Michel Foucault : "Littérature et langage " ou Qu'est-ce que la littérature ? (pdf)

     
David Dalla Venezia, "sans titre", 2008
« 
la littérature, c'est un langage transgressif, c'est un langage mortel, répétitif, redoublé, le langage du livre même. Dans la littérature, il n'y a qu'un sujet qui parle, un seul parle, et c'est le livre, cette chose que Cervantès, vous vous souvenez, avait tellement voulu brûler, le livre, cette chose dont Diderot avait voulu, dans Jacques le Fataliste, si souvent s'échapper, le livre, cette chose dans laquelle Sade a été, vous le savez, enfermé, et dans laquelle nous autres, nous sommes aussi, enfermés. » (Michel Foucault, "Littérature et langage"

  


      C'est en lisant l'introduction du dernier livre d'Alexandre Gefen (L'idée de littérature, Corti, 2021) que Marcel découvre l'existence de cette conférence de Michel Foucault prononcée à Bruxelles en 1964. L'auteur s'y risque, après tant d'autres, à l'impossible exercice de définition de la littérature. 
            Encore très influencé par la pensée de Georges Bataille et de Maurice Blanchot, Foucault articule le langage, l'oeuvre et la littérature pour définir l'oeuvre littéraire à l'aide trois concepts fondamentaux : la transgression, la mort et le simulacre. Se frayant chemin entre le désir de destruction et l'épaisseur de la bibliothèque, la littérature au sens moderne naitrait en renonçant à traduire le langage de l'origine ( dicté par Dieu, la nature) pour répéter ce qui a déjà été écrit et ce dans l'espoir insensé que sa parole répète et anéantisse en même temps tous les autres livres. 
     
       Cette conception absolue, mallarméenne, on en mesure aujourd'hui le fatal éloignement. À l'heure de l'émergence d'une littérature d'intervention, la littérature se met au contraire volontiers au service de la dénonciation des injustices et des violences ; elle assume et même revendique sa fonction morale et politique. Aussi La lecture de ce beau texte de Foucault cherchant, en 1964, à cerner au plus près l'essence de l'oeuvre littéraire, éclaire-t-elle d'outre-tombe la crise théorique (1) à laquelle nous sommes en train d'assister, puisque s'agissant de littérature, il n'est plus question aujourd'hui de transgression ni de pureté formelle. 

(1) : Le livre d'Alexandre Gefen propose justement de rendre compte de cette crise théorique qui nous fait basculer de l'idée d'une littérature définie par son intransitivité et son autonomie vers des écritures contemporaines volontiers sociales et politiques, du culte du texte aux écritures hors du livre, de la pureté générique vers son métissage avec d'autres domaines — l'histoire, le journalisme, les sciences sociales, les sciences de la nature.

« Littérature et langage »
(première séance)


        La question désormais célèbre « Qu'est-ce que la littérature ? », vous savez qu'elle est associée pour nous à l'exercice même de la littérature, comme si cette question n'était pas posée après coup par une tierce personne s'interrogeant sur un objet étrange et qui lui serait extérieur, mais comme si elle avait son lieu d'origine exactement dans la littérature, comme si poser la question « Qu'est-ce que la littérature ? » ne faisait qu'une seule et même chose avec l'acte même d'écrire.
        « Qu'est-ce que la littérature ? », ce n'est pas du tout une question de critique, ce n'est pas du tout une question d'historien, de sociologue, s'interrogeant devant un certain fait de langage. C'est en quelque sorte un creux qui est ouvert dans la littérature, un creux où elle aurait à se loger et probablement à recueillir tout son être.
        Il y a cependant un paradoxe, en tout cas une difficulté. Je viens de dire que la littérature se loge dans la question « Qu'est-ce que la littérature ? ». Mais, après tout, cette question est fort récente ; elle est à Peine plus ancienne que nous. En somme, la question : « qu’est-ce que la littérature ? », on peut dire en gros que c’est depuis cet événement qu'a été l'œuvre de Mallarmé qu’elle est venue jusqu'à nous et qu'elle a pu se formuler. Alors que la littérature, elle, n'a pas d'âge, elle pas plus de chronologie ou d'état civil que le  humain lui-même.
        Cependant je ne suis pas sûr que la littérature elle-même soit aussi ancienne qu'on a l'habitude de le dire. Bien sûr il y a des millénaires que quelque chose existe que rétrospectivement nous avons l'habitude d’appeler « la littérature ».

