Jaccottet : « A partir du rien. Là est ma loi. Tout le reste : fumée lointaine. »

Ràfols Casamada, "lagune vénitienne" 1987

« Où nul ne peut demeurer ni entrer
Voilà vers quoi j'ai couru
La nuit venue
comme un pillard »


 Le poète Philippe Jaccottet s'est éteint il y a quelques jours et Marcel est tout triste quand il pense à cela. Il s'est éteint c'est bien le mot, au terme d'une longue et lumineuse existence consacrée à faire resplendir la beauté du monde ; et toujours discrètement, en déclinant toute autorité. C'est qu'il savait cet homme sincère que le moi doit se libérer de son encombrante histoire pour s'ouvrir largement à la vie elle-même, dans ce qu'elle a de plus élémentaire, de plus plein. Sa simplicité nous étonne, elle nous accueille, elle nous rend contents. Adieu Jaccottet, nous ne t’oublierons pas.

Pour mémoire : Philippe Jaccottet (1925-2021) est un poète, critique littéraire et traducteur suisse, français d'adoption. Choisissant de s'effacer derrière les choses, il "rêve d'écrire un poème qui serait aussi cristallin et aussi vivant qu'une oeuvre musicale". Il est l'auteur d'une importante oeuvre traduite, en particulier d'Hölderlin, de Musil et d'Homère.

J'aurais voulu parler sans images, simplement pousser la porte…
                      J'ai trop de crainte 
pour cela, d'incertitude, parfois de pitié :
On ne vit pas longtemps comme les oiseaux
Dans l'évidence du ciel,
                                     Et retombé à terre, 
on ne voit plus en est précisément que des images
Ou des rêves. (p. 255)

      L'attachement à soi augmente l'opacité de la vie. Un moment de vrai oubli, et tous les écrans les uns derrière les autres deviennent transparents, de sorte qu'on voit la clarté jusqu'au fond, aussi loin que la vue porte ; et du même coup plus rien ne pèse. Ainsi l'âme est vraiment changée un oiseau  (p. 107)

Autrefois,
Ràfols Casamada, "le chemin de Salomon", 1989
moi l'effrayé, l'ignorant, vivant à peine,
me couvrant d'images les yeux,
J'ai prétendu guider mourants et morts.

Moi, poète abrité,
épargné, souffrant à peine, 
aller tracer des routes jusque-là !

À présent, lampe soufflée,
main plus errante, qui tremble,
Je recommence lentement dans l'air. (p. 218)
 

      Beauté : perdue comme une graine, livrée aux vents, aux orages, ne faisant nul bruit, souvent perdue, toujours détruite ; mais elle persiste à fleurir, au hasard, ici, là, nourrie par l'ombre, par la terre funèbre, accueillie par la profondeur. Légère, frêle, presque invisible, apparemment sans force, exposée, abandonnée, livrée, obéissante — elle se lie à la chose lourde, immobile ; et une fleur s'ouvre au versant des montagnes. Cela est. Cela persiste contre le bruit, la sottise, tenace parmi le sang et la malédiction, dans la vie impossible à assumer, à vivre ; ainsi, l'esprit circule en dépit de tout, et nécessairement dérisoire, non payé, non probant. Ainsi, ainsi faut-il poursuivre, disséminer, risquer des mots, leur donner juste le poids voulu, ne jamais cesser jusqu'à la fin — contre, toujours contre soi et le monde, avant d'en arriver à dépasser l'opposition, justement à travers les mots — qui passent la limite, le
Ràfols Casamada, "Musique aquatique" 1986

mur, qui traversent, franchissent, ouvrent, et finalement parfois triomphent en parfum, en couleur — un instant, seulement un instant. A cela du moins je me raccroche, disant ce presque rien, ou disant seulement que je vais le dire, ce qui est encore un mouvement positif, meilleur que l'immobilité ou le mouvement de recul, de refus, de reniement. Le feu, le coq, l'aube : saint Pierre. De cela je me souviens. A la fin de la nuit, quand le feu brûle encore dans la chambre, et dehors se lève le jour et le coq chante, comme le chant même du feu s'arrachant à la nuit. « Et il pleura amèrement. » feu et larmes, aube et larmes.
       Cent fois je l'aurai dit : ce qui me reste est presque rien ; mais c'est comme une très petite porte par laquelle il faut passer, au-delà de laquelle rien ne prouve que l'espace ne soit pas aussi grand qu'on l'a rêvé. Il s'agit seulement de passer par la porte, et qu'elle ne se referme pas définitivement. (pp. 195-196) 

 

Et pour dernier office, enfin :
Replier seulement ces pages, ces étoffes
Et qu'on entende plus, né de ce soin,
qu'un froissement, très loin, de l'air. (p. 450)



 Philippe Jaccottet, L'Encre serait de l'ombre, notes, proses et poèmes choisis par l'auteur 1946-2008,  Poésie/Gallimard, 2011 




 

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