il, comme chez Racine, une dimension métaphysique, et l'errance de Lol un long calvaire à la recherche de cet acte délié, absolu qui abolit la différence entre le voyant et le vu.

Pour mémoire : Michel de Certeau (1925-1986) est un philosophe, théologien, anthropologue et historien.  Spécialiste de la pensée mystique, ordonné prêtre en 1956, il est aussi cofondateur de l'école freudienne de Paris. La Faiblesse de croire, paru chez Seuil en 1987 est un ouvrage posthume qui rassemble des articles écrits entre 1964 et 1983. «Extase blanche » ferme l'ouvrage. Ce curieux texte, que son auteur hésita longtemps à publier, peut être lu comme une espèce de testament.


EXTASE BLANCHE

      "Comment vous expliquer ? dit le moine Syméon à son visiteur, qui arrivait de Panoptie (un pays lointain, Syméon n'aurait pu décrire où c'était, il ne connaissait que ses montagnes). Comment décrire le but exorbitant de la marche millénaire, plusieurs fois millénaire, des voyageurs qui se sont mis en route pour voir Dieu ? Je suis vieux et je ne sais toujours pas. Nos auteurs en parlent pourtant beaucoup. Ils racontent des merveilles, qui vous sembleront peut-être plus inquétantes qu'éclairantes. D'après ce qu'ils écrivent - je répète ce qu'ils ont eux-mêmes reçu, disent-ils, d'une tradition ancienne qui remonte à qui ? allez savoir ! -, la vision coïncide avec l'évanouissement des choses vues. Ils séparent ce qui nous paraît ne faire qu'un : l'acte de voir et les choses qu'on voit. Ils affirment que plus il y a de vision, moins il y a de choses vues, que l'une croît à mesure que les autres s'effacent. Nous supposons, nous, que la vue s'améliore en conquérant des objets. Pour eux, elle se parfait en les perdant. Voir Dieu, c'est finalement ne rien voir, c'est ne percevoir aucune chose particulière, c'est participer à une visibilité universelle qui ne comporte plus le découpage de scènes singulières, multiples, fragmentaires et mobiles dont sont faites nos perceptions.
      Vous allez peut-être penser que le paradoxe opposant "voir" aux objets vus a des airs de tromperie et qu'en réalité une meilleure vision doit nécessairement diminuer le nombre de choses qu'on ne voit pas. Pour ces auteurs, cela ne fait pas de différence, car les objets ne s'aperçoivent qu'en se distinguant de ce qui est invisible. Supprimez ce que vous ne voyez pas, et vous supprimez aussi ce que vous voyez. Alors se crée un grand éblouissement aveugle, extinction des choses vues.
      Voir est dévorant. Les choses que nous voyons sont moins les emblèmes de ses victoires que des limites à son expansion. Elles nous protègent, tels des esquifs dont les bords fragiles arrêtent - mais pour combien de temps ? - son océanique avancée. Les peintres savent le danger. Ils jouent avec ce feu. Vous devez connaître aussi, chez vous, ceux qui entourent d'un trait lumineux certains objets opaques, à la manière dont la blancheur d'une vague limite sur le rivage l'omnipotence solaire de la mer. Il y a ceux qui combattent la clarté en y jetant des ombres. Mais parmi les peintres, il y a également les captifs de la passion de voir ; ils livrent des choses à la lumière et ils les perdent, naufragées dans la visibilité. Au fond, nous sommes tous des peintres, même si nous ne construisons pas des théâtres où se déroule cette lutte entre le voir et les choses. Certains résistent à cette fascination vorace ; d'autres n'y cèdent qu'un moment, saisis d'une vision qui ne sait plus ce qu'elle perçoit; beaucoup se hâtent - inconscients ? - vers l'extase qui sera la fin de leur monde.
      Vous semblez surpris. C'est vrai, il est terrible de voir. L'Ecriture dit qu'on ne peut voir Dieu sans mourir. Elle signifie sans doute par là que voir suppose l'anéantissement de toute chose vue. Dois-je vous avouer que je suis, moi aussi, pris de crainte ? Avec l'âge, avec la mesquinerie que le grand âge apprend, je m'attache de plus en plus aux secrets, aux détails têtus, aux taches d'ombre qui défendent les choses, et nous-mêmes, contre une transparence universelle. Je me retiens à ces minuscules débris de la nuit. Les misères mêmes que multiplie la vieillesse deviennent précieuses parce qu'elles freinent, elles aussi, la marche de la lumière. Je ne parle pas de la douleur, car elle n'est à personne. Elle éclaire trop. Souffrir éblouit. C'est déjà voir, tout comme il n'y a de visionnaires que privés de soi et des choses par la fascination des malheurs qui visitent le pays. Non, je parle d'intimités bizarres, là au ventre, ici à la tête, le tremblé, la crispation, la difformité, la brusquerie bête d'un corps inconnu d'autrui. Qui oserait les livrer ? Qui voudrait nous en désapprivoiser ? Elles nous préservent d'étranges retraites. ce sont nos bribes d'histoire, des rites secrets, des ruses et des habitudes avec des ombres tapies en des lieux cachés du corps. Mais vous êtes trop jeune pour connaître les usages de ce temps clandestin.
      Revenons à nos auteurs. Ils ne mâchent pas les mots. Ils savent, disent-ils, de quoi il est question : c'est un nivellement de l'histoire, une eschatologie blanche, qui supprime et "confond" tous les secrets. Au "tohu-bohu" initial qui précédait toute distinction d'après le premier chapitre de la Genèse, ils semblent opposer un effacement ultime de toutes choses en la lumière, "universelle et confuse", de la vision. Pour la désigner, ils utilisent plutôt le verbe "voir", qui nomme un acteur toujours opérant. Par exemple, ils diront : Dieu est Voir. D'où leur manière de s'exprimer, un peu étrange pour nous. D'après leurs explications, le sujet et le complément de ce verbe ne sont pas stables ; ils tournent autour de lui. On peut dire : "Nous voyons Dieu", ou "Dieu nous voit". cela revient au même. Le sujet et l'objet se remplacent, interchangeables et inassurés, aspirés par un verbe dominateur. Qui voit ? Qui est vu ? On ne sait plus. Seule demeure l'acte, délié, absolu. Il fusionne en lui sujets voyants et objets vus. Comment pourrait-il en être autrement ? La différence entre voyant et vu ne tient plus, si aucun secret ne met le voyant à distance de ce qu'il voit, si aucune obscurité ne lui sert de refuge d'où constituer devant lui une scène, s'il n'y a plus de nuit dont se détache une représentation.
Le Bernin, L'extase de Sainte-Thérèse, (1647-1652)
      Voilà ce que serait l'éblouissement de la fin ; une absorption des objets et des sujets dans l'acte de voir. Aucune violence, mais le seul déploiement de la présence. Ni pli ni trou. Rien de caché et donc rien de visible. Une lumière sans limites, sans différence, neutre en quelque sorte et continue. Il n'est possible d'en parler que relativement à nos chères activités, qui s'y anéantissent. Il n'y a plus de lecture là où les signes ne sont plus éloignés et privés de ce qu'ils désignent. Il n'y a plus d'interprétation si aucun secret ne la soutient et ne l'appelle. Il n'y a plus de paroles si aucune absence ne fonde l'attente qu'elles articulent. Nos travaux s'engloutissent doucement dans cette extase silencieuse. Sans catastrophe et sans bruit, simplement devenu vain, notre monde, immense appareil né de nos obscurités, finit.