David Dalla Venezia, 2007
  
     
Je crois que c'est cela justement qu'il faudrait questionner. II n'est pas si sûr que Dante ou Cervantès ou Euripide, cela soit de la littérature. Ils appartiennent bien sûr à la littérature, cela veut dire qu'ils font partie actuellement de notre littérature actuelle, et ils font partie de la littérature grâce à un certain rapport qui ne concerne en fait que nous. Ils font partie de notre littérature, ils ne font pas partie de la leur, pour l'excellente raison que la littérature grecque, cela n'existe pas, la littérature latine, cela n'existe pas. Autrement dit, si le rapport de l'œuvre d'Euripide à notre langage est bien littérature, le rapport de cette même œuvre au langage grec n'était certainement pas de la littérature. C'est pourquoi je voudrais distinguer bien clairement trois choses.
        D'abord il y a le langage. Le langage c'est, vous le savez, le murmure de tout ce qui est prononcé, et puis c'est en même temps ce système transparent qui fait que, quand nous parlons, nous sommes compris, bref, le langage c'est à la fois tout le fait des paroles accumulées dans l'histoire, et puis le système même de la langue.
        Voilà donc d'un côté le langage. D'un autre côté il y a les œuvres, disons qu'il y a cette chose étrange à l'intérieur du langage, cette configuration de langage qui s'arrête sur soi, qui s'immobilise, qui constitue un espace qui lui est propre, et qui retient dans cet espace l'écoulement du murmure, qui épaissit la transparence des signes et des mots, et qui dresse ainsi un certain volume opaque, probablement énigmatique, et c’est cela en somme qui constitue une œuvre.
    Et puis il y a un troisième terme, qui n'est exactement ni l’œuvre ni le langage, ce troisième terme c'est la littérature.
    La littérature ce n'est pas la forme générale de toute œuvre de langage, ce n'est pas non plus le lieu universel où se situe l'œuvre de langage. C'est en quelque sorte un troisième terme, le sommet d'un triangle, par lequel passe le rapport du langage à l'œuvre et de l'œuvre au langage.
        Je crois que c'est un rapport de ce genre qui est désigné par le mot de « littérature » dans son acception classique ; « littérature » au XVIIe siècle voulait tout simplement désigner la familiarité que quelqu'un pouvait avoir avec les œuvres de langage, l'usage, la fréquentation par laquelle il récupérait au niveau de son langage quotidien ce qui était en soi et pour soi une œuvre. Ce rapport qui constituait la littérature à l'époque classique n'était qu'une affaire de mémoire, de familiarité, de savoir, c'était une affaire d'accueil.
        Or ce rapport entre le langage et l'œuvre, ce rapport qui passe par la littérature, a cessé à partir d'un certain moment d'être un rapport purement passif de savoir et de mémoire, il est devenu un rapport actif, pratique, par là même un rapport obscur et profond entre l'œuvre au moment de se faire, et le langage lui-même ; ou encore entre le langage au moment de sa transformation et l'œuvre qu'il est en train de devenir. Ce moment où la littérature est devenue le troisième terme actif dans le triangle qui se constitue ainsi, ce moment c'est évidemment le début du xrxe siècle, ou la fin du lorsque, au voisinage de Chateaubriand, de Mme de Staël, de La Harpe, le XVIIe se détourne de nous, renferme sur soi et emporte avec soi quelque chose qui nous est dérobé maintenant, mais qui demeure à penser sans doute si nous voulons penser ce que c'est que la littérature. 
        On a l'habitude de dire que la conscience critique, inquiétude réfléchissante sur ce que c'est que la littérature s'est introduite très tard, et en quelque sorte dans la raréfaction, dans le tarissement de l'œuvre ; au moment où, pour des raisons purement historiques, la littérature n'a plus été capable de se donner d'autre objet qu'elle-même. À vrai dire, il me semble que le rapport de la littérature à soi, la question sur ce qu'elle est, faisait dès l'origine partie de sa triangulation de naissance. La littérature n'est pas le fait pour un langage de se transformer en œuvre, ce n'est pas non plus le fait pour une œuvre d'être fabriquée avec du langage, la littérature, c'est un troisième point, différent du langage et différent de l'œuvre, un troisième point qui est extérieur à leur ligne droite et qui par là même dessine un espace vide, une blancheur essentielle où naît la question « Qu'est-ce que la littérature ? », une blancheur essentielle qui est cette question même. Celle-ci par conséquent, cette question, ne se superpose pas à la littérature, elle ne s'ajoute pas par une conscience critique supplémentaire à la littérature, elle est l'être même de la littérature, originairement écartelé et fracturé.

        
David Dalla Venezia, "sans titre", 2007

A vrai dire je n'ai pas le projet de vous parler de quoi que ce soit, ni de l'œuvre, ni de la littérature, ni du langage. Mais je voudrais placer en quelque sorte mon langage, qui malheureusement n'est ni œuvre ni littérature, je voudrais le placer dans cette distance, dans cet écart, dans ce triangle, dans cette dispersion d'origine où l'œuvre, la littérature et le langage s'éblouissent les uns les autres, je veux dire s'illuminent et s'aveuglent les uns les autres, pour que peut-être, grâce à cela, quelque chose de leur être sournoisement vienne jusqu'à nous. Peut-être serez-vous un peu choqués et déçus du peu que j'ai à vous dire.
        Mais ce peu j'aimerais beaucoup que vous y prêtiez attention, car je voudrais que parvienne jusqu'à vous ce creux du langage qui ne cesse de creuser la littérature depuis qu'il existe, c'est-à-dire depuis le XIXe siècle. Je voudrais que vous apparaisse au moins la nécessité de vous débarrasser d’une idée toute faite, d’une idée que cette littérature précisément s'est faite d'elle-même, et cette idée c'est : que la littérature est un langage, un texte fait de mots, de mots comme les autres, mais des mots qui sont suffisamment et tellement choisis et arrangés que, à travers ces mots passe quelque chose qui est un ineffable.
        Il me semble que c'est tout le contraire, que la littérature n'est pas faite du tout d'un ineffable, elle est faite d'un non-ineffable, de quelque chose que l'on pourrait par conséquent appeler, au sens strict et originaire du terme, « fable ». Elle est donc faite d'une fable, de quelque chose qui est à dire et qui peut être dit, mais cette fable est dite dans un langage qui est absence, qui est meurtre, qui est dédoublement, qui est simulacre, grâce à quoi il me semble qu'un discours sur la littérature est possible, un discours qui serait autre chose que ces allusions dont on nous a rebattu les oreilles depuis maintenant des centaines d'années, ces allusions au silence, au secret, à l'indicible, aux modulations du cœur, finalement à tous ces prestiges de l'individualité où la critique, jusqu'à ces derniers temps, avait abrité son inconsistance.
        La première constatation est que la littérature n’est pas ce fait brut de langage, qui se laisse pénétrer par la question subtile secondaire, de son essence et de son droit à l'existence. La littérature en elle-même, c'est une distance creusée à l'intérieur du langage, une distance qui est sans cesse parcourue et qui n'est jamais réellement franchie, enfin la littérature c'est une sorte de langage qui oscille sur lui-même, une sorte de vibration sur place. Encore ces mots d'oscillation et de vibrations sont-ils insuffisants et assez mal ajustés, parce qu'ils laissent supposer qu'il y a deux pôles, que la littérature est à la fois de la littérature et puis tout de même du langage, et qu'il y aurait entre la littérature et le langage comme une hésitation. En fait, le rapport à la littérature est pris tout entier dans l'épaisseur absolument immobile, sans mouvement, de l'œuvre, et en même temps ce rapport est ce par quoi l'œuvre et la littérature s'esquivent l'une dans l'autre.
        Car l'œuvre, en un sens, quand est-ce qu'elle est littérature ? Le paradoxe de l'œuvre, c'est précisément cela, qu'elle n'est littérature qu'à l'instant même de son commencement, dès sa première phrase, dès la page blanche. Sans doute n'est-elle réellement littérature qu'en ce moment et sur cette surface, dans le rituel préalable qui trace aux mots leur espace de consécration. Et par conséquent, dès que cette page blanche commence à être emplie, dès que les mots commencent à se transcrire sur cette surface qui est encore vierge, à ce moment-là, chaque mot est en quelque sorte absolument décevant par rapport à la littérature, car il n'y a aucun mot qui appartienne par essence, par droit de nature, à la littérature. En fait, dès qu'un mot est écrit sur la page blanche, qui doit être la page de littérature, à partir de ce moment-là ce n'est déjà plus de la littérature, c'est-à-dire que chaque mot réel est en quelque sorte une transgression, qui fait par rapport à l'essence pure, blanche, vide, sacrée de la littérature une transgression, qui fait de toute l'œuvre non pas du tout l'accomplissement de la littérature, mais sa rupture, sa chute, son effraction. C'est une effraction que tout mot, sans statut ni prestige littéraire, c'est une effraction que tout mot prosaïque ou quotidien, mais c'est une effraction également que tout mot dès qu'il est écrit.
        « Longtemps, je me suis couché de bonne heure. » C'est la première phrase de À la recherche du temps perdu. C'est bien en un sens une entrée dans la littérature, mais il est évident qu'il n'y a pas un seul de ces mots qui appartiennent à la littérature ; c'est une entrée dans la littérature non pas parce que cette phrase serait l'entrée en scène d'un langage tout armé des signes, du blason et des marques de la littérature, mais tout simplement parce que c'est l'irruption d'un langage tout court sur une page toute blanche, c'est l'irruption du langage sans signes ni armes, au seuil même de quelque chose que l'on ne verra jamais en chair, ces mots qui nous conduisent jusqu'au seuil d'une perpétuelle absence, qui sera la littérature.
        Il est d'ailleurs caractéristique que la littérature depuis qu'elle existe, la littérature depuis le xrxe siècle, depuis qu'elle a offert à la culture occidentale cette figure étrange sur laquelle nous nous interrogeons, il est caractéristique que la littérature se soit toujours donné une certaine tâche, et que cette tâche, ce soit précisément l'assassinat de la littérature. A partir du xrxe siècle, il ne s'agit plus du tout, entre les œuvres qui se succèdent, de ce rapport contesté, réversible, lui-même d'ailleurs fort intrigant, qui est le rapport de l'ancien au nouveau, et sur lequel toute la littérature classique s'est interrogée. Le rapport de succession qui apparaît à partir du XIXe siècle, c'est un rapport en quelque sorte beaucoup plus matinal, qui serait à la fois rapport d'achèvement de la littérature et de meurtre initial de la littérature. Baudelaire n'est pas au romantisme, Mallarmé n'est pas à Baudelaire, le surréalisme n'est pas à Mallarmé ce que Racine fut à Corneille, ou ce que Beaumarchais fut à Marivaux.
        En réalité, l'historicité qui apparaît au siècle dans le domaine de la littérature est une historicité d'un type tout à fait spécial et qu'on ne peut en aucun cas assimiler à celle qui a assuré la continuité ou la discontinuité de la littérature jusqu'au siècle. L'historicité de la littérature au XIXe siècle ne passe pas par le refus des autres œuvres, ou leur recul, ou leur accueil ; l'historicité de la littérature au XIXe siècle passe obligatoirement par le refus de la littérature elle-même, et ce refus de la littérature, il faut le prendre dans tout l'écheveau très complexe de ses négations. Chaque acte littéraire nouveau, que ce soit celui de Baudelaire, de Mallarmé, des surréalistes, peu importe, implique au moins, je crois, quatre négations, quatre refus, quatre tentatives d'assassinat : refuser d'abord la littérature des autres ; deuxièmement refuser aux autres le droit même à faire de la littérature, contester que les œuvres des autres soient de la littérature ; troisièmement se refuser à soi-même, se contester à soi-même le droit de faire de la littérature ; el enfin, quatrièmement, refuser de faire ou de dire autre chose dans l'usage du langage littéraire que le meurtre systématique, accompli, de la littérature.
        Donc on peut dire, je crois, qu'à partir du siècle tout acte littéraire se donne et prend conscience de lui-même comme une transgression de cette essence pure et inaccessible que serait la littérature. Et pourtant, en un autre sens, chaque mot, à partir du moment où il est écrit sur cette fameuse page blanche à propos de laquelle nous nous interrogeons, chaque mot pourtant fait signe. Il fait signe à quelque chose car il n'est pas comme un mot normal, comme un mot ordinaire. Il fait signe à quelque chose qui est la littérature ; chaque mot, à partir du moment où il est écrit sur celte page blanche de l'œuvre, est une sorte de clignotant qui cligne vers quelque chose que nous appelons la littérature. Car, à dire vrai, rien, dans une œuvre de langage, n'est semblable à ce qui se dit quotidiennement. Rien n'est du vrai langage, je vous mets au défi de trouver un seul passage d'une œuvre quelconque que l'on puisse dire emprunté réellement à la réalité du langage quotidien.
        Et quelquefois je sais bien que cela se produit, je sais bien qu'un certain nombre de gens ont prélevé des dialogues réels, quelquefois même enregistrés au magnétophone, comme Butor vient de faire pour sa description de San Marco, où il a collé sur la description même de la cathédrale les bandes magnétiques reproduisant le dialogue des gens qui visitaient la cathédrale et faisaient les commentaires dont les uns concernaient la cathédrale elle-même, et dont les autres concernaient la qualité des ice creams que l'on peut manger sur place.
        Mais l'existence d'un langage réel ainsi prélevé et introduit dans l’œuvre littéraire, quand cela se produit, ce n'est pas plus qu'un papier collé dans un tableau cubiste. Le papier collé, dans un tableau cubiste, il n'est pas là pour faire « vrai », il est là au contraire pour trouer en quelque sorte l'espace du tableau, et c'est de la même façon que le langage vrai, quand il est introduit réellement dans une œuvre littéraire, est placé là pour trouer l'espace du langage, pour lui donner en quelque sorte une dimension sagittale qui, en fait, ne lui appartiendrait pas naturellement. Si bien que l'œuvre n'existe finalement que dans la mesure où à chaque instant tous les mots sont tournés vers cette littérature, sont allumés par la littérature, et en même temps, l'œuvre n'existe que parce que cette littérature est en même temps conjurée et profanée, cette littérature qui pourtant soutient chacun de ces mots et dès le premier.
        On peut donc dire, si vous voulez, qu'au total, l'œuvre comme irruption disparaît et se dissout dans le murmure qu'est le ressassement de la littérature ; il n'y a pas d'œuvre qui ne devienne par là un fragment de littérature, un morceau qui n'existe que parce qu'il existe autour d'elle, en avant et en arrière, quelque chose comme la continuité de la littérature.
   