      Il est compréhensible que la peur se mêle à la fascination chez les marcheurs parties en quête de la vision. Quel pressentiment les précipite vers la clarté ? Je suis partagé et je ne sais pas bien dire. Tantôt j'ai des pensées mauvaises. Je m'imagine que ces pélerins cherchent ce qu'ils sont assurés de ne pas trouver. Et puis, voilà, un beau jour, un jour aveuglant, ça leur arrive. S'ils s'en tirent, ils portent désormais cette mort éblouie, muets d'avoir vu à leur insu. Tantôt je me laisse prendre moi-même au désir de voir, comme tout le monde je suppose. J'oublie les avertissements de nos auteurs, car tout compte fait, en écrivant sur cette chose sublime et terrible, ils s'en protégeaient et ils nous mettent en garde. Alors s'insinue la captation de ce qui est sans nous, la blancheur qui excède toute division, l'extase qui tue la conscience et éteint les spectacles, une mort illuminée - un "heureux naufrage", disent les Anciens.
      J'ai connu cela en mon pays, dit enfin le visiteur. L'expérience dont vous parlez y est banale. Tout y est déjà gagné par la clarté. Je voyageais en espérant découvrir un lieu, un temple, un ermitage où loger la vision. Mon pays se serait mué en une terre de secrets, par le seul fait d'être éloigné de la manifestation. Mais vos doutes me renvoient à ma plaine sans ombre. Il n'y a pas d'autre fin du monde." 





Michel de Certeau, La Faiblesse de croire, Seuil/Points, 1987, pp. 307-310

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