         Il me semble que ces deux aspects, de la profanation et puis de ce signe perpétuellement renouvelé de chaque mot vers la littérature, il me semble que ceci permettrait d'esquisser en quelque sorte deux figures exemplaires et paradigmatiques de ce qu'est la littérature, deux figures étrangères et qui peut- être pourtant s'appartiennent.
        L'une serait la figure de la transgression, la figure de la parole transgressive, et l'autre au contraire serait la figure de tous ces mots qui pointent et font signe vers la littérature ; d'un côté donc la parole de transgression, et d'un autre côté ce que j'appellerais le ressassement de la bibliothèque. L'une, c'est la figure de l'interdit, du langage à la limite, c'est la figure de l'écrivain enfermé ; l'autre au contraire, c'est l'espace des livres qui s'accumulent, qui s'adossent les uns aux autres, et dont chacun n'a que l'existence crénelée qui le découpe et le répète à l'infini sur le ciel de tous les livres possibles.
        Il est évident que Sade a articulé le premier, à la fin du siècle, la parole de transgression ; on peut même dire que son œuvre, c'est le point qui à la fois recueille et rend possible toute parole de transgression. L'œuvre de Sade, il n'y a aucun doute, c'est le seuil historique de la littérature. En un sens, vous savez que l'œuvre de Sade est un gigantesque pastiche. Il n'y a pas une seule phrase de Sade qui ne soit entièrement tournée vers quelque chose qui a été dit avant lui, par les philosophes du siècle, par Rousseau, il n'y a pas un seul épisode, pas une seule de ces scènes, insupportables, que Sade raconte qui ne soient pas en réalité le pastiche dérisoire, complètement profanateur, d'une scène d'un roman du XVIIIe siècle il suffit d'ailleurs de suivre le nom des personnages et on retrouve exactement de qui Sade a voulu faire le pastiche profanateur.
        C'est-à-dire que l'œuvre de Sade a la prétention, elle a eu la prétention, d'être l'effacement de toute la philosophie, de toute la littérature, de tout le langage qui ont pu lui être antérieur, et l'effacement de toute cette littérature dans la transgression d'une parole qui profanerait la page redevenue ainsi blanche. Quant à la nomination sans réticence, quant aux mouvements qui parcourent méticuleusement tous les possibles dans les fameuses scènes érotiques de Sade, ce n'est pas autre chose qu'une œuvre réduite à la seule parole de transgression, une œuvre qui en un sens efface toute parole jamais écrite, et par là même ouvre un espace vide, où la littérature moderne va avoir son lieu. Je crois que Sade, c'est le paradigme même de la littérature.
Et cette figure de Sade, qui est celle de la parole de transgression, elle a son double dans la figure du livre, du livre qui se maintient dans son éternité, elle a son double, son opposé dans la bibliothèque, c'est-à-dire dans l'existence horizontale de la littérature, cette existence qui n'est, à vrai dire, pas simple, qui n'est pas univoque, mais dont, je crois, le paradigme jumeau serait Chateaubriand.
        Il n'y a absolument aucun doute que, la contemporanéité de Sade et de Chateaubriand n'est pas un hasard dans la littérature. D'entrée de jeu, l'œuvre de Chateaubriand, dès sa première ligne, veut être un livre, elle veut se maintenir à ce niveau d'un murmure continu de la littérature, elle veut se transposer aussitôt dans cette espèce d'éternité poussiéreuse qu'est celle de la bibliothèque absolue. Toul de suite, elle vise à rejoindre l'être solide de la littérature, faisant ainsi reculer dans une sorte de préhistoire tout ce qui a pu être dit ou écrit avant lui, Chateaubriand. Si bien que, à quelques années près, on peut dire, je crois, que Chateaubriand et Sade constituent les deux seuils de la littérature contemporaine. Atala, ou les amours de deux sauvages dans le désert et La Nouvelle Justine, ou les Malheurs de la vertu ont vu le jour à peu près en même temps. Bien sûr, ce serait un jeu facile de les rapprocher ou de les opposer, mais ce qu'il faut tenter de comprendre, c'est le système même de leur appartenance, c'est le pli en quoi naît en ce moment, à la fin du XVIIIe siècle, au début du XIXe , dans de telles œuvres, dans de telles existences, l'expérience moderne de la littérature. Cette expérience, je crois qu'elle n'est pas dissociable de la transgression et de la mort, elle n'est pas dissociable de cette transgression dont Sade a fait toute sa vie et dont il a payé d'ailleurs ce prix de liberté que vous savez ; quant à la mort, vous savez également qu'elle a hanté Chateaubriand dès le moment où il a commencé à écrire, il était évident pour lui que la parole qu'il écrivait n'avait de sens que dans la mesure où il était en quelque sorte déjà mort, dans la mesure où cette parole flottait au-delà de sa vie et au-delà de son existence.
        Il me semble que cette transgression et ce passage par-delà la mort représentent deux grandes catégories de la littérature contemporaine. On pourrait dire si vous voulez que dans la littérature, dans cette forme de langage qui existe depuis le XIXe siècle, il n'y a que deux sujets réels, deux sujets parlants dans la littérature, c'est Œdipe pour la transgression, c'est Orphée pour la mort, et il n'y a que deux figures dont on parle, et auxquelles en même temps, à mi-voix, et comme de biais, on s'adresse, ces deux figures, c'est la figure de Jocaste profanée, c'est la figure d'Eurydice perdue et retrouvée. Il me semble que ces deux catégories, donc, de la transgression et de la mort, si vous voulez de l'interdit et de la bibliothèque, distribuent à peu près ce qu'on pourrait appeler l'espace propre de la littérature. C'est en tout cas depuis ce lieu que quelque chose comme la littérature nous vient. Il est important de se rendre compte que la littérature, l'œuvre littéraire, ne vient pas d'une sorte de blancheur d'avant le langage, mais justement du ressassement de la bibliothèque, de l'impureté déjà meurtrière du mot, et c'est à partir de ce moment-là que le langage réellement nous fait signe et fait signe en même temps vers la littérature.
      
David Dalla Venezia, 2000

 
L'œuvre fait signe à la littérature, cela veut dire quoi ? Cela veut dire que l'œuvre appelle la littérature, qu'elle lui donne des gages, qu'elle s'impose à elle-même un certain nombre de marques qui prouvent à elle-même et aux autres qu'elle est bien de la littérature. Ces signes, réels, par lesquels chaque mot, chaque phrase indiquent qu'ils appartiennent à la littérature, c'est ce que la critique récente, depuis Roland Barthes, appelle l'écriture.
        Cette écriture fait de toute œuvre, en quelque sorte, une petite représentation, comme un modèle concret de la littérature. Elle détient l'essence de la littérature, mais elle en donne en même temps l'image visible, réelle. En ce sens on peut dire que toute œuvre dit non seulement ce qu'elle dit, ce qu'elle raconte, son histoire, sa fable, mais, de plus, elle dit ce qu'est la littérature. Seulement elle ne le dit pas en deux temps, un temps pour le contenu et un temps pour la rhétorique ; elle le dit dans une unité. Cette unité, elle est signalée précisément par le fait que la rhétorique, à la fin du XVIIIe siècle, a disparu.
        La rhétorique a disparu, cela veut dire que la littérature est chargée, à partir de cette disparition, de définir elle-même les signes et les jeux par lesquels elle va être, précisément, littérature. On peut donc dire, si vous voulez, que la littérature, telle qu'elle existe depuis la disparition de la rhétorique, n'aura pas pour tâche de raconter quelque chose, puis d'y ajouter les signes manifestes et visibles que c'est de la littérature — les signes de la rhétorique —, elle va être obligée d'avoir un langage unique, et pourtant un langage dédoublé, puisque, tout en disant une histoire, tout en racontant quelque chose, elle devra à chaque instant montrer et rendre visible ce qu'est la littérature, ce qu'est le langage de la littérature, puisque la rhétorique a disparu, qui était autrefois chargée de dire ce que devait être un beau langage.
        On peut donc dire que la littérature est un langage qui est à la fois unique et soumis à la loi du double ; il se passe pour la littérature ce qui se passait pour le double, chez Dostoïevski , cette distance déjà donnée dans la brume et dans le soir, cette autre figure par laquelle on ne cesse, au détour des rues, d'être doublé et qui pourtant vient aussi bien à la rencontre du promeneur, et ceci jusqu'à la panique, qui fait reconnaître au moment où on se trouve juste en face de lui, le double.
        C'est un jeu semblable qui se produit entre l'œuvre et la littérature, l'œuvre va sans cesse au-devant de la littérature, la littérature est cette espèce de double qui se promène devant l'œuvre, l'œuvre ne la reconnaît jamais, la croise pourtant sans arrêt, mais justement, il manque toujours ce moment de panique que l'on trouve chez Dostoïevski.
        Dans la littérature, il n'y a jamais rencontre absolue entre l'œuvre réelle et la littérature en chair et en os. L'œuvre ne rencontre jamais son double enfin donné, et, dans cette mesure, l'œuvre est cette distance, cette distance qu'il y a entre le langage et la littérature, c'est cette espèce d'espace de dédoublement, cet espace du miroir, ce qu'on pourrait appeler le simulacre.
        Il me semble que la littérature, l'être même de la littérature, si on l'interroge sur ce qu'il est, ne pourrait répondre qu'une chose, c'est qu'il n'y a pas d'être de la littérature ; il y a simplement un simulacre, un simulacre qui est tout l'être de la littérature. Et il me semble que l'œuvre de Proust nous montrerait très bien en quoi et comment la littérature est simulacre. À la recherche du temps perdu, on le sait, c'est le récit d'un cheminement qui ne va pas de la vie de Proust jusqu'à l'œuvre de Proust, mais qui va du moment où la vie de Proust — sa vie réelle, sa vie mondaine, etc. — se suspend, s'interrompt, se ferme sur elle-même, et dans la mesure même où la vie se replie sur soi, l'œuvre va pouvoir s'inaugurer et ouvrir son propre espace.
Mais cette vie de Proust, cette vie réelle, elle n'est jamais racontée dans l'œuvre. Et, d'un autre côté, cette œuvre pour laquelle il a suspendu sa vie et décidé d'interrompre sa vie mondaine, cette œuvre n'est jamais donnée non plus, puisque Proust raconte comment, précisément, il va arriver à cette œuvre, à cette œuvre qui devrait commencer à la dernière ligne du livre, mais qui n'est, en réalité, jamais donnée dans son corps propre.
        Si bien que, dans A la recherche du temps perdu, le mot « perdu » a au moins trois significations. D'une part, cela veut dire que le temps de la vie apparaît maintenant comme refermé, lointain, irrécupérable, perdu. Deuxièmement, le temps de l'œuvre, qui précisément n'a plus le temps d'être faite, puisque quand le texte réellement écrit s'achève, l'œuvre n'est pas encore là, le temps de l'œuvre qui n'a pas pu arriver à se faire et qui devait raconter la genèse de l'œuvre, a été en quelque sorte gaspillé à l'avance : non seulement par la vie, mais par le récit que Proust fait de la manière dont il va écrire son œuvre. Et puis, finalement, ce temps sans feu ni lieu, ce temps sans date ni chronologie, qui flotte en pleine dérive, comme perdu entre le langage étouffé de tous les jours, et celui, scintillant, de l'œuvre enfin illuminée, ce temps, c'est celui que nous voyons dans l'œuvre même de Proust, que nous voyons apparaître par fragments, que nous voyons apparaître à la dérive, sans chronologie réelle, c'est un temps qui est perdu et qui ne peut être retrouvé que comme des morceaux d'or, par fragments. Si bien que l'œuvre, chez Proust, l'œuvre n'est jamais elle-même donnée dans la littérature, elle n'est rien d'autre, l'œuvre réelle de Proust, que le projet de faire une œuvre, le projet de faire de la littérature, mais, sans cesse, l'œuvre réelle est retenue au seuil de la littérature. Au moment où le langage réel, qui raconte cette venue de la littérature, va se taire, pour que, enfin, l'œuvre puisse apparaître, dans sa parole souveraine, inévitable, à ce moment-là, l'œuvre réelle s'achève, le temps est terminé, si bien qu'on peut dire qu'en un quatrième sens, le temps a été perdu au moment même où il est retrouvé.
        Vous voyez que dans une œuvre comme celle de Proust, on ne peut pas dire qu'il y a un moment qui soit réellement l'œuvre, on ne peut pas dire qu'il y a un seul moment qui soit réellement la littérature. En fait, tout le langage réel de Proust, tout ce langage, que nous lisons maintenant, et que nous, nous appelons son œuvre, et dont nous disons que c'est de la littérature, en fait, si on se demande ce que c'est, non pas pour nous, mais en soi, on s'aperçoit que ce n'est ni une œuvre ni de la littérature, mais cette espèce d'espace intermédiaire, d'espace virtuel comme celui que l'on peut voir, mais jamais toucher, dans les miroirs, et c'est cet espace de simulacre, qui donne à l'œuvre de Proust son véritable volume.
        Dans cette mesure-là, il faut bien convenir que le projet même de Proust, l'acte littéraire qu'il a accompli lorsqu'il a écrit son œuvre, n'a réellement aucun être assignable, ne peut jamais être situé en un point quelconque ou du langage ou de la littérature ; en fait on ne peut trouver que le simulacre, que le simulacre de la littérature. Et l'importance apparente du temps chez Proust vient tout simplement du fait que le temps proustien, qui est dispersion et flétrissure d'un côté, retour et identité des moments bienheureux de l’autre, ce temps proustien n'est que la projection interne, thématique, dramatisée, racontée, récitée, de cette distance essentielle entre l'œuvre et la littérature, qui constitue, je crois, l'être profond du langage littéraire.
        Donc, si nous avions à caractériser ce que c'est que la littérature, on trouverait cette figure négative de la transgression et de l'interdit, symbolisée par Sade ; cette figure du ressassement, cette image de l’'homme qui descend à la tombe un crucifix à la main, de cet homme qui n'a jamais écrit qu'« outre-tombe » , finalement, donc nous trouverions cette figure de la mort, symbolisée par Chateaubriand ; et puis nous trouverions cette figure du simulacre. Autant de figures, je ne dirais pas négatives, mais sans positivité aucune, et entre lesquelles l'être de la littérature me paraît fondamentalement dispersé et écartelé.
        Mais peut- être nous manque-t-il encore, pour définir ce que c'est que la littérature, quelque chose d'essentiel. En tout cas, il y a quelque chose que nous n'avons pas encore dit, qui est pourtant, historiquement, très important pour savoir ce que c'est que cette forme de langage qui est apparu à partir du XIXe siècle. Il est évident, en effet, que la transgression ne suffit pas à définir totalement la littérature, puisqu'il y avait bien des littératures transgressives avant le XIXe siècle. Il est évident que ce n'est pas non plus le simulacre qui suffit à définir la littérature puisque avant Proust, il y avait quelque chose comme le simulacre, regardez Cervantès, qui écrit le simulacre d'un roman, regardez également Diderot, avec Jacques le Fataliste. Dans tous ces textes, on trouve cet espace virtuel dans lequel il n'y a ni littérature ni œuvre, et où pourtant il y a perpétuellement échange entre l'œuvre et la littérature.
        « Ah, si j'étais romancier, dit Jacques le Fataliste à son maître, ce que je vous raconte serait beaucoup plus beau que la réalité que je vous narre ; si je voulais embellir tout ce que je vous raconte, vous verriez comme, à ce moment-là, ce serait de la belle littérature, et je ne peux pas, je ne fais pas de la littérature, je suis obligé de vous raconter ce qui est…» Et c'est dans ce simulacre de littérature, dans ce simulacre de refus de littérature que Diderot écrit un roman qui est, au fond, le simulacre d'un roman. En fait, ce problème du simulacre, par exemple chez Diderot et dans la littérature à partir du xrxe siècle, est important pour nous introduire à ce qui me paraît central dans le fait de la littérature. Dans Jacques le Fataliste, en effet, vous savez que l'histoire se déploie à plusieurs niveaux. D'une part, le niveau numéro un est le récit, par Diderot, du voyage et des six dialogues entre Jacques, dit le Fataliste, et son maître. Puis ce récit de Diderot est interrompu par le fait que Jacques, en quelque sorte, prend la parole à la place de Diderot, et se met à raconter ses amours. Et puis, le récit des amours de Jacques est à nouveau interrompu, il est interrompu par un récit de troisième niveau, par une série de récits de troisième niveau, où l'on voit, par exemple, les hôtesses, ou le capitaine, etc., raconter leurs propres histoires. Et ainsi, nous avons à l'intérieur du récit toute une épaisseur de récits qui s'emboîtent comme des poupées japonaises, et c'est cela qui constitue le pastiche du roman d'aventure qu'est Jacques Je Fataliste.
        Mais ce qui est important, ce qui me paraît tout à fait caractéristique, ce n'est pas seulement cet emboîtement des récits les uns dans les autres, que le fait qu'à chaque instant, Diderot, en quelque sorte, fait sauter le récit en arrière, et impose, en tout cas, à ces récits qui s'emboîtent, des sortes de figures rétrogrades qui amènent sans cesse vers une espèce de réalité, de réalité du langage neutre, du langage premier, qui serait le langage de tous les jours, le langage de Diderot lui-même, le langage même des lecteurs.
        Et ces figures rétrogrades sont de trois sortes. Il y a d'abord les réactions des personnages du récit emboîtant, qui, à chaque instant, interrompent le récit qu'ils entendent ; puis, deuxièmement, vous avez les personnages que l'on voit apparaître dans un récit emboîté — à un moment donné, l'hôtesse raconte l'histoire de quelqu'un qu'on ne voit pas, il est simplement logé là, virtuellement, dans ce récit, et puis, voilà que brusquement, dans le récit de Diderot, on voit surgir ce personnage réel, alors qu'en réalité, il n'avait de statut qu'emboîté à l'intérieur du récit fait par l'hôtesse. Puis, troisième figure, à chaque instant, Diderot se tourne vers son lecteur, pour lui dire « Ce que je vous raconte, vous devez trouver cela extraordinaire, mais c'est comme cela que les choses se sont passées ; bien sûr, cette aventure, elle n'est pas conforme aux règles de la littérature, elle n'est pas conforme aux règles des récits bien faits, mais je ne suis pas le maître de mes personnages, ils me débordent, ils sont arrivés dans mon horizon avec leur passé, avec leurs aventures, avec leurs énigmes, je ne fais que vous raconter les choses telles qu'elles se sont effectivement passées... » Ainsi, du cœur le plus enveloppé, le plus indirect du récit, jusqu'à une réalité qui est contemporaine, antérieure même à l'écriture, Diderot ne fait pas autre chose que de se décrocher, en quelque sorte, lui-même, à l'égard de sa propre littérature. Il s'agit à chaque instant de montrer que, en fait, tout cela, ce n'est pas de la littérature, et qu'il y a un langage immédiat et premier, le seul qui soit solide, et sur lequel se trouvent bâtis, arbitrairement et pour le plaisir, les récits eux-mêmes.
        Cette structure, c'est une structure qui est caractéristique de Diderot, mais qu'on trouve également chez Cervantès, et dans infiniment de récits allant du XVIe au XVIIIe siècle. Pour la littérature, c'est-à-dire pour cette forme de langage qui s'inaugure au siècle, des jeux comme ceux de Jacques le Fataliste, dont je viens de vous parler, ne sont, en réalité, que des plaisanteries.
        Quand Joyce, par exemple, s'amuse à faire un roman qui est, si vous voulez, entièrement bâti sur l'Odyssée, il ne fait pas du tout comme Diderot, lorsqu'il bâtit un roman sur le modèle du roman picaresque ; en fait, quand Joyce répète Ulysse, il répète pour qu'en ce pli du langage, répété sur lui- même, quelque chose apparaisse, qui ne soit pas comme chez Diderot le langage de tous les jours, mais quelque chose qui soit comme la naissance même de la littérature. C'est-à-dire que Joyce fait en sorte que, à l'intérieur de son récit, à l'intérieur de ses phrases, des mots qu'il emploie, de ce récit infini de la journée d'un homme comme tout le monde dans une ville comme tout le monde, quelque chose se creuse, qui soit à la fois l'absence de la littérature, et son imminence, qui soit le fait qu'elle est là, la littérature, absolument, et elle est là absolument parce qu'il s'agit d'Ulysse, mais en même temps dans la distance, en quelque sorte, si vous voulez, au plus proche de son éloignement.
        De là, sans doute, cette configuration qui est essentielle à l'Ulysse de Joyce : d'une part les figures circulaires, le cercle du temps qui va du matin jusqu'au soir de la journée, puis le cercle de l'espace, qui fait le tour de la ville, avec la promenade du personnage. Puis, en dehors de ces figures circulaires, vous avez une sorte de rapport perpendiculaire et virtuel, un rapport point par point, un rapport bi-univoque entre chaque épisode de l'Ulysse de Joyce et chaque aventure de l'Odyssée. Et par cette référence, à chaque instant, les aventures du personnage de Joyce ne sont pas doublées et surimpressionnées, elles sont au contraire creusées par cette présence absente du personnage de l'Odyssée, qui est, lui, le détenteur, mais le détenteur absolument lointain, jamais accessible, de la littérature.
        Peut-être pourrait-on dire, pour résumer tout ceci, que l'œuvre du langage, à l'époque classique, n'était pas vraiment de la littérature. Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas dire que Jacques Le Fataliste, ou Cervantès, pourquoi est-ce qu'on ne peut pas dire que Racine c'est de la littérature, ou Corneille, ou Euripide, sauf pour nous bien sûr, dans la mesure où nous l'intégrons à notre langage ? Pourquoi est-ce que, à ce moment-là, le rapport de Diderot à son propre langage n'était pas ce rapport littéraire dont je vous ai parlé à l'instant ?
        Il me semble qu'on pourrait dire ceci : à l'époque classique, en tout cas à la fin du siècle, toute œuvre de langage existait en fonction d'un certain langage muet et primitif, que l'œuvre était chargée de restituer. Ce langage muet était en quelque sorte le fonds initial, le fonds absolu sur lequel toute œuvre venait ensuite se détacher, et à l'intérieur duquel elle venait se loger. Ce langage muet, ce langage d'avant les langages, c'était la parole de Dieu, c'était la vérité, c'était le modèle, c'étaient les Anciens, c'était la bible, en donnant au mot même de bible son sens absolu, c'est-à-dire son sens commun. Il y avait une sorte de livre préalable, qui était la vérité, qui était la nature, qui était la parole de Dieu, et qui cachait, en quelque sorte en lui, et qui prononçait, en même temps, toute la vérité.
        Et ce langage souverain et retenu était tel que, d'une part, tout autre langage, tout langage humain, quand il voulait être une œuvre, devait tout simplement le retraduire, le retranscrire, le répéter, le restituer. Mais d'un autre côté, ce langage de Dieu, ou ce langage de la nature, ou ce langage de la vérité, était, pourtant, caché. Il était le fondement de tout dévoilement, et pourtant, il était lui- même caché, il ne pouvait pas être transcrit directement. De là la nécessité de ces glissements, de ces torsions de mots, tout ce système que l'on appelle précisément la rhétorique. Après tout, les métaphores, les métonymies, les synecdoques, etc., qu'est-ce que c'était, sinon l'effort pour, avec des mots humains, qui sont obscurs et cachés à eux-mêmes, retrouver, par un jeu d'ouvertures et comme par des chicanes, retrouver ce langage muet que l'œuvre avait pour sens et pour tâche de restituer et de restaurer.

David Dalla Venezia, 2008
Autrement dit, entre un langage bavard, qui ne disait rien, et un langage absolu, qui disait tout, mais ne montrait rien, il fallait bien qu'il y eût un langage intermédiaire, un langage intermédiaire qui ramenait du langage bavard au langage muet de la nature et de Dieu — précisément le langage littéraire. Si nous appelons signes, avec Berkeley, avec les philosophes du XVIIIe siècle, cela même qui était dit par la nature ou par Dieu, on peut dire ceci, tout simplement, que l'œuvre classique se caractérise par le fait qu'il s'agissait, par un jeu de figures, qui étaient les figures de la rhétorique, de ramener l'épaisseur, l'opacité, l'obscurité du langage à la transparence, à la luminosité même des signes.
        Au contraire, la littérature, elle, a commencé lorsque s'est tu, pour le monde occidental, pour une partie du monde occidental, ce langage qui n'avait cessé d'être entendu, d'être perçu, d'être supposé pendant des millénaires. A partir du XIXe siècle, on cesse d'être à l'écoute de cette première parole, et, à sa place, se fait entendre, l'infini du murmure, l'amoncellement des paroles déjà dites ; dans ces conditions-là, l'œuvre n'a plus à prendre corps dans ces figures de la rhétorique, qui vaudraient comme signes d'un langage muet, absolu ; l'œuvre n'a plus à parler que comme un langage qui répète ce qui a été dit et qui, par la force de sa répétition, à la fois efface tout ce qui a été dit, et l'approche au plus près de soi, pour ressaisir l'essence de la littérature.
        On peut dire, si vous voulez, que la littérature a commencé le jour où s'est substitué à l'espace de la rhétorique quelque chose que l'on pourrait appe1er le volume du livre. Il est d'ailleurs très curieux de constater que le livre n'est devenu un événement dans l'être de la littérature que fort tard. C'est quatre siècles après le moment où il a été réellement, techniquement, matériellement inventé, que le livre a pris statut dans la littérature ; et le livre de Mallarmé, c'est le premier livre de la littérature, le livre de Mallarmé, ce projet fondamentalement échoué, ce projet qui ne pouvait pas ne pas échouer, est, si vous voulez, l'incidence de la réussite de Gutenberg sur la littérature. Le livre de Mallarmé, qui veut répéter et anéantir en même temps tous les autres livres, un livre qui, en sa blancheur, frôle l'être définitivement échappé de la littérature, répond à ce grand livre muet, mais plein de signes, que l'œuvre classique essayait de recopier, essayait de représenter. Le livre de Mallarmé répond à ce grand livre, mais, en même temps, il se substitue à lui : il est le constat de sa disparition.
        On comprend pourquoi, maintenant, dans ses prestiges, et non seulement dans ses prestiges, mais dans son essence, d'une part, l'œuvre classique n'était pas autre chose qu'une re-présentation, car elle avait à re-présenter un langage qui était déjà fait, et c'est pourquoi au fond, l'essence même de l'œuvre classique, on la trouve toujours, que ce soit chez Shakespeare ou chez Racine, au théâtre, car on est dans le monde de la représentation ; et, inversement, l'essence de la littérature, au sens strict du terme, à partir du XIXe siècle, ce n'est pas dans le théâtre qu'on va la trouver, c'est précisément dans le livre.
        Et c'est finalement dans ce livre, ce livre meurtrier de tous les autres livres, et en même temps assumant en lui le projet, toujours déçu, de faire de la littérature, c'est finalement dans ce livre que la littérature trouve et fonde son être. Si le livre existait, et avec une réalité très dense, depuis des siècles, avant cette invention de la littérature, il n'était pas, en réalité, le lieu de la littérature : il n'était qu'une occasion matérielle de faire passer du langage. La meilleure preuve, c'est que Jacques le Fataliste échappait ou cherchait à échapper, sans cesse, à la sorcellerie des livres d'aventures, par ces sauts en arrière dont nous avons parlé ; de même don Quichotte et Cervantès.
        Mais, en fait, si la littérature accomplit son être dans le livre, elle n'accueille pas placidement l'essence du livre — d 'ailleurs le livre, en réalité, n'a pas d'essence, il n'a pas d'essence hors de ce qu'il contient —, c'est pourquoi la littérature sera toujours le simulacre du livre ; elle fait comme si elle était un livre, elle fait semblant d'être une série de livres. C'est pourquoi, également, elle ne peut s'accomplir que par l'agression et la violence contre tous les autres livres ; bien plus, par l'agression et la violence contre l'essence plastique, dérisoire, féminine du livre. La littérature est transgression, la littérature, c'est la virilité du langage contre la féminité du livre ; mais que peut-elle être finalement, sinon un livre parmi tous les autres, un livre avec tous les autres, dans l'espace linéaire de la bibliothèque ? Que peut être la littérature sinon, précisément, une frêle existence posthume du langage ? C'est pourquoi il ne lui est pas possible, à cette littérature, maintenant que tout son être est dans le livre, il ne lui est pas possible de ne pas être, finalement, d'outre-tombe.
Ainsi, dans cette seule épaisseur, ouverte et fermée du livre, en ces feuillets qui sont à la fois blancs et couverts de signes, en ce volume unique, car chaque livre est unique, et semblable à tous car tous les livres se ressemblent, ce qui se recueille, c'est quelque chose comme l'être même de la littérature. La littérature qu'il ne faut comprendre ni comme le langage de l'homme, ni comme la parole de Dieu, ni comme le langage de la nature, ni comme le langage du cœur ou du silence ; la littérature, c'est un langage transgressif, c'est un langage mortel, répétitif, redoublé, le langage du livre même. Dans la littérature, il n'y a qu'un sujet qui parle, un seul parle, et c'est le livre, cette chose que Cervantès, vous vous souvenez, avait tellement voulu brûler, le livre, cette chose dont Diderot avait voulu, dans Jacques le Fataliste, si souvent s'échapper, le livre, cette chose dans laquelle Sade a été, vous le savez, enfermé, et dans laquelle nous autres, nous sommes aussi, enfermés.

Michel Foucault, "Littérature et langage" conférence prononcée en décembre 1964, faculté de Bruxelles, in Michel Foucault, La grande étrangère, à propos de la littérature, EHSS, "audiographie" (pp.  75-104)
 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 






